La campagne ratée

 

Ce soir-là, le candidat est en noir. Comme la nuit, assortie à l'imperméable. Il est seul. Il marche comme s'il ne voyait pas les photographes. Lionel Jospin vient d'expliquer aux Français - par fax ! - qu'il est candidat à l'élection présidentielle. Il descend la rue du Regard jusqu'à celle du Cherche-Midi, tourne à droite, puis à gauche, pour rejoindre à pied le Musée d'Orsay, où les parlementaires socialistes l'attendent pour fêter la fin de la session. Pour tenter de donner un peu de vie à cette sortie de domicile et à cette entrée en campagne, les photographes tentent la "photo en mouvement", comme ils disent, et abandonnent leurs flashes. Leurs clichés ressemblent à ceux que les paparazzis palermitains ont pris du couple Jospin, à travers les feuillages, en mai, quelques jours après la défaite. Comme si, au fond, Lionel Jospin était parti en campagne en cachette. Subrepticement.

"Je suis plutôt content d'entrer dans cette rencontre avec les Français", lâche Lionel Jospin, ce 20 février, devant son immeuble. "Plutôt" content. Dans sa lettre, il a énuméré les cinq France - "active, sûre, juste, moderne et forte" - que Jacques Séguéla veut décliner plus tard en "séquences". Assez vite, pourtant, le publicitaire s'arrête d'égrener les messages. Il ne garde que deux France. Plus personne, en effet, n'y comprenait rien. Le ministre de la ville lui-même, Claude Bartolone, qui parle toujours sans notes, est obligé d'écrire les cinq adjectifs, dans l'ordre, sur une antisèche qu'il cache sous son pupitre, pendant les meetings. C'est dire.

Tout commence un an plus tôt. Un jour du printemps 2001, lors d'une de leurs conversations quotidiennes, Olivier Schrameck, directeur du cabinet du premier ministre, glisse à Lionel Jospin : "J'aimerais bien raconter ces cinq ans à Matignon, nos rapports avec l'Elysée, de l'intérieur. Ça me paraît important. Mais je ne poursuivrais cette idée que si vous en êtes d'accord." Au terme de la conversation, le chef du gouvernement, un peu surpris, accepte. En octobre, Matignon rive gauche, 1997-2001 (Seuil) explique que le premier ministre est "le mieux placé" pour mettre fin au "pire des régimes pour notre pays", la cohabitation. S'il voulait reculer, Lionel Jospin ne peut plus. Ce livre lui a tordu le bras.

Lionel Jospin se convainc lui-même à haute voix, régulièrement, devant ses proches. "Je ne veux pas être candidat pour le bonheur d'être candidat. Je l'ai déjà été en 1995. Les campagnes, je connais." Il n'y a pas pour lui de "logique impérieuse", mais il est le plus à même de couper court à l'ère Chirac et d'éviter aux Français une nouvelle "épreuve", explique-t-il. C'est sa ligne de campagne. Du coup, il n'est pas très pressé. Au mois de juin, le futur candidat, son épouse Sylviane, Pierre Moscovici et Jean-Christophe Cambadélis se retrouvent chez Marie-France Lavarini, une fidèle qui sera chargée six mois plus tard de la communication.

"Il faut s'organiser, dit Jospin.

- Il faudrait en parler aux autres", répond "Camba".

Lionel Jospin ne répond pas. De sa campagne, il ne dit rien.

Comment faire ? Avec qui ? Ne faut-il pas quitter Matignon ? Dès avant l'été, Jacques Séguéla, Yves Colmou, Pierre Moscovici sont pour. La "religion" d'Olivier Schrameck n'est pas faite, mais il n'y est pas hostile. Le ministre des affaires européennes adresse une note, en juillet, au futur candidat. "Il faut que tu quittes Matignon au début de l'année prochaine, lui conseille "Mosco", en plaidant pour un intérim. Il faut que tu expliques la campagne aux Français. Ils comprendront très bien qu'il ne s'agit pas d'un abandon de poste. Il faut aussi quelques personnes qui réfléchiront en sillonnant la France, en activant les réseaux, en prenant des idées un peu partout." En fait de quelques personnes, le ministre pense surtout à lui : s'il est directeur de campagne, il veut quitter le Quai. Il aura besoin de temps.

La réponse ne vient que le 1er novembre, au pavillon de la Lanterne, la résidence du parc de Versailles réservée aux premiers ministres. Lionel Jospin demande à "Mosco" de s'occuper du "projet". Jean Glavany - son ennemi juré - dirigera la campagne. Lot de consolation, "Mosco" prépare le débat du second tour, pièce essentielle aux yeux du candidat. C'est là qu'il veut se payer l'"Autre", Jacques Chirac - sa médiocrité, ses coups bas, son attentisme, ses manœuvres pour échapper à la justice. Il ne veut pas d'un débat amical comme en 1995, où il avait rangé dans sa poche, sans s'en servir, les petites fiches préparées par le député du Doubs, et avait été jusqu'à proposer une de ses cravates à son rival. "Tout devra être dit", lâche le futur candidat.

- "L'expérience montre qu'il faut plutôt parler aux Français que taper le bonhomme, plaide "Mosco".

- Tout devra être dit", répète Lionel Jospin. Puis, avant de se séparer, il répète à nouveau : "Tu t'occupes du projet, mais tu ne le dis pas."

Voilà pour Jacques Chirac. Avec la gauche plurielle - sa chose, sa création - en revanche, Lionel Jospin se veut magnanime. Il a reçu Robert Hue, puis Noël Mamère, en compagnie de François Hollande, dans le pavillon de musique de Matignon, pour s'assurer qu'ils joueront le jeu : c'est oui. Il garde pour Jean-Pierre Chevènement une indulgence coupable. En revanche, dès novembre 2001, Lionel Jospin fait savoir à Jean-Michel Baylet que la candidature de Christiane Taubira ne lui agrée pas franchement. François Hollande tente de persuader le président du PRG, en échange d'un bon accord pour les élections législatives. Puis Jean-Marc Ayrault demande à la députée de Guyane de reprendre sa démission, encore officieuse, du groupe socialiste à l'Assemblée nationale. Peine perdue. Les militants investissent massivement la bouillonnante députée de Guyane qui les ravit autant qu'elle exaspère les notables du parti. Le 2 mars, lors d'un déjeuner, avant le match de rugby France-Angleterre, l'ancien élu de Cintegabelle propose au sénateur du Tarn-et-Garonne de donner à Mme Taubira un beau rôle - un porte-parolat - dans sa propre campagne, Il est trop tard. La candidate radicale le confirme plus tard, devant le bureau politique de son parti : "Je monterai sur l'échafaud sans baisser les yeux."

Les socialistes savent aussi que, pour rassembler la gauche au second tour, il ne serait pas mauvais d'aider Olivier Besancenot à obtenir ses cinq cents signatures. Entre Bruno Le Roux, responsable des élections au PS, et François Sabado, de la Ligue, le scénario est soigneusement mis au point. Au mois de mars, les militants d'extrême gauche écument les mairies de France. Lorsqu'ils rencontrent une oreille socialiste attentive, mais que le maire s'abrite derrière la direction nationale, François Sabado ou les missionnaires de la LCR composent le numéro de portable de Bruno Le Roux, qui donne, en direct, son feu vert à l'élu hésitant.

