Jacques Chirac une ambition au sommet

Jeune, il craignait l'ennui par-dessus tout. L'homme qui revient à l'Elysée après une carrière politique semée de revers et d'amitiés trahies s'est forgé un destin d'exception

 

Cet homme-là revient de loin. Dans vingt ans, peut-être ne gardera-t-on de ce 5 mai 2002, signant la reconduction de son mandat à l'Elysée, que le souvenir d'un score encore jamais vu lors de l'élection d'un président sous la Ve République. Mais les chiffres ne disent jamais grand-chose de ce qu'est un destin. Et celui-là ne ressemble aux autres en rien.

Jacques Chirac revient de loin, donc. D'un septennat médiocre empoisonné par des scandales politico-financiers, d'une cohabitation de cinq ans avec la gauche, résultat d'une dissolution décidée avec le seul avis d'un petit groupe de conseillers ; de cette confrontation finale avec un leader d'extrême droite haï qui, depuis tant d'années, n'a jamais cessé de l'insulter. De la solitude enfin, née, consolidée, recuite par ces trahisons, ces combats, ces défaites annoncées et ces sursauts de la dernière chance, qui ont parsemé quarante années d'une vie politique consacrée à la conquête de l'Elysée.

Il revient de loin et seuls ceux qui l'ont accompagné ces derniers jours précédant sa victoire ont pu mesurer les effets physiques de ce soulagement-là. Ils l'ont vu dès le soir du premier tour de la présidentielle, ce 21 avril où, apprenant qu'il serait désormais confronté au président du Front national, Jean-Marie Le Pen, après la défaite de son rival socialiste Lionel Jospin, Jacques Chirac a soudain compris qu'il avait d'ores et déjà gagné. "Il a pris, en quelques secondes, une longue inspiration de tout son être", remarque Nicolas Sarkozy, qui l'a toujours, avec agacement parfois, attentivement observé, "comme s'il retrouvait l'air après une plongée en apnée".

L'image est sans doute juste. Car au regard des sept années qui ont précédé, Jacques Chirac pourrait presque faire figure, à 69 ans, de miraculé. Oh, bien sûr, si l'on regarde l'ensemble de son parcours, le "miracle" a été maintes fois réédité, tant il est vrai qu'aucun homme politique de la Ve République - exception faite, sans doute, de François Mitterrand - n'a été autant de fois donné pour politiquement mort avant de finalement l'emporter. Mais il n'empêche que cette énergie, tout entière employée à se forger un destin, est proprement extravagante.

Ce n'est pas forcément avec cette matière-là qu'au regard de l'Histoire se forgent les grands hommes. Et rien ne dit encore que Jacques Chirac aura la dimension de faire face à la situation complexe qui est celle de la France d'aujourd'hui. Mais c'est cet élan vital, cet appétit de pouvoir, ce goût des autres aussi, qui ont tissé, malgré la minceur de son bilan politique, la longévité de son aventure romanesque. Et c'est curieusement cela que tous ses rivaux, qui ont parfois été pendant plusieurs décennies la fine fleur de la politique française, ont chaque fois sous-estimé.

Si l'on reprend le cours de son étonnante histoire, c'est bien cette volonté de se hisser à un niveau que les autres ne le croyaient pas capables d'atteindre qui frappe. Et Lionel Jospin, qui l'a côtoyé pendant cinq ans - la plus longue cohabitation de la Ve République -, n'est pas le dernier à avoir saisi le propre de la mécanique chiraquienne. Comment aurait-il pu penser que celui qui n'avait pas été jusque-là un grand chef d'Etat pouvait être resté un combattant hors pair ? De toutes parts, de la gauche mais aussi et surtout des rangs de la droite, montaient alors les témoignages sévères sur ce qu'a pu être, pendant tant d'années, Jacques Chirac : un homme changeant, habité d'une ou deux convictions tout au plus, peu regardant sur les moyens de parvenir au pouvoir, traître parfois à son propre camp.

