Mort de George Harrison, un sage parmi les Beatles Le chanteur et guitariste britannique est mort des suites d'un cancer le 29 novembre à Los Angeles. Il était âgé de 58 ans. De nature réservée, il dut se battre pour s'affirmer en tant que compositeur face à Lennon et McCartney. Comme les Marx Brothers avant eux (John Lennon était un grand admirateur de Groucho), les Beatles s'étaient soigneusement réparti les rôles dès le début de leur ascension : John était l'écorché vif, Paul le playboy, Ringo le rigolo. A George revenait le personnage du sage, élément stabilisateur de la bande, jamais un mot plus haut que l'autre, attribution d'autant plus curieuse qu'il en était le benjamin.

Cette image qui convenait finalement à son caractère réservé aura d'abord desservi Harrison (sa timidité l'empêchera longtemps de s'imposer face au tandem infernal Lennon-McCartney), avant de l'aider à surmonter sans doute mieux que les autres le trauma de la séparation du groupe : John et Paul déprimeront, Ringo s'abîmera dans l'alcoolisme, lui trouvera refuge dans un ermitage mystique, qu'il n'aura que rarement quitté jusqu'à sa mort, à l'âge de 58 ans, survenue le jeudi 29 novembre à Los Angeles. Une photographie ancienne le présente gamin, à l'étroit dans son pull-over, terriblement appliqué sur son manche de guitare.

Face au génie naturel de Lennon-McCartney, Harrison, pourtant cancre à l'école, incarne les valeurs du travail, de l'abnégation, du mérite. Ce fils d'un chauffeur de bus, né le 25 février 1943 à Liverpool, profite d'abord de l'esprit plutôt permissif de ses parents pour monter son premier groupe, les Rebels, à l'âge de treize ans. C'est aussi dans un bus qu'il se lie d'amitié avec Paul McCartney. Parrainé par son aîné, il devra gagner sa place au sein d'un ensemble de skiffle (style folk alors en vogue en Grande-Bretagne), les Quarry Men, fondé par un garçon tempétueux qui l'impressionne énormément, John Lennon. Là, il fait ses gammes à l'écoute des disques country de Chet Atkins, ou rockabilly, de Carl Perkins et Duane Eddy.

La suite, connue, appartient à l'histoire de la culture populaire du XXe siècle. Des quatre, c'est sans doute Harrison qui vivra le plus mal l'odyssée de la beatlemania, période de vexations pour lui. Alors qu'on l'entendait chanter dans les clubs de Hambourg, ville portuaire où, mineur, il fréquente la rude école de la vie au contact de marins saouls et de prostituées, le producteur des Beatles, George Martin, jugera sa voix trop faible et le découragera. Il devra souvent se contenter des miettes, c'est-à-dire les reprises (Chains, Everybody's Trying To Be My Baby, Roll Over Beethoven) et les chœurs.

Pis, Lennon et McCartney n'accueilleront qu'avec une extrême parcimonie ses compositions – les premières, Don't Bother Me, I Need You, You Like Me Too Much, d'une touchante naïveté, ne pouvant effectivement rivaliser avec les leurs. Enfin, ses parties de guitare seront souvent étouffées, au mixage, par le jeu brouillon de Lennon. Travailleur acharné, George ne cesse pourtant de progresser comme instrumentiste, trouvant son originalité dans un style économe et mélodique, et comme compositeur. Sa première chanson vraiment réussie est If I Needed Someone, dans l'album Rubber Soul (1965). Le motif orientalisant témoigne qu'à cette date son regard est déjà tourné vers l'Inde, qu'il découvre musicalement grâce à son amitié avec Ravi Shankar, puis, spirituellement, dans les stages de méditation transcendentale du Maharishi Yogi. Il introduit, avant les Byrds et les Rolling Stones, le sitar dans la pop en signant l'introduction de Norwegian Wood, puis écrit des airs inspirés du raga, Love You To et Within You Without You.

Son intérêt pour le sous-continent le conduira à organiser, en 1971, le premier concert humanitaire du rock, en faveur du Bangladesh victime de la famine, lors de deux soirées au Madison Square Garden de New York. Un rendez-vous musical de premier ordre (Bob Dylan y fait son retour sur scène), mais inefficace : la plus grande partie de la recette n'arrivera jamais à destination, bloquée par le fisc américain, qui épluche alors les comptes d'Apple, la société créée par les Beatles. En 1981, elle sera enfin versée à l'Unicef.