Quand Jacques Chirac annonce sa candidature, le 11 février, à Avignon, les socialistes se moquent : "Trop tôt !" Quand il rend public son "Engagement pour la France", trois jours avant les socialistes, ils rigolent : "Il n'a même pas eu le courage de présenter lui-même son projet !" Le sujet du jour, à l'Atelier, c'est le traitement de la "sondophorie", ce mal d'optimisme qui touche les socialistes et pour lequel il a fallu créer un néologisme. Du moins jusqu'au 10 mars, où Lionel Jospin revient d'un meeting à la Réunion. Sollicité par des journalistes, il se lève pour les retrouver au fond de la carlingue. Sylviane lui glisse : "Fais attention ! Tu sais bien que, en campagne présidentielle, rien n'est "off"." Son mari explique qu'il trouve Jacques Chirac "vieilli, usé, fatigué". Cela peut être réécrit, confirme Yves Colmou. La formule fait la "une" de la presse du lundi matin. Le candidat socialiste ne comprend pas l'émotion. Qu'a-t-il dit que les Français ne pensent tout bas ? "Pas très grave", juge Jean Glavany au téléphone. François Hollande, en revanche, fait d'Yves Colmou le bouc émissaire de l'affaire. Mais s'en prend aussi, en coulisses, à Lionel Jospin. "S'il avait pris l'habitude de parler aux journalistes, depuis cinq ans qu'il est à Matignon, il manierait l'usage du "off". Quand on ne parle jamais, voilà ce qui arrive".

A l'Atelier, l'ambiance devient invivable. Glavany et "Mosco" mènent chacun campagne dans leur coin. François Hollande comprend vite que, s'il veut se faire entendre, il doit quitter la rue de Solferino pour rejoindre la rue Saint-Martin. La direction est tricéphale. Laurent Fabius ne hausse jamais le ton, mais le conseiller spécial intervient sur chaque sujet, en sage ou en comptable, n'oubliant jamais qu'une caméra de télévision consigne chacune des interventions, comme dans un JO de campagne. Chacun s'inquiète, mais personne ne dit rien. Comment parler à un candidat surmené par des "déplacements thématiques" d'un ennui inégalé, déprimé, au fond, qu'il faille attendre le second tour pour "se payer" Chirac ? Plus personne n'a vraiment la main. Quant aux ministres, ils sont cantonnés au rôle de figurants. Et les plus populaires s'impatientent.

DIMANCHE 3 mars, Bernard Kouchner reçoit à dîner Daniel Cohn-Bendit, rue Guynemer. Le ministre de la santé s'énerve. " J'en ai marre. Au moins Mitterrand, il nous écoutait. Lui, il ne nous demande rien. Les 35 heures dans les hôpitaux, ça ne marche pas, mais on ne peut pas le voir pour lui parler. De toute façon, tout ce que je pense, tout ce que je représente, il déteste. Quand je suis revenu du Kosovo, j'ai été reçu par une sous-direction du sous-directeur du Quai d'Orsay. Si ça continue, je vais retravailler pour Les Coriaces"- la série de campagne présidentielle de son ami Marc-Antoine Burnier, dans Libération. Le lendemain, "Dany" téléphone à Jacques Séguéla :

"Vous devriez utiliser Bernard.

- Je suis d'accord avec toi. J'en ai parlé plusieurs fois avec Lionel, mais c'est plus fort que lui. Il le note, mais il n'appelle pas", répond Séguéla.

Mardi matin 16 avril, cinq jours avant le premier tour, François Hollande et Jean-Christophe Cambadélis retrouvent Lionel Jospin à Matignon. L'ex-numéro deux du PS prépare son opération "Tempêtes plurielles", qu'il doit lancer entre les deux tours avec ses partenaires de la gauche. Le premier ministre l'écoute l'air préoccupé. Les derniers sondages le donnent à 16 %. Il sait que, si son score est trop mauvais, il risque d'être sérieusement affaibli pour le second tour.

"On ne sait pas où on est, on ne sait pas ce que pensent les Français. Jospin se tourne vers "Camba".

- Toi qui connais bien le Front, tu les vois où ?

- Ils font une bonne campagne. Ils sont intégrés par les élites. Le Pen se met en position d'être le vote-sanction de Chirac, donc il sera haut. Chirac sera bas, nous aussi.

- Ça se jouera aux alentours de 18 %. Le Pen ne sera pas très loin.

- Tu le vois devant ?, demande Jospin.

- Non", répond "Camba".

Lionel Jospin se lance alors dans un long monologue."Il est possible que les Français ne me souhaitent pas. De toute façon, si Chirac gagne, ça se retournera très vite, car l'équipe de la droite, je la connais. Elle est inexistante, en tout cas faible. Elle ne raisonne que dans l'instant, et donc elle perdra. Ce sera alors à vous, dans cinq ans, de créer la victoire de la gauche."

Bien sûr, il parle de la défaite du 5 mai. Il ne sait pas qu'il n'aura que cinq jours à attendre. Voilà pourquoi, le 21 avril, au fond, il est presque soulagé. Si calme. Lionel Jospin n'aimait ni les pantomimes de Jacques Chirac ni les illusions mitterrandiennes. Il déteste la dramaturgie et le symbolisme. Il accepte une mini-chaîne et une machine à café pour sa maison de l'île de Ré, mais supplie ses ministres de ne pas lui offrir de bouquets. Ni fleurs ni couronnes. Aux fans ou aux curieux qui cherchent sa trace sur Internet, l'adresse Lionel Jospin. net offre en page d'accueil l'annonce suivante : "Le contenu du site Lionel Jospin.net n'a pas été réactualisé depuis le 3 mai. Vous pouvez désormais poursuivre l'aventure politique commune à travers trois sites, celui du PS, Vous-et-moi.net, et celui de la "section virtuelle du PS"". C'est sec comme un avis de disparition.

Ariane Chemin

Le spleen des ministres

Après avoir œuvré au sein du gouvernement Jospin, ils ont été frustrés de ne pas pouvoir mettre en avant leur bilan au cours de la campagne présidentielle.

Bernard Kouchner a préféré partir en Corse et s'atteler à la rédaction d'un livre sur la France vue du Kosovo. Jean-Luc Mélenchon cherche à "réinventer" les "centaines de gestes de la vie quotidienne", quelque peu oubliés du temps où il s'activait, lui aussi, au gouvernement. Claude Bartolone, hier chargé du ministère de la ville, reçoit désormais dans sa minuscule mairie du Pré-Saint-Gervais, en Seine-Saint-Denis. Comme Ségolène Royal, Elisabeth Guigou et quelques autres, il vante les vertus thérapeutiques du "terrain" et se consacre, vaille que vaille, aux prochaines législatives. Quant à Jean Glavany, qui avait délaissé l'agriculture pour diriger l'équipe électorale du candidat Jospin, il a repris le chemin des Hautes-Pyrénées, à bonne distance d'une capitale devenue impitoyable à son égard. Sa trajectoire le rend ironique, et un brin cruel envers lui-même : "Je n'ai cessé de rétrograder : j'ai été ministre, directeur de campagne et maintenant laboureur de campagne."

Y a-t-il une vie après l'échec ? Les "ex" voudraient s'en persuader. A chacun sa manière de rebondir ou d'essayer. A chacun sa façon de positiver ou de faire semblant. Reste que la défaite de celui qu'ils appellent encore "Lionel" ou plus sèchement "Jospin" a été vécue comme un "choc terrible" (Mme Guigou), voire un "coup d'enclume sur la tête" (M. Mélenchon), dont ils tardent à se remettre. Le scrutin a venir n'y change rien : l'amertume menace, les rancunes se font plus vives.

Le traumatisme est d'autant plus profond, dans un PS malmené, qu'il se nourrit d'un sentiment d'injustice et de "gâchis" au regard des efforts fournis de 1997 à 2002. "Nous avons beaucoup travaillé", assure M. Kouchner tout en confiant en avoir "gros sur la patate". "Notre bilan restera l'un des plus positifs de ces quarante dernières années", plaide M. Glavany. Et Claude Bartolone, reclus en son bureau d'adjoint au maire, d'exhiber des lettres de félicitations provenant d'élus de tous bords. "Jamais, affirme-t-il, un tel travail n'avait été accompli !"