Avant sa mort, l'ancien ministre Edgar Faure, qui l'aimait pourtant bien, disait encore, de sa voix zézayante : "Penser, pour lui, c'est d'abord penser à ce que pensent les autres..." Son ancien conseiller politique, Edouard Balladur, s'était présenté contre lui deux ans auparavant, en 1995, montrant ainsi en quelle piètre estime il tenait ses capacités à diriger le pays. Quand à ses prédécesseurs à l'Elysée, ils n'ont pas toujours été les moins cruels dans leur jugement. Pendant des années, François Mitterrand a douté qu'il soit tout simplement "au niveau requis" par la fonction de président. Valéry Giscard d'Estaing a longtemps soutenu, après la victoire de 1995, qu'il n'irait pas au bout de son mandat. Au plus fort des scandales financiers qui ont ponctué le septennat chiraquien, c'est encore le même Valéry Giscard d'Estaing qui lâchait, méprisant, un "il finira comme Kohl" qui ne faisait pas référence au rôle du chancelier dans la réunification allemande mais bien à cette humiliation de devoir terminer sa vie politique dans un face-à-face avec les juges. Allez construire une dimension présidentielle avec cela...

C'est pourtant cet homme-là qui s'est attelé à conquérir l'Elysée puis à s'y maintenir. L'ascension fut longue et pleine de soubresauts. Mais c'est sans doute là que Jacques Chirac s'est forgé ce cuir épais qui l'a jusqu'ici placé hors d'atteinte de tous ceux qui voulaient l'abattre. Pour Chirac, le pouvoir a en effet été un long combat. La bataille de sa vie. Son démon intérieur. On n'imagine jamais tout ce qu'il faut d'énergie, de séduction et de luttes fratricides, de petites lâchetés intimes et de grands renoncements pour conquérir le sommet de l'Etat. Sur le champ de sa vie politique, c'est une longue cohorte de fidèles malmenés et un bon paquet d'adversaires, depuis qu'il s'est lancé en 1967, à 34 ans, dans son parcours électoral.

Ce n'est pas tant son père qui lui a donné ce goût-là. Abel Chirac, employé de banque devenu homme d'affaires, entretenait des rapports difficiles avec son fils et ne s'intéressait pas vraiment à la politique. "Je n'ai jamais su comment il votait", a toujours assuré Jacques Chirac. Mais pour Marie-Louise, sa mère, rien n'a jamais été trop beau pour lui. Né le 29 novembre 1932, dix ans après une petite sœur, Jacqueline, morte à 18 mois d'une broncho-pneumonie, il est l'enfant-roi. On ne dira jamais assez combien les mères sont importantes dans le parcours d'un homme ambitieux. François Mitterrand, à la fin de sa vie, parlait encore de la sienne avec dévotion. Dans la légende familiale chiraquienne, Marie-Louise est le premier moteur de l'ascension. Il garde de cet amour-là une confiance à toute épreuve. Le goût de plaire. La volonté de l'emporter, même au prix de deux ou trois gros mensonges. Mais peut-être aussi une longue difficulté à s'émanciper, qui frappe lorsqu'on regarde la vie politique.

Car c'est la politique qu'il choisit vite. Non pas qu'il développe un fort esprit militant à Sciences-Po, puis à l'ENA. Mais c'est au fond la seule chose "convenable" qui lui permette de vivre aussi l'aventure. La guerre d'Algérie, qu'il a faite comme sous-lieutenant, lui a en effet laissé le goût des émotions fortes. La seule chose qui lui fait peur, désormais, c'est l'ennui. Il va donc s'arranger pour garder un subtil équilibre entre ses aspirations bourgeoises et son envie de conquête. Juste avant de partir en Algérie, il a épousé Bernadette Chodron de Courcel, rencontrée à Sciences-Po. Une héritière comme en rêvent les Rastignac. Son père dirige les Faïenceries de Gien et les Emaux de Briare. L'oncle a été un résistant gaulliste de la première heure. Bernadette a fait ses études dans les meilleures institutions privées. Le capital, l'histoire, l'éducation. Avec cela, un ambitieux est bien paré. La jeune femme a cru faire la même bonne affaire : le jeune Chirac est beau comme un acteur américain, "avec ce physique, il aurait pu faire n'importe quel mariage", a dit Marie-Louise à sa belle-fille d'emblée.