Ayant acquis de l'assurance, Harrison livre quelques classiques des Beatles, While My Guitar Gently Weeps pour l'album blanc, Something ("la plus belle chanson d'amour du XXe siècle", selon Frank Sinatra qui l'interprète) et Here Comes The Sun pour Abbey Road. Sa frustration ne fait que grandir à mesure qu'il supporte de plus en plus mal l'omnipotence de McCartney : les quotas entre compositeurs, qui lui sont défavorables, l'obligent à tellement thésauriser qu'il publiera un triple album, All Things Must Pass, peu après la séparation des Beatles, en 1970. Celle-ci libère, dans un premier temps, sa puissance créatrice, stimulée par la fréquentation de Bob Dylan et d'Eric Clapton. Après deux albums de musique expérimentale (Wonderwall Music et Electronic Sounds), que l'on qualifiera charitablement de curiosités, All Things Must Pass, produit par Phil Spector, est son sommet artistique. Une œuvre dotée d'une bien étrange pochette, puisqu'on le voit poser, barbe et cheveux proéminents, en compagnie de nains de jardin. Cette éclatante réussite est, hélas !, entachée en 1976, par une affaire de plagiat dans laquelle Harrison est condamné : son tube Hare Krishna, My Sweet Lord, s'avère être un décalque de He's So Fine, une chanson interprétée en 1963 par le groupe doo-wop féminin The Chiffons.

Les malheurs de Harrison continuent puisque son meilleur ami, Eric Clapton, lui ravit sa femme, Patti, après lui avoir secrètement dédié Layla, hymne rongé par la culpabilité et le remords. Après All Things Must Pass, les disques de Harrison, édités sur son label Dark Horse Records, seront au mieux plaisants (33 & 1/3, en 1976, George Harrison, en 1979). L'inspiration semble s'être dramatiquement tarie au point qu'il se consacre de moins en moins à la musique. Sa terreur des tournées, qui l'empêche de faire vivre son répertoire, n'arrange rien. Il est alors absorbé par ses activités de producteur de cinéma avec sa compagnie Handmade Films (qui financera des films de ses amis les Monty Python, et l'indigent Shanghai Surprise, avec Sean Penn et Madonna).

Avec autodérision, Harrison fera une apparition dans le téléfilm All You Need is Cash, pochade hilarante, qui met en scène une formation fantoche, les Rutles, parodie de son ancien groupe. A l'écart du vedettariat, il cultive désormais ses deux passions, la formule 1 et le jardinage, et publie en 1979 ses mémoires, I Me Mine. Son retour au premier plan passera par des collaborations amicales. D'abord avec Jeff Lynne, le démiurge d'Electric Light Orchestra, un fan fétichiste des Beatles, qui lui offre un écrin idéal pour l'album Cloud Nine, en 1987. Plus de quinze ans après la séparation des Beatles, Harrison trône à nouveau au sommet des hit-parades grâce au single Got My Mind Set On You. Il joint ensuite une joyeuse assemblée de vétérans, les Traveling Wilburys, regroupant Dylan, Lynne, Roy Orbison et Tom Petty, pour laquelle il écrira un nouveau tube, Handle With Care. Les Japonais auront le rare privilège de l'entendre sur scène interpréter My Sweet Lord et Something.

Va-t-il renouer le contact avec ses anciens condisciples, fantasme récurrent des années 1970 ? L'assassinat de Lennon, le 8 décembre 1980, auquel il dédiera le poignant All Those Years Ago, sonne logiquement le glas de toute reformation. Harrison a d'ailleurs ce mot qui semble clore toute discussion : "Les Beatles ne se reformeront pas tant que John Lennon sera mort." Cette position sensée sera ébranlée par la gigantesque opération Anthology, à laquelle Harrison participe activement. Il se prête à des interviews filmées pour la série vidéo et rassemble ses souvenirs pour l'autobiographie des Fab Four. Les trois Beatles se retrouvent en studio, avec la voix post mortem de Lennon, pour deux chansons (Free as a Bird et Real Love), produites par Lynne, qui ne grandiront pas leur légende.

Harrison constatera à ses dépens qu'on ne s'affranchit pas facilement de la beatlemania. Le 30 décembre 2000, un déséquilibré confondant les Beatles avec des "sorciers" s'introduit dans son manoir de l'Oxfordshire et lui assène plusieurs coups de couteau. Harrison s'en sort pour constater avec humour que le déséquilibré avait agit "ni pour cambrioler ni pour une audition d'embauche dans les Traveling Wilburys". Huit ans auparavant, un fan américain transi avait été arrêté dans sa résidence avant qu'il ne passe à l'action. Dans le livre Anthology, le taciturne George, qui aspirait avant tout à la tranquillité, livrait, de loin, les réflexions les plus clairvoyantes sur le phénomène Beatles. Notamment celle-ci : "On était normaux, mais le reste du monde était fou." Bruno Lesprit