Ville, santé, emploi... M. Jospin avait résumé le tout dans une revue de 40 pages intitulée 1997-2002, la France qui change. Cinq ans d'action et de réformes passées à la loupe. L'inventaire se voulait complet : baisse du chômage, 35 heures, emplois-jeunes, pacs, parité, police de proximité, couverture maladie universelle, jusqu'à la suppression de la vignette automobile... C'est ce bilan qu'il a défendu à longueur de meetings. Il l'a fait à sa façon, fiches en main, dans un style assez austère, au risque, parfois, d'ennuyer son auditoire. Ses ministres, eux, se sont contentés des coulisses. Cantonnés à un rôle de figurants, ils ont dû faire le dos rond. "Ils devaient rester au boulot, c'était le choix de Jospin", confirme M. Glavany, l'ex-maître d'œuvre du dispositif.

Ce choix, perçu au mieux comme une erreur, au pis comme un affront personnel, n'en finit plus d'alimenter le malaise ambiant. Ici ou là, les langues se délient, la parole se libère, les critiques fusent sur les options du vaincu et de sa garde rapprochée. Elisabeth Guigou, très liée à Lionel Jospin, est l'une des rares à invoquer encore l'omniprésence médiatique de l'insécurité pour expliquer l'insuffisante visibilité du bilan. D'autres avancent désormais des analyses moins consensuelles. Ainsi, selon Ségolène Royal, "il n'est pas exact de dire que ce thème, à lui seul, explique la défaite". L'épouse de François Hollande, premier secrétaire du PS, préfère inviter certains de ses compagnons de déroute à l'autocritique : "Nous n'avons pas perdu en raison de notre bilan, globalement positif, mais avant tout à cause d'une mauvaise campagne."

Les oubliés de ladite campagne sont aujourd'hui dans une situation étrange. Ils ont la sensation d'avoir sombré sans combattre, de s'être inclinés en silence. Claude Bartolone assure en avoir conçu une "vraie frustration" : "On nous avait demandé de ne pas parler du bilan. C'était le rôle du parti. Il fallait cacher les ministres, présenter un Jospin nouveau, démarrant une nouvelle vie." Bernard Kouchner, lui aussi, a mal vécu cette stratégie. En habitué des estrades et des caméras, il aurait voulu parler, batailler, débattre des questions de santé, de sa vision du monde. Ses offres de services ont été rejetées. "Je ne veux pas cracher sur l'ambulance, précise M. Kouchner, d'une voix lasse, mais on a oublié que la santé était la première préoccupation des Français. Après tout, s'ils n'ont pas voulu faire appel à moi, ni à quelques autres, tant pis pour eux." Même s'il s'affirme "fidèle", l'ancien médecin en vient parfois à se demander s'il n'a pas eu tort de revenir au gouvernement, début 2001, à son retour du Kosovo.

Ségolène Royal n'a pas davantage eu l'occasion d'intervenir dans la course à la présidence. C'est à son initiative, et non à l'invitation de Lionel Jospin ou de ses conseillers, qu'elle a participé à certains déplacements. Mme Royal, créditée d'un bilan positif au ministère de la famille, de l'enfance et des handicapés, se plaint d'avoir été "interdite de conférence de presse" : "Je regrette notamment de n'avoir pu m'exprimer sur la délinquance des mineurs afin de mieux marquer la différence entre la droite et la gauche sur ces questions."

Jean-Luc Mélenchon, chef de file de l'aile gauche du PS, partage ces frustrations. "Pendant la campagne, on ne pouvait rien dire", s'indigne-t-il. Lui aussi pouvait pourtant se targuer de "bons résultats" dans l'enseignement professionnel. A l'entendre, le parti n'a pas su en tirer bénéfice dans les milieux populaires. M. Mélenchon a conscience d'avoir prêché dans le vide : "J'ai saoulé tout le monde en essayant de faire comprendre que l'enseignement professionnel pouvait être un gisement d'énergie et de valeurs positives. Mais les élites de gauche, et pas seulement au PS, n'ont aucune idée de ce qu'est le monde du travail. N'oublions pas que certains m'ont traité d'ouvriériste !" Ce spleen post-électoral n'épargne pas celles et ceux dont les réformes, ou les projets de réforme, incarnent aujourd'hui les années Jospin. Le cas le plus flagrant est celui des 35 heures de Martine Aubry. La réduction du temps de travail, présentée comme une avancée décisive, a été victime d'un effet boomerang dévastateur. Bernard Kouchner en conclut même que ce dossier a "fait perdre" le candidat du PS. La droite, en tout cas, a su profiter de la déception de certains salariés ; les socialistes, eux, n'ont pas vu - ou voulu voir -, le retournement d'une partie de l'opinion sur le sujet.

Ainsi, Bartolone dit s'être rendu compte de "quelque chose" en septembre 2001. "J'ai croisé chez des amis un jardinier que je connais très bien. Je lui ai lancé, alors t'es pas en 35 heures ? Il m'a répondu : "Parlons-en !" Nous nous sommes assis et là, il m'a tout déballé, les heures supplémentaires en moins, le manque d'argent pour le temps dégagé..." Le ministre de la ville enregistre mais sans réagir. "C'est vrai, soupire Jean Glavany, nous n'avons pas pris conscience que, même si les 35 heures constituent une avancée considérable, la baisse du pouvoir d'achat est mal vécue."

Martine Aubry, devenue entre-temps maire de Lille, en a subi les conséquences. En février, deux journalistes lui consacrent un pamphlet d'une rare violence intitulé La Dame des 35 heures (Editions Robert Laffont). En avril, Jacques Chirac tient meeting sur ses terres, à Lille, et le député RPR Franck Dhersin s'attaque à son tour à "Miss Hyde, la dame des 35 heures". Celle-ci en est profondément affectée. "Je ne sens pas cette campagne", confie-t-elle, un jour de fatigue, à l'Atelier, le "QG" parisien de M. Jospin. Ce dernier a beau lui rendre hommage dans ses interventions publiques, elle-même a beau batailler pour défendre ses lois, rien n'y fait : les "435 000 emplois" créés ou préservés "sont passés par pertes et profits", constate-t-elle avec dépit.

Elisabeth Guigou pourrait presque en dire autant dans son domaine de prédilection, la justice. Restée durant plus de trois ans à la tête de ce ministère (juin 1997-octobre 2000) avant de rejoindre celui de l'emploi, Mme Guigou n'a pu mener à terme son vaste projet de réforme. Au final, faute de révision de la Constitution, seule la loi sur la présomption d'innocence a été adoptée. "J'en suis très fière", assure l'ex-garde des sceaux. Une fierté chèrement payée : le texte en question, vite baptisé "loi Guigou", a été perçu, par une partie de l'opinion, comme un frein au travail des policiers. L'intéressée, qui avait fait de la réforme de la justice le sujet emblématique de sa carrière politique, voire un tremplin vers Matignon, a subi là un sévère coup d'arrêt, préjudiciable en termes d'image. Une fois remplacée à la Chancellerie par Marylise Lebranchu, elle a continué de suivre ce sujet mais sans être en position de répliquer à ses détracteurs.

Par la suite, l'omniprésence médiatique des questions liées à l'insécurité lui a laissé la même sensation d'impuissance : "J'ai éprouvé un sentiment d'injustice de voir le débat ainsi occulté, parasité. Tout le monde était obnubilé, au point même d'oublier que nous avons fait beaucoup de choses dans ce domaine. Ce qui est encore plus injuste, c'est que même sur ces questions biens réelles de l'insécurité, nous n'avons pas réussi à faire passer nos propres idées."

Si la plupart des ex-ministres socialistes interrogés par Le Monde disent avoir perçu, à l'approche de la présidentielle, un certain "malaise", ils confessent aussi avoir pensé : "On se rattrapera au second tour." L'erreur, à les entendre, a été de ne pas prendre la mesure de l'exaspération des moins favorisés. "Nous avons pensé de bonne foi que la France allait mieux, admet Jean Glavany, Avec 3 millions de chômeurs, les Français étaient résignés. Quand le chômage a baissé, cette résignation s'est transformée en impatience, voire en colère." Claude Bartolone évoque quant à lui une erreur d'appréciation : "La communication sur la "France qui marche" a été faite pour soutenir la confiance des investisseurs et des consommateurs mais à l'autre bout de l'élastique, ce discours volontariste n'était plus audible." Martine Aubry, qui avait quitté le gouvernement dès l'automne 2001, avance une troisième explication : "Le fait d'être aux affaires, de régler les urgences, éloigne de la société."