Ilest énarque. On peut espérer la vie d'une épouse de haut fonctionnaire, de préfet peut-être. Elle va vite comprendre qu'elle s'est trompée. La Cour des comptes, corps auquel le jeune Chirac appartient à sa sortie de l'ENA, est un décor "bien trop emmerdant", dit-il, pour lui. Il s'arrange donc pour rentrer en 1962 au cabinet du premier ministre Georges Pompidou. Puis, comme il s'ennuie encore, il s'arrange pour se trouver une circonscription. Il a jeté son dévolu sur celle d'Ussel, en Corrèze. C'est la terre d'élection du pape du radicalisme, Henri Queuille. Trois fois président du Conseil, 25 fois ministre, il a donné aux Corréziens l'habitude d'être arrosés de subventions, couverts de décorations.

Chirac a repéré que le bon docteur Queuille est le grand-père de la femme de Jérôme Monod, à l'époque patron de la Datar. Il lui demande de le lui présenter. Queuille, en bon radical, n'aime ni les gaullistes ni les pompidoliens. Mais le jeune homme lui fait un tel cinéma... Il est adoubé. Part en campagne. Neutralise ses adversaires. Visite les cent dix-sept communes de la circonscription. Promet monts et merveilles. Il est élu et Pompidou bluffé. Quelques semaines après, en 1967, il est secrétaire d'Etat aux affaires sociales chargé de l'emploi. Chirac fait désormais partie de cette génération de nouveaux gaullistes dont la référence n'est plus directement de Gaulle lui-même, mais celui qui sera son successeur à l'Elysée, Georges Pompidou.

Il va connaître, dans ces années-là, beaucoup de ceux qui vont compter ensuite dans sa carrière politique. Son actuel conseiller politique à l'Elysée, Jérôme Monod, donc. Il en fera, moins de dix ans plus tard, le secrétaire général du RPR avant de le propulser à la tête de la Lyonnaise des eaux, l'entreprise qui fournit alors en eau potable bon nombre de collectivités locales et qui finance tant de campagnes électorales... Edouard Balladur aussi, qui exerce son magistère silencieux auprès de Georges Pompidou. Les "copains" qui ont pris d'assaut, comme lui, des circonscriptions aux législatives de 1967 : Jean Charbonnel, Bernard Pons et Pierre Mazeaud, actuel membre du Conseil constitutionnel, nommé par Jacques Chirac. Et puis, surtout, un tandem de choc : Pierre Juillet et Marie-France Garaud.

Les relations que Chirac a tissées avec eux ont tant pesé sur l'image qu'il a pu ensuite avoir qu'il faut s'y arrêter. Car Chirac est déjà, à l'époque, ce qu'il montrera ensuite : une incroyable machine à gagner qui croit avoir besoin d'un cerveau. Il peut être sûr de son instinct, de son charme, de son habileté, il dévalue systématiquement ses capacités intellectuelles. Encore aujourd'hui, Chirac raconté par Chirac possède au mieux une intelligence moyenne. A l'ENA ? "Je n'étais pas génial..." Au RPR, dans les années 1980 ? "Pour les idées, voyons Edouard..." Devant Alain Juppé ? "Il est le meilleur d'entre nous." De Dominique de Villepin, son secrétaire général à l'Elysée ? "Quand je lis une page, il en a dévoré quatre. Il pige à une vitesse fantastique !" Mais on ne multiplie pas de telles déclarations sans introduire le doute sur sa propre légitimité. Et ce doute commence avec sa relation au tandem Juillet-Garaud.

Ces deux-là sont les conseillers de Georges Pompidou et, à dire vrai, de tous ceux qui comptent à droite. Lui est un gaulliste aux accents barrésiens. Un personnage d'Ancien Régime au fond, une sorte de Mazarin, terriblement méprisant et hautain mais diablement inspiré. Elle est la séduction du pouvoir incarnée. Un sourire ravageur. Une intelligence étincelante. Une cruauté sophistiquée. C'est peu dire qu'elle a vampé Chirac. Juillet et Garaud ont repéré tout de suite ce jeune ambitieux qu'ils vont pouvoir propulser sur le devant de la scène mais dont ils pourront tirer les fils de marionnette. Ils vont donner à Chirac ce corpus gaulliste qui lui manque, lui qui, en bon élu d'une terre radicale, n'a aucune idéologie définie.

L'énergie et le charme de Chirac sont un bon terreau. Il a la poignée de main facile et franche. Après les événements de 1968, il a montré qu'il était capable de tenir sa partie dans les négociations de ces accords de Grenelle qui ont remis la France au travail. Un an plus tard, lorsque le général de Gaulle a quitté le pouvoir et que Georges Pompidou est devenu président, ils en font donc un ministre avec plus ou moins de bonheur. Aux relations avec le Parlement, il est médiocre. A l'agriculture, archi-populaire. A l'intérieur, politiquement efficace pour préparer les élections. Avec la mort de Pompidou, en avril 1974, ils décident d'aller plus loin. La "nouvelle société"qu'a pronée Jacques Chaban-Delmas, qui croit pouvoir être élu à l'Elysée, les hérisse. Chirac va devenir leur guerrier.

Ce sont eux qui imaginent la trahison de Chaban par Chirac, qui emmène 43 parlementaires gaullistes se rallier à Valéry Giscard d'Estaing. La trahison est payante : il devient en 1974, à 41 ans, l'un des plus jeunes premiers ministres du plus jeune président de la République. Les cadavres en disent parfois long sur la psychologie d'un assassin. Et Chaban est le premier mort de Chirac. Talonné par ses jockeys, Chirac a quitté Matignon sur un coup d'éclat en 1976. Il a juré à Giscard qu'il était saturé de pouvoir, au bord de la dépression, décidé à abandonner la politique.

En fait, il a tout bonnement décidé de devenir le chef du mouvement gaulliste. Pour ce faire, il a repéré quelques lieutenants qui peuvent l'aider, parmi lesquels Charles Pasqua. Celui-là est un as des manœuvres de couloirs et des urnes bien remplies. Ils dérobent le mouvement à la barbe des barons gaullistes et fondent le Rassemblement pour la République.

Puis il s'attaque à Paris. Pour un Rastignac, c'est un début à tout. Et Chirac a compris que ce serait un formidable tremplin politique. La capitale a changé de statut administratif. Elle a des moyens financiers énormes. L'Hôtel de Ville est prestigieux. Il s'y met comme il sait le faire. Trois marchés le matin. Un quartier entier l'après-midi. Une commerçante lui résiste ? Il lui achète aussitôt quelque chose, une paire de chaussures, un vase, n'importe quoi, pourvu qu'elle soit conquise. Il y forge la légende chiraquienne du bulldozer électoral. Et, surtout, il met la main sur un véritable trésor de guerre qui va lui permettre pendant les vingt ans suivants de s'assurer un train de vie politique de premier ministre, avec des dizaines de collaborateurs de haut niveau, parmi lesquels un paquet de jeunes énarques, notamment, Alain Juppé, et des moyens financiers quasi illimités. Les giscardiens n'ont même pas compris ce qui leur arrivait. Ils vont bientôt réaliser l'ampleur des dégâts.