Derrière cette analyse, pointe une critique plus ciblée, plus dérangeante aussi, sur l'isolement excessif de M. Jospin et de son entourage. Elisabeth Guigou elle-même a constaté une "coupure" avec un "staff de campagne qui fonctionnait un peu trop sur lui-même". D'autres fustigent un "enfermement" perceptible, selon eux, bien avant le début de la campagne, dans l'exercice de pouvoir. "Jospin et ses conseillers s'étaient repliés dans leur tour d'ivoire, témoigne un habitué de Matignon, ils paraissaient coupés de l'extérieur, ce qui n'était pas le cas auparavant." Pour Claude Bartolone, fabiusien notoire, la situation avait commencé à se détériorer au printemps 2001, après les municipales : "Les ministres ont été infantilisés. Nous avons perdu notre liberté de parole, cette espèce de spontanéité qu'on avait pour signaler quelque chose qui n'allait pas. Les séminaires étaient beaucoup les mêmes, institutionnalisés. A la fin, on venait tous avec notre courrier. Il n'y avait plus d'échanges comme avant."

Dès lors, pourquoi s'être tu à l'approche du 21 avril ? Pourquoi avoir accepté de figurer en ombres chinoises sur l'affiche ? Ces questions, comme toutes les autres, renvoient à l'énigme principale de cette défaite : Lionel Jospin lui-même. L'homme séduisait, le premier ministre rassurait, le candidat a déçu. Trop solitaire. Trop rigide. Incapable de "donner envie". Et aujourd'hui absent, loin d'eux, loin de tout. A mots plus ou moins couverts, ils sont désormais nombreux, dans l'ancienne équipe, à s'interroger sur les défaillances de cet étrange capitaine. L'heure n'est pas au désamour ; juste au doute et à la crainte, encore inavouable, de s'être trompé.

Philippe Broussard et Isabelle Mandraud

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.06.02

 

L'ETRANGE RETRAITE

Juste une photo légendée, le 27 avril : "François Hollande a rendu hommage à celui qui, en notre nom, a mené la bataille de la présidentielle. Un hommage partagé par l'ensemble des intervenants qui, tous, ont dit leur émotion. L'Hebdo des socialistes s'y associe pleinement."Un paragraphe dans l'insubmersible "Bloc-notes" de Claude Estier, à la date du 6 mai : "En ce dernier jour de sa vie politique publique, nous sommes nombreux à vouloir lui exprimer à la fois notre affection et notre reconnaissance pour le travail qu'il a accompli pendant cinq ans à Matignon, en même temps que pour la façon exemplaire dont il a conduit durant tant d'années le Parti socialiste et la gauche tout entière. Au citoyen privé qu'il reste aujourd'hui, ajoute, mystique, le sénateur jospiniste, nous disons qu'il reste près de nous, comme nous restons avec lui pour les futurs combats et les futures victoires." Depuis, plus rien.

Lionel Jospin, sujet tabou. Lionel Jospin, sujet difficile, en tout cas. Cabu, le dessinateur écolo qui n'a jamais caché ses sympathies pour les Verts, y pense chaque semaine : "C'est que je l'imagine très malheureux." "Même les grandes douleurs doivent être racontées", explique-t-il. "Dans le Charlie première époque, je me souviens qu'on avait déconné de longues semaines sur Françoise Claustre, lorsqu'elle était otage des rebelles toubous d'Hissène Habré. Quand elle a été libérée, elle est venue nous remercier : "C'était une façon de ne pas m'oublier." Le dessiner, c'est une manière de penser à lui. C'était pas le pire, quand même..."

Les socialistes en sont convaincus. D'ailleurs, l'heure de la critique commence à peine. Ce n'est que le 16 juin, soir du second tour des législatives, qu'elle sera officiellement ouverte. Comme souvent, c'est Georges Frêche, maire de Montpellier depuis 1977, qui a osé le premier l'inventaire. Durant la campagne, il n'avait jamais tu ses critiques. Le 20 mars, lors d'un conseil politique à l'Atelier, ce "vieux Mao" était intervenu, juste après Pierre Mauroy, pour rappeler ce qu'il avait appris durant sa jeunesse : "Il est bien, votre programme, mais il est trop intelligent, trop long. Il est fait pour 3 % ou 4 % des Français. Il faudrait que quelqu'un le résume en un recto-verso." Dès le 26 avril, dans La Gazette de Montpellier, le city magazine de la ville, il perd toute retenue : "Lionel Jospin est le plus grand premier ministre de la Ve République, et même du XXe siècle. Ses réformes traverseront le siècle. Mais, pour la campagne, il a eu tout faux, et ça vient de loin." La campagne, parlons-en. Chacun a une histoire en tête, un souvenir en mémoire. Avec des versions souvent contradictoires : "J'ai lu des articles et des analyses très différents sur elle. C'est normal, il n'y avait aucune direction, et nous n'avions pas tous la même information. On n'a jamais su comment ça fonctionnait", raconte le porte-parole du PS, Vincent Peillon, dont les rapports avec Lionel Jospin n'ont cessé de se dégrader durant la campagne. Le premier ministre l'avait copieusement réprimandé, mardi 9 avril, depuis la voiture dans laquelle il se rendait au Grand-Quevilly : il venait de découvrir une dépêche de l'AFP où le député de la Somme invitait l'Atelier à "mieux préciser" et "expliquer"les propositions du candidat.

La campagne, tout le monde veut en parler. Tout le monde "l'avait bien dit...". D'abord, ceux qui y ont pris toute leur place, comme Pierre Moscovici, qui a dû préparer le projet dans l'urgence, au sous-sol du ministère des affaires étrangères : "Je reste persuadé que le programme était bon. Mais il fallait du temps pour le préparer, le compacter, le digérer." Ceux qui estiment n'avoir été écoutés que dans les dernières semaines, lorsque, prise de panique, l'équipe tente de mobiliser l'électorat socialiste : dès le 23 avril, Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray et Marie-Noëlle Lienemann se sont sentis "déliés" de tout engagement avec le PS et ont critiqué la "petite musique droitière" de Laurent Fabius ou de Dominique Strauss-Kahn. Ceux qui ont été mis à l'écart, comme Bernard Kouchner : "Dans ce projet, il y avait tellement de propositions qu'il n'y avait plus d'idées. En revanche, pas un mot sur le 11 septembre, rien sur l'Europe ! Ensuite, on a gauchi la campagne, on se serait cru au pays d'Emmaüs !" Ceux qui font leur mea culpa, comme Jean-Christophe Cambadélis, le 23 avril, devant le conseil national du PS : "Je regrette les mots que j'ai prononcés avec conviction sur le fait qu'il fallait subordonner toute la stratégie politique à l'entre-deux- tours." Ceux enfin pour lesquels "l'Atelier restera synonyme de cauchemar", résume au nom de beaucoup Bruno Le Roux, qui organisait les déplacements du candidat.

Socialistes d'en bas, socialistes d'en haut ? C'est la thèse de Georges Frêche. Le maire de Montpellier s'en prend comme toujours à la "bande de hauts fonctionnaires" qui entourait le candidat : "Tous ces technocrates, quand ils sont drivés par un politique de génie, peuvent faire des miracles : sinon, ils peuvent faire les pires âneries. L'équipe Jospin n'avait pas le sens du suffrage universel. Guigou battue à Avignon n'avait pas sa place au gouvernement, Moscovici non plus. Par contre il y a une nouvelle génération qui a su se battre sur le terrain : François Hollande à Tulle, Bertrand Delanoë à Paris, Gérard Collomb à Lyon, François Rebsamen à Dijon..." François Rebsamen, qui n'a jamais été dans les petits papiers du premier ministre, le dit plus précisément : "Cinq ans à Matignon, on n'en sort pas indemne. Lionel Jospin s'est bridé pendant sa campagne. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas fendu l'armure. Nous-mêmes, en campagne, on découvre des aspects du bilan moins glorieux qu'on ne le pensait : la deuxième loi sur les 35 heures, le pouvoir d'achat des smicards..."

L'analyse plus fine attendra l'après-législatives. Car Lionel Jospin a tiré les leçons de l'échec et assumé toute sa responsabilité en se retirant de la vie politique, mais il n'a pas esquissé d'autocritique, coupant court, du coup, à tout examen collectif. "Si j'avais fait une meilleure campagne, le résultat aurait peut-être été un peu supérieur, mais ça n'aurait pas changé fondamentalement les choses", explique-t-il, deux jours après la défaite, devant son cabinet. "Quelqu'un veut-il prendre la parole ?", ajoute-t-il avant de prendre congé de la petite assistance qui l'écoute religieusement dans la salle du Conseil de l'hôtel Matignon. Aucune main ne se lève. Comme d'habitude. Durant toute la campagne, les conseils politiques du mercredi, filmés par une équipe de télévision, sont aussi guindés qu'un conseil des ministres. Lionel Jospin distribuait les rôles. On fait des politesses, on ne s'interrompt pas, on évite les critiques.

La présence constante d'une équipe de télévision calibre les expressions. Il y a ceux qui parlent pour la postérité, ceux qui, au contraire, brident leurs remarques. Et ceux qui abandonnent vite le plateau. Si on a laissé entrer dans le saint des saints les deux témoins de l'épopée et de la victoire des Bleus en 1998, un photographe et un journaliste, Denis Pingaud, n'est-ce pas le signe que la victoire ne peut échapper au candidat socialiste ? "La clé, c'est que tout le monde pensait que Jospin serait président. Alors, personne n'osait s'affronter à lui. Comme des courtisans. Et si l'attitude de Jospin semblait presque de l'indifférence, c'était que lui aussi était sûr de gagner", analyse Vincent Peillon. Le seul testament que laisse le candidat, c'est la référence à sa propre entreprise - la patiente reconstruction de la gauche plurielle qu'il avait entreprise via les Assises de la transformation sociale, il y a huit ans. "Ce qui s'est passé est plus une épreuve pour vous qu'une épreuve personnelle. (...) Comment rassembler ses forces ? C'est à vous de le dire. Moi, c'est l'objectif que je m'étais fixé depuis 1994", conclut l'ancien premier secrétaire du PS, le 22 avril, rue de Solferino. J'aurai rempli mon rôle pour une certaine période, et maintenant, elle s'achève. Je vous souhaite une très belle bataille pour les législatives, assurez l'avenir !"

Facile à dire. Pour beaucoup de militants, cette retraite ressemble à une désertion. "Un chef n'abandonne pas ses armées en pleine déroute. Un chef meurt avec ses armées, tranche Georges Frêche. Lui, non : il va jusqu'au bout de sa fonction de premier ministre. C'est un réflexe de haut fonctionnaire digne et de qualité, pas un réflexe de général qui aurait dû mener ses troupes au combat des législatives, quitte à se retirer ensuite." Pour prévenir ces déclarations à l'emporte-pièce, certains députés ont pris les devants. Dès le 22 avril, par exemple, François Rebsamen réunit les 350 militants socialiste de la Côte-d'Or pour une "thérapie de groupe". "Je leur ai expliqué qu'il assumait seul l'échec, que ça pouvait paraître injuste, mais qu'il fallait lui ficher la paix. Depuis, je suis tranquille." Ceux qui continuent à s'entretenir régulièrement avec Lionel Jospin plaident en sa faveur : "Il a 65 ans et aucun plan de carrière", a expliqué Bertrand Delanoë chez Karl Zéro, dimanche 2 juin.

L'"AMI" Claude Allègre lui souhaite aussi une paisible retraite : "Lorsque Lionel Jospin a renoncé, certains ont eu sans doute un sentiment de deuil qui a accentué leurs désillusions, et je comprends ce sentiment. Mais je crois, malgré tout, que Lionel a bien fait. Assumant sa défaite, comme tout véritable chef doit le faire, (...) il en a tiré les conséquences comme les grands leaders des pays démocratiques l'ont fait dans des circonstances analogues. Imagine-t-on un Walter Mondale ou un Michael Dukakis briguer encore la présidence des Etats-Unis ?", interroge l'ancien ministre de l'éducation nationale dans Le Point.

Autre question taboue : qu'a voté Lionel Jospin, le 5 mai ? Personne ne veut revenir sur cet épisode douloureux. Le premier cercle se tait, mais, résume un proche, se doute qu'au fond "il n'a pas voté Chirac". Le second cercle assure que si. François Hollande, Olivier Schrameck, et même, raconte Denis Pingaud dans L'Impossible Défaite(Seuil) - la meilleure chronique de campagne publiée à ce jour -, sa sœur, Noëlle Chatelet, et son frère, Olivier Jospin, celui avec lequel on le "confondait"chez les lambertistes, ils ont dû en tout cas s'y mettre à plusieurs avant que, furieux, le 26 avril, Lionel Jospin consente à rédiger cinq lignes appelant les Français à "exprimer leur refus de l'extrême droite".

"Il y a une différence entre un homme politique et un homme d'Etat. Un homme d'Etat, ça doit faire passer ses sentiments personnels après sa morale", avertissait le journaliste Alain Duhamel, le complice de son livre de campagne Le Temps de répondre (Plon), le matin même, sur RTL. Homme d'Etat ? Héros d'histoire ? Homme d'avenir ? "Toi, tu seras un Pierre Mendès France, mais un Mendès France qui aura gouverné pendant cinq ans", lui a confié Bertrand Delanoë. "Mendès, ce n'est pas du tout la bonne référence", analyse un autre intime. "Mendès n'a jamais rompu avec la vie publique. Qu'on en juge par exemple par ses interventions sur le Proche-Orient. En outre, il aurait très bien compris d'être rappelé aux responsabilités. Lionel Jospin souhaite rester à l'écart, ne pas se survivre politiquement à lui-même. C'est du moins sa ferme et authentique intention, même si tous les grands responsables ont toujours été des figures de retour : Clemenceau, Blum, Poincaré, Caillaux ou encore François Mitterrand", ajoute-t-il dans un sourire.

Pour le moment, Lionel Jospin tient bon. Il goûte "à la vie", seul toast qu'il avait porté en quittant ses ministres, le 24 avril. Depuis sa défaite, il a revu ses amis. Mais ni à Dominique Strauss-Kahn, ni à Bertrand Delanoë, ni même à François Hollande, il n'a parlé politique. Il caresse quelques projets d'écriture, mais en aucun cas un pamphlet. Il se remet doucement à vivre comme "le simple militant" qu'il a promis de redevenir. Le 5 mai, il était encore sous le choc, il avait voté par procuration. Le 9 juin, il se rendra à Cintegabelle pour voter pour celui dont il a été le témoin de mariage, son suppléant, Patrick Lemasle, candidat dans la 7e circonscription de la Haute-Garonne. Un socialiste d'en bas.