Sur le plan idéologique, Chirac est toujours aussi "contrasté". En créant le RPR, il a évoqué son désir de construire un "travaillisme à la française". Mais le voilà qui, lors des élections européennes de 1979, fustige ce Giscard d'Estaing, européen convaincu, qu'il accuse d'être au fond le militant du "parti de l'étranger". Cela crée un tel scandale que Pierre Juillet et Marie-France Garaud, qui sont à l'origine de cet hallucinant appel lancé depuis l'hôpital Cochin, où Chirac se remet d'un grave accident de voiture, n'y survivront pas. Mais maintenant ?

Voici le deuxième assassinat qui approche. Depuis 1976, Giscard se méfie de Chirac : "Ce type-là est capable de tout", dit-il. Il a raison. Chirac se présente non seulement au premier tour de la présidentielle de 1981, mais il n'appelle que du bout des lèvres à voter Giscard au second tour. Le soir du 10 mai 1981, au siège du RPR, la plupart des cadres ont voté François Mitterrand. Giscard ne s'en relèvera pas. "Si vous vous présentez contre moi, vous laisserez du venin", avait-il dit à Chirac. Il ne croyait pas si bien dire. Vingt ans après, le venin est intact dans la chair de l'ancien président. Ce n'est pas tant l'ascension de Chirac qu'il ne digère pas. C'est la façon dont il l'a tué. Car Chirac n'y est pas allé de mainmorte. Il a laissé Charles Pasqua organiser le dénigrement systématique de la campagne giscardienne. Alors que Le Canard enchaîné a révélé que l'empereur de Centrafrique Bokassa avait offert au président des pierres précieuses, les Pasqua boys ont apposé nuitamment, sur les affiches du candidat, juste à la place des yeux, des diamants autocollants...

Après la trahison de Chaban, ce deuxième coup de poignard de Chirac contre les représentants de son camp laisse des traces au sein des électeurs de droite. Il faut l'avoir à l'esprit pour comprendre la haine qui a ensuite divisé RPR et UDF pendant près de vingt ans. Mais tant que Chirac règne en maître, il s'en moque éperdument. Une seule chose le préoccupe : il croyait que les socialistes ne tiendraient pas trois mois. Et voilà que François Mitterrand s'avère beaucoup plus coriace qu'il ne le pensait. Il a plus que jamais besoin d'un programme, d'une philosophie politique pour le vaincre.

Depuis le départ du tandem Juillet-Garaud, il a fait revenir auprès de lui cet Edouard Balladur rencontré chez Pompidou. Balladur est tout le contraire de Chirac. Il est réfléchi quand l'autre parle comme une mitraillette. Il lit volontiers les penseurs économiques quand Chirac préfère l'action. C'est en partie lui qui va donner à Chirac sa stature d'homme d'Etat en le poussant, notamment, en 1992, avec Jérôme Monod et Jacques Friedman, à dire oui au traité de Maastricht, qui instaure la monnaie unique européenne. Chirac deviendra à partir de là un Européen convaincu. Pour l'heure, Edouard Balladur va bâtir le nouvel engouement politique du RPR pour le libéralisme. Chirac n'a pas du tout vu la contradiction qu'il pouvait y avoir à prôner successivement le travaillisme, la lutte contre l'Europe, le pragmatisme radical et maintenant cet ultralibéralisme qui louche vers les succès américains de Ronald Reagan. Ses adversaires moquent cette démagogie et ce manque de conviction mais ses amis louent "sa formidable disponibilité intellectuelle". La droite gagne les élections législatives de 1986, Chirac devient premier ministre, Balladur, en charge de l'économie, fait figure de vice-premier ministre, on lance les privatisations et roulez jeunesse ! C'est si bon d'être en action.

Seulement Chirac a rencontré son maître. François Mitterrand, président démuni de pouvoir par la cohabitation, n'a rien perdu de son acuité politique. Sans doute a-t-il perçu en Chirac un potentiel. "Peut-être cet homme lisse dont le regard s'isole quelquefois va-t-il sortir du rôle où il enferme sa carrière, a-t-il écrit en 1976,peut-être va-t-il prendre une autre mesure de ce qu'il est, de ce qu'il peut." Mais lorsqu'il le voit face à lui, au conseil des ministres, pendant les deux ans de leur cohabitation, il comprend qu'il n'est pas prêt.

La défaite de Chirac va être sévère. Sans appel. Humiliante. Pendant tout l'été 1988, Chirac promène dans les couloirs de l'Hôtel de Ville une mine de six pieds de long. Du désaveu cinglant qu'il vient de subir, il ne dit rien. Mais Bernadette a résumé cette souffrance de la manière la plus juste : "Décidément, les Français n'aiment pas mon mari..." Le fils adoré de Marie-Louise n'est pas aimé ? Il va falloir que cela change. Un soir, il reçoit ses collaborateurs pour leur confier : "Je dois repartir. Je n'ai pas le choix. Acceptez-vous de m'aider ?" Faut-il ne pas s'imaginer d'autre destin quand tout, pourtant, pourrait vous pousser à bifurquer vers autre chose...

Dans la solitude qui suit les défaites, le clan Chirac s'est ressoudé. Bernadette, d'abord, qui, malgré les incartades de son mari, continue à recevoir ses alliés politiques et à le remplacer dans bien des manifestations officielles. Mais aussi sa fille cadette, Claude. Depuis le milieu des années 1970, les Chirac vivent une tragédie intime dont ils parlent peu. Leur fille aînée, Laurence, est malade. Une anorexie grave qui leur a fait remuer ciel et terre pour trouver les médecins qui pourraient la guérir. En vain. Peut-on mesurer plus cruellement la relativité du pouvoir ? Laurence vit en retrait du milieu que fréquentent ses parents. Et Claude, la cadette, voudrait se donner une utilité. Les collaborateurs de Chirac voient donc d'abord dans son arrivée au sein du cabinet, à l'Hôtel de Ville, les effets de la culpabilité d'un père qui voudrait au moins rattraper les choses avec sa cadette. Elle va devenir l'un des élements les plus essentiels de la galaxie chiraquienne.

Car Jacques Chirac a décidé de reconquérir les Français et il s'y prend méthodiquement. A partir de la fin de 1988, il entreprend de reconstruire son image, consulte les meilleurs conseillers en communication, apprend à maîtriser la télévision. Et, surtout, débute ses plongées en province qui vont faire son succès. Une fois par mois, il part avec Claude passer deux jours dans un département français, à la rencontre de chefs d'entreprise, de présidents d'association, d'artisans. Il substitue au dessein qu'il pourrait avoir pour la France le désir d'embrasser tous les Français.

Sur le plan politique, les choses ont été magnifiquement arrangées. Très vite, il a compris que les scandales du mitterrandisme finissant obéraient les chances de la gauche de l'emporter aux législatives de 1993. Depuis 1988, il tente de maintenir un mur presque étanche pour empêcher toute alliance avec le Front national. Il mène la droite à la victoire dans une campagne de rouleau-compresseur. Mais il a décidé de laisser reposer sa victoire. La cohabitation de 1986 l'a humilié. Mieux, il en a tiré la certitude que celui qui tient Matignon ne peut ensuite parvenir à emporter l'Elysée. "C'est un boulot de chien, dit-il du rôle de chef de gouvernement, on n'a pas le temps de penser." Il a donc tout prévu : Edouard Balladur, son conseiller le plus proche, "le meilleur", a dit comme toujours Chirac, ira à sa place. Malgré les mises en garde d'Alain Juppé, de Philippe Séguin, de Giscard même, qui n'en revient pas de voir son ancien "meurtrier" prêt à mettre en place ce Balladur dont il ne doute pas que Matignon lui donnera des ambitions présidentielles. Chirac ne veut rien entendre. Charles Pasqua, qui s'est éloigné parce qu'il ne souffre plus de voir l'engouement de "Jacques" pour "Edouard", résume alors les choses : "Chirac a décidé de jouer à la roulette belge. Celle où l'on place six balles dans le barillet."