Ariane Chemin et Clarisse Fabre

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.06.02

 

Le coup de colère des militants de Lomme

Héritiers de la tradition socialiste ouvrière dans le Nord, ils étaient en première ligne le 21 avril. Amers et tristes, ils jettent un regard sans complaisance sur leurs chefs parisiens : "Le peuple, disent-ils, a été oublié".
Le Monde | 06.06.02

Les bouquets de fleurs sont encore là , bien en vue sur le vaisselier, devant les photos des arrière-petits-enfants. Samedi, Jean et Irène Lietar ont fêté leurs noces de diamant. Sûr que pour recevoir le journaliste de passage, ils ont encore briqué leur maison ouvrière du centre de Lomme, dans les faubourgs de Lille, avec ses trois pièces en enfilade et son petit jardin. Jean Lietar, 81 ans, c'est soixante-dix ans de militantisme dans ce qu'il appelle toujours le parti de l'internationale ouvrière. "A 11 ans, tous les dimanches, avec mon père, nous sortions vendre les journaux du parti : Le Populaire pour lui, Le Cri des jeunes, pour moi"Il se souvient aussi des manifestations contre les "calotins". "J'ai vu Roger Salengro (ancien maire de Lille et ministre de léon Blum) démonter la hampe de notre drapeau - rouge à  l'époque, pas rose comme maintenant - et s'en servir pour se défendre contre les Croix de feu !" Irène, elle, a un peu de retard puisqu'elle a commencé à  militer après son mariage, il y a " seulement" soixante ans. Elle arrivait de la Flandre belge, o๠elle travaillait dans les filatures depuis l'à¢ge de 13 ans, l'à¢ge minimum à  l'époque pour être embauché. "Ma mère n'a pas attendu longtemps : le lendemain de mon anniversaire, j'étais au boulot"

A entendre Jean et Irène Lietar, on comprend mieux que, dans cette région, le socialisme, plus qu'un programme, est d'abord un engagement de tous les instants. "Quand on est socialiste, on sait pourquoi on l'est." Et qu'une défaite électorale, "ça fait mal". Mais, comme on est aussi légitimistes - le parti, c'est le parti -, on hésitera à  trop critiquer ses dirigeants devant un étranger. Jean et Irène en ont pourtant gros sur le coeur. "Ils n'ont plus le contact avec la base et devraient comprendre que le peuple, cela fait partie de la politique."

"Le peuple a été oublié", disent tous les militants socialistes de la section de Lomme, proportionnellement une des plus importantes de France avec ses 500 inscrits pour une commune de 30 000 habitants. Lomme, longtemps le fief d'Arthur Notebart, décédé le 21 mai 2002, archétype de ces dirigeants socialistes, populaires et populistes, laà¯ques et anticommunistes - ici, on parle encore des "cosaques" - qui ont fait les beaux jours de la IVe république. "Arthur, dit Jean Lietar, c'était vraiment un homme du bas, pensez, il a commencé comme tonnelier, avec un caractère solide et une volonté formidable. Il lui en fallait pour monter les échelons comme il l'a fait. Mais il n'a jamais trahi ses idées de socialisme intégral !" Arthur Notebart, dont une des dernières volontés fut que l'on chante L'Internationale sur le perron de la mairie le jour de son enterrement. "Cela avait de la gueule", commente Roger Vicot, 39 ans, le responsable de la section, qui se souvient de la gêne de Laurent Fabius lors d'une visite à  la section de Lomme. "Tout le monde chantait L'Internationale avec le poing levé. On avait l'impression que Fabius ne savait pas quoi faire de ses mains. Finalemen t, il a mis la main sur le coeur." Deux mondes.

Pour les militants de Lomme, Lionel Jospin a bien mal commencé sa campagne, commettant d'emblée une faute grave, une de celles que l'on a bien du mal à  pardonner. En annonçant sa candidature, n'a-t-il pas déclaré que son programme "n'était pas socialiste" ? "J'ai reçu aussitôt plus de dix coups de téléphone de militants totalement désorientés. Certains m'ont averti : "Si c'est comme ça, alors ne compte pas sur nous pour faire la campagne", raconte Yves Durand, député, maire de Lomme, le successeur d'Arthur Notebart. "J'ai eu les boules", surenchérit Roger Vicot. "Bien sûr que j'ai été choqué. Après tout, Jospin avait été le premier secrétaire du parti, si lui ne se disait pas socialiste, alors qui d'autre ?", interroge Jean Lietar.

A la permanence du PS, derrière la bibliothèque, o๠les livres de Jean Jaurès voisinent avec une étude sur le socialisme africain, une dizaine de militants envoient des tracts pour l'élection législative. "Nous aurions très bien compris qu'au deuxième tour Jospin élargisse son programme, comme le faisait Mitterrand, mais pas au premier, o๠il s'agit de se battre sous ses propres couleurs, sans honte", affirme un homme d'une soixantaine d'années. Pour le reste, les militants présents estiment que Jospin était un "bon candidat, honnête", et que les médias ont trop insisté sur son "physique austère". "Il a eu raison de ne pas danser le rock comme Christine Boutin !" Tous sont d'accord : "Il a été trop gentil. Il fallait beaucoup plus taper sur Chirac et les affaires. Après tout, la droite n'a pas fait de détail sur l'insécurité."

Cette première mauvaise impression allait vite être dissipée. Le 7 mars, Lionel Jospin tient son premier meeting à  lille. Le succès dépasse toutes les espérances : plus de 10 000 personnes se pressent sous un chapiteau installé en face du Grand Palais. "La mobilisation a été exceptionnelle, se souvient Bernard Masset, directeur de cabinet de Pierre Mauroy à  la communauté urbaine, on se croyait presque en fin de campagne tant il y avait de monde et d'enthousiasme. Les gens sont sortis de là  en se disant : "C'est dans la poche !"". "Avec le bilan que l'on pouvait présenter face à  la droite, nous étions sûrs de gagner", confirment d'autres militants.

Ceux-ci racontent aujourd'hui qu'ils ont vite déchanté. "On a eu l'impression que ceux de Paris n'avaient pas besoin de nous. Qu'ils décidaient de tout sans nous demander notre avis." Autre récrimination, souvent reprise : "Obsédé par les comptes de campagne, le parti ne nous a jamais envoyé assez de tracts, de programmes, de matériel de propagande." "Ils n'ont pas fait tourner la machine militante et cela c'est impardonnable, car ici, on débute dans la politique par le militantisme. "Garchon, tu vas commencer par coller des affiches !", commente un responsable, qui ajoute : "Progressivement, nous avons senti que Jospin piétinait alors que Chirac et Le Pen labouraient fort." Autre reproche souvent adressé aujourd'hui au candidat socialiste : "Pourquoi a-t-il passé son temps à  s'excuser ? Cela veut dire quoi, cette litanie d'excuses ? Nous, on se bat sur le terrain et c'est dur d'avoir un chef qui demande pardon !" Propos résumés par Roger Vicot : "Pour les militants, c'est après la bataille que l'on s'excuse, pas pendant !". Les militants socialistes estiment que leur parti n'a pas seulement perdu pour des questions d'organisation ou de divisions internes. "Nous n'avons pas présenté de discours clairs ni trouvé les mots qui font rêver. "Changer la vie", cela avait quand même plus d'allure que "Présider autrement", ironise Bertrand, 55 ans. "Le parti, poursuit-il, est aussi passé à  côté de ce qui constitue une de ses forces : les ouvriers."

Un militant du Pas-de-Calais, venu en voisin, donne un exemple : "Le slogan choisi pour les législatives était : "En avant la gauche, pour le progrès". Or, chez moi, le progrès, c'est la mondialisation, c'est ce qui fait fermer les usines et massacre les emplois. Alors, les militants ont voulu que l'on parle de progrès social et non de progrès tout court." "J'ai fait beaucoup de porte-à -porte, raconte Yves Durand, et beaucoup de gens, des petites gens, m'ont dit que nous nous occupions plus des exclus, des défavorisés, que des travailleurs comme eux, qui gagnaient tout juste le smic et dont personne ne parlait. Entre le SDF et le "bac + deux", il y a du monde." "Nous avons perdu à  cause des 35 heures", n'hésite pas à  dire Bertrand. Jean Lietar est bien moins catégorique. "C'était une bonne idée, l'homme n'est pas fait uniquement pour travailler, quand même ! Mais la loi a été mal préparée et mal discutée." "Pour les gens, entend-on dire souvent, c'était un peu une affaire de paresseux, ou de gens nantis qui peuvent profiter de leur loisir et qui n'ont pas besoin d'heures supplémentaires."