L'enfer va commencer. Car jamais désertion n'aura été plus rapide et plus complète que celle des anciens supporteurs de Chirac. Tout se passe comme s'il payait soudain sa négligence volontaire à l'égard des idées et ses "meurtres" passés. Les députés UDF, qui n'ont pas digéré 1981, se jettent dans les bras du nouveau premier ministre. Les élus RPR les suivent par dizaines. Nicolas Sarkozy est devenu son ministre le plus en vue en même temps que son stratège. Patrick Devedjian est son porte-parole. Jusqu'à Michel Roussin, l'ancien directeur de cabinet du maire de Paris, qui connaît tout des secrets politiques et financiers des Chirac et qui a fini pourtant par se lasser et a accepté un ministère. Ils peuvent bien tutoyer depuis dix ans Chirac, ce qu'ils aiment avant tout, c'est pouvoir respecter Balladur. On connaît la suite. La vogue balladurienne et la solitude absolue de Chirac. La stratégie de pouvoir mise en place par Edouard et la "fracture sociale", ce concept miraculeux adopté par Jacques afin de repousser sur sa droite son rival. Le déclin de l'un et la remontée de l'autre. La victoire du 7 mai 1995 et cette absence de réconciliation avec les balladuriens qui a tout compromis.

Plusieurs hommes et femmes ont émergé de cette période. Dominique de Villepin, beau hussard lyrique dont Chirac a fait dès 1995 son secrétaire général à l'Elysée. Claude Chirac, devenue désormais l'incontournable conseillère en communication de son père. Du camp des battus, on retiendra surtout Nicolas Sarkozy, le seul à avoir transformé son rôle de traître en celui de brillant et agaçant baron de la droite. Mais c'est dans le camp des vainqueurs que Chirac a trouvé le nouvel élément du tandem : Alain Juppé. Il a retiré de cette période une relation exceptionnelle avec Chirac, qui a trouvé en lui ce cerveau qu'il cherche, ce fidèle qui lui manquait, et peut-être ce dauphin qu'aucun homme politique n'espère jamais vraiment.

C'est aussi à la solidité de ce duo, à son enfermement peut-être, que l'on doit les débuts manqués du septennat de Jacques Chirac. Car Juppé à Matignon est un fusible que Chirac n'a jamais accepté de faire sauter. Malgré les mouvements sociaux de 1995. Malgré les soubresauts de la droite. Malgré son rejet par l'opinion. C'est en partie pour le maintenir qu'il a engagé la dissolution de 1997. Désastreuse dissolution, soldée par la victoire de la gauche, qui vaudra à l'Elysée de recevoir un courrier acerbe par sacs entiers.

Cinq ans de cohabitation n'ont pourtant pas entamé le démon du pouvoir chiraquien. Peut-être, tout de même, les échecs politiques, la minceur de son bilan, les instructions menées par les juges l'ont-elles rendu seulement plus incertain sur sa réélection. "Les socialistes ont un boulevard devant eux", a très vite jugé Alain Madelin. Lionel Jospin donne pourtant quelques belles armes à Jacques Chirac. Et d'abord ce quinquennat dont il pousse l'adoption alors qu'il sert au premier chef ce président de 69 ans qui, s'il porte encore beau, a bien conscience que les Français calculeront qu'un nouveau septennat l'amènerait à l'Elysée jusqu'à 76 ans... Puis cette inversion du calendrier électoral qui va pousser la Gauche plurielle à se diviser. Chirac, lui, croit surtout que l'orgueil du premier ministre le perdra.

Les moins de 20 % obtenus par Jacques Chirac au premier tour de la présidentielle de 2002 sont pourtant le résultat