Le pacs fait aussi partie des " trucs"qui ne servent à  rien. Les plus à¢gés sont choqués. "Je pense que cela a fait plus de mal que de bien", confie Jean Lietar. Les plus jeunes, favorables, pensent que "ce n'est pas avec des gadgets que l'on fait un programme !" Cri du coeur, toutes générations confondues : "Mais pourquoi se mêlent-ils de cela ?" Ici comme ailleurs, l'insécurité est sur toutes les lèvres. Ou plutôt le sentiment de l'impunité dont semblent jouir les jeunes voyous. "Tous les gens me disent : Moi, quand l'instituteur me donnait une rouste quand j'avais fait une connerie, mon père m'en donnait une deuxième quand je rentrais chez moi", raconte Yves Durand.

Retour à  la permanence. "L'insécurité, cela existe, pas plus tard qu'hier mon fils a été attaqué", témoigne un militant. "Tu vois, depuis que la droite est au pouvoir, on n'est plus en sécurité", lance son voisin. Tout le monde rigole. Vous avez encore le courage de faire la campagne législative ? Quelle question ! "Evidemment que nous y allons pour le prochain coup. On a été eus une fois, on ne le sera pas deux fois." "La politique, c'est difficile" dit Jean Lietar. Comme tous ses camarades, il en veut aussi beaucoup à  Jean-Pierre Chevènement. "Il a quand même provoqué une scission à  l'intérieur de son propre parti et ce n'est pas bien" "C'est lui qui nous a plantés", ajoute Roger Vicot. "C'est la faute à  Jean-Pierre", a-t-on souvent entendu le soir du 21 avril alors que les résultats tombaient dans le hall de la mairie de Lomme.

Quelles ont été les autres réactions ? "J'ai tout de suite pensé : Mais je ne vais quand même pas voter Chirac au deuxième tour", se souvient Michèle, qui s'est ensuite résolue au vote républicain. Jean Lietar a eu moins d'hésitation. "Il fallait la sauver, notre république ; en France nous avons quand même été les précurseurs, en 1789", dit-il en mettant la main sur le coeur. "J'ai quand même été déçu par l'attitude de Jospin, par son départ sans explications ; j'aurais aimé qu'il dise pourquoi il déposait les armes." Apparemment, le départ de Lionel Jospin a fait réagir les socialistes du Nord. "Il nous a un peu laissés en rase campagne, non ?" Alors, on cherche la personnalité qui pourrait incarner le parti. Fabius ? "Il a de l'expérience, il est intelligent, mais il n'est pas vraiment de notre monde." Avec sa matoise corpulence, Dominique Strauss-Kahn séduit davantage, "mais il aime quand même trop l'argent". François Hollande, lui, est jugé trop "léger". "On dirait qu'il n'a pas de colonne vertébrale", commente un militant. Un nom, alors ? c'est un prénom qui fuse : "Martine". "Elle a la pêche", et surtout, honneur insigne, ici : "Elle ne fait pas Parisienne." Ceux qui connaissent un peu mieux la maire de Lille regrettent son "caractère de cochon" et le fait qu'"elle considère un peu les militants comme les employés d'une entreprise, avec obligation de résultats". Alors, on regrette encore un peu plus les Notebart ou les Mauroy, ces enfants du Nord et du parti. Avec ce mot très dur d'un militant : "Eux, quand ils assistaient à  une réunion du parti, on sentait qu'ils y prenaient du plaisir. Nos nouveaux dirigeants, vous voulez que je vous dise : eh bien, le parti, ça les emmerde !"

José-Alain Fralon

Article paru dans Le Monde du 07.06.02

EN ATTENDANT LA REFONDATION

Pour beaucoup, l'échec de 2002 clôt une période ouverte, en 1971, avec le congrès d'Epinay. "On a pensé que l'ère Jospin inaugurait une vision nouvelle du socialisme français", regrette Laurent Bouvet, un proche de Pierre Rosanvallon et de sa nouvelle fondation : La République des idées. Si Epinay a représenté, selon lui, l'adaptation du socialisme français aux institutions de la Ve République que les socialistes avaient longtemps combattues, le départ de Lionel Jospin symbolise la fin d'"un cycle générationnel", celui "des baby-boomers".

Certes, l'événement du 21 avril a aussi sa part de contingence. Henri Weber, sénateur de Seine-Maritime, proche de Laurent Fabius et directeur de La Revue socialiste, refuse "le fatalisme historique qui veut que, parce que quelque chose est arrivé, cela ne pouvait pas avoir lieu autrement". Pour autant, on ne s'interdit pas d'y voir le résultat d'évolutions de long terme. Faut-il attribuer la défaite à l'incapacité des socialistes français à "mettre le curseur politique" au centre, à la manière de Tony Blair, à qui la formule a plutôt réussi ? Même ceux des intellectuels français qui ont quelque tendresse pour la "troisième voie" blairiste ne croient pas vraiment à l'acclimatation des recettes du New Labour dans l'Hexagone. Tel est le cas du politologue Zaki Laïdi, un des animateurs de la fondation En Temps réel, où se retrouvent, depuis quelques mois, hauts fonctionnaires, chefs d'entreprise, journalistes et chercheurs partageant une sensibilité de centre-gauche. M. Laïdi pense que le "blairisme" n'a pas de sens en dehors des frontières du Royaume-Uni. En revanche, ajoute-t-il, la marginalisation de personnalités atypiques - celle de Bernard Kouchner par exemple - lui paraît typique de la difficulté de la gauche française à s'irriguer de la société civile, à la différence des travaillistes. "La naïveté d'un Jospin, reconnaissant avoir cru que la baisse du chômage suffirait à faire reculer la délinquance, montre que la gauche reste encore prisonnière du vieil héritage marxiste qui croit que les infrastructures économiques déterminent, en dernière analyse, les événements", juge-t-il.

L'une des explications que propose le philosophe Marcel Gauchet, rédacteur de la revue Le Débat, renvoie au syndrome "Grandes écoles" et à la culture technocratique qui régnerait de façon homogène à la tête des partis. Une absence de "mixité sociale" au sommet du PS, qui ne le prédispose guère à l'écoute de la société ou des intellectuels.

"La social-démocratie est une invention de la société industrielle. Or partout dans le monde le mouvement ouvrier est en déclin", observe, de son côté, le sociologue Michel Wieviorka, directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. "Les formes de domination, de précarité, se sont démultipliées, en même temps que la question des différences culturelles prenait de plus en plus d'importance. Dans ce contexte, l'idée de social-démocratie devient difficile à refonder", ajoute-t-il.

Est-ce toute une tradition de la gauche étatiste, croyant dur comme fer au changement "par le haut", qui aurait été désavouée le 21 avril ? La philosophe Monique Canto-Sperber le pense. Mme Canto-Sperber a participé, entre 1994 et 2000, à un groupe informel qui se réunissait une fois par an à Locarno, en Suisse, autour de l'un des maîtres à penser de la gauche américaine, le philosophe Michael Walzer. Elle prépare aujourd'hui un ouvrage destiné à redécouvrir une tradition jugée par elle trop oubliée : celle du "socialisme libéral", laquelle remonterait aux origines mêmes de l'idée socialiste, au XIXe siècle. "Dès 1848 , précise-t-elle, il y a eu deux courants bien distincts dans le socialisme : l'orientation étatiste de Louis Blanc, et l'orientation libérale et individualiste d'un Pierre Leroux. Déjà un Proudhon était brocardé comme "libéral" par les socialistes de gouvernement." La tradition d'un socialisme mutualiste, coopérateur plus à l'écoute de la société et libéral dans l'acception politique du terme, se serait maintenue jusqu'à la "deuxième gauche" chère à Michel Rocard. "Jospin était antilibéral en ce sens-là", estime-t-elle.

Les retrouvailles avec cette histoire occultée seraient-elles la pierre angulaire de la refondation ? Henri Weber rappelle que la question qui se pose à la social-démocratie n'est pas seulement de redéfinir son projet : "Il faut aussi disposer des instruments institutionnels pour l'appliquer." La taxe Tobin représente, à ses yeux, l'illustration d'une bonne idée privée d'outil d'action. Les "instruments" à développer : l'"Europe puissance", des "agences internationales à démocratiser" sur le modèle de l'OMC (ce que d'autres appellent "gouvernance", visant à réguler le marché).

"La social-démocratie ne fait qu'accompagner la mondialisation en donnant le sentiment qu'elle peut de moins en moins agir sur elle", objecte Yves Salesse, président de la Fondation Copernic et partisan de l'"altermondialisation" (terme préféré à celui d'antimondialisation, considéré comme trop négatif). La "fracture morale" provoquée par la révélation des dessous du "mitterrandisme" a, dit-il, attaqué la base même de l'électorat acquis majoritairement aux socialistes depuis le Front populaire, par exemple celui des enseignants. "On ne peut pas pratiquer la redistribution sans s'attaquer aux règles mêmes du système", ajoute ce tenant de la gauche critique. Tout un courant du PS juge, du reste, indispensable le rapprochement ou le dialogue avec les adversaires de la mondialisation financière. Ainsi Henri Emmanuelli prévient-il déjà qu'il ne laissera pas "le social-libéralisme être le fossoyeur de la gauche", et qu'il s'opposera à toute privatisation de services publics. Avec ses amis de Démocratie et égalité, il organisera, début juillet, un colloque sur la mondialisation avec des antimondialistes et des représentants de la défunte gauche plurielle.

Au PS toutefois, on préfère généralement différer l'analyse de la déroute de Lionel Jospin, même si nombreux sont ceux qui pensent que les causes de l'échec étaient déjà inscrites dans le revers des élections municipales de 2001. Une année s'est écoulée sans qu'ils n'aient rien vu venir. Au niveau de l'Union européenne, la défaite des sociaux-démocrates aux élections européennes de juin 1999 n'annonçait-elle pas déjà, sans qu'ils s'en soient inquiétés, la déroute globale de la social-démocratie européenne ? Législatives obligent, le PS a privilégié la campagne et retardé son introspection. Mais, quel que soit le verdict des urnes, et a fortiori en cas de nouvel échec, le droit d'inventaire est aussi inévitable que la refondation idéologique. François Hollande sait qu'il n'échappera pas à un congrès sur ce thème, à l'automne ou, plus vraisemblablement, au printemps 2003.

Au sein de Socialisme et démocratie, le courant jospino-rocardien animé par Alain Richard et Pierre Moscovici, un projet de ce genre est déjà en cours d'élaboration. "Il faut une reconstruction idéologique", prévient un de ses théoriciens, Alain Bergounioux. "Le PS doit faire un saut qualitatif et quantitatif, explique ce fidèle de Michel Rocard pour qui la synthèse entre la première et la deuxième gauche reste à faire. Il doit être plus audacieux et plus clair, plus représentatif de la société et plus ouvert." Dans son esprit, il ne s'agit pas d'être plus ou moins à gauche mais d'"aller plus loin" dans la réflexion sur les services publics, les discriminations positives, l'intégration. Resté jospinien, M. Bergounioux juge que l'ancien premier ministre avait bien situé le débat en disant "oui à l'économie de marché et non à la société de marchands", ou se prononçant, en septembre 1999, pour "une nouvelle alliance entre les classes moyennes, les classes populaires et les exclus". Encore faut-il donner un contenu à ces concepts. "Je suis contre une synthèse allant de Dominique Strauss-Kahn à Arlette Laguiller", ironise-t-il.

Autre théoricien de Socialisme et démocratie, et concepteur de la "gauche plurielle", Jean-Christophe Cambadélis souhaite "une nouvelle synthèse". "Il faut unir les couches sociales impliquées dans la mondialisation et celles qui la redoutent", assure le député de Paris, qui prône des "états généraux du PS". L'ancien numéro deux du parti a déjà un discours très construit sur la refondation : "Il faut rompre avec un ni-ni mou et adopterun projet fort par lequel le PS assume sa social-démocratie, son social-réformisme. Il ne faut surtout pas aller vers une gauche moderne qui se couperait de tout ce qui est mouvementiste. Il faut installer un hégémonisme culturel social-démocrate et créer des espaces de confrontation autour et avec le PS."En d'autres termes, le PS doit "d'abord avoir un projet, puis le confronter aux associations et aux intellectuels", sans réunir un congrès précipité. A la Fondation Jean-Jaurès, dont il pilote le comité d'orientation scientifique, Dominique Strauss-Kahn avance, au sein du même courant, ses petits cailloux. Fin août, la Fondation publiera une brochure dressant le bilan des élections présidentielle et législatives. "DSK" a déjà apporté sa pierre à la reconstruction idéologique en publiant, en janvier, La Flamme et la Cendre(Grasset), où il dessine les contours d'"un socialisme de production", par un retour à son "inspiration première, la correction des inégalités avant qu'elles ne se forment". En privilégiant la répartition, nécessaire, mais corrigeant les inégalités après coup, le socialisme a, selon l'ancien ministre, édifié sa propre caricature et l'a transformée en doctrine étrangère à l'entreprise et à la création de richesses. "Quand on a fait fonctionner de façon satisfaisante l'école, la santé et la justice, on a rempli une bonne part du contrat socialiste", assure M. Strauss-Kahn, qui se défend farouchement de tout "déviationnisme droitier".

L'ami de M. Jospin se singularise aussi par la méthode qu'il préconise. "Faire autrement est un enjeu très important de la refondation", explique-t-il. M. Strauss-Kahn préconise ainsi la recherche de modalités "d'association citoyenne", par exemple "sous la forme de forums avec des associations, des intellectuels et des acteurs sociaux". Il veut surtout que la réflexion ait une dimension européenne. Le député du Val-d'Oise travaille beaucoup avec un "think thank" appelé Policy Network, présidé par Peter Mandelson, proche de Tony Blair, et dont le directeur est un Français, Frédéric Michel, "sur un réformisme réfléchi", dit-il.

Du côté des clubs Témoin, créés dans la mouvance de Jacques Delors et présidés par l'avocat Jean-Pierre Mignard, on s'apprête à sortir, fin juin, un numéro spécial de la revue, rebaptisée Cahiers démocrates, sur le thème de la refondation. "La social-démocratie éprouve de vraies difficultés à trouver des compromis avec des forces du marché qui se moquent des frontières et des équilibres", affirme-t-il, en plaidant pour un projet européen. Au nom d'un "jaurésisme moderne", M. Mignard récuse les approches "prophétiques" et enjoint le PS d'"abandonner tout avant-gardisme". "Il faut faire du PS le parti de la société plurielle et non plus de la gauche plurielle", plaide-t-il, en lui proposant de faire participer statutairement des associations et des syndicats à l'élaboration programmatique.

Aux marches de la gauche et du Parti socialiste, Jean-Baptiste de Foucault, président du club Convictions, plutôt "deuxième gauche", auteur en 1995, avec Denis Piveteau, d'un ouvrage prémonitoire, Une société en quête de sens (Editions Odile Jacob), cherche à "réconcilier Marx et Gandhi". "Les qualités incontestables de Lionel Jospin au gouvernement, affirme-t-il, ont servi de cache-misère qui n'a pas travaillé sur le fond. Une gestion empirique et étatique, même bien faite, ne suffit pas à entraîner l'adhésion." M. de Foucault distingue trois gauches : une "axée sur la lutte contre les inégalités" ; une seconde qui milite pour "l'équité" et une troisième, "la gauche moderne, qui pratique un certain optimisme de marché". "La question est de savoir, interroge-t-il, s'il faut en privilégier une ou faire la synthèse entre les trois ?"

Michel Noblecourt et Nicolas Weill

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.06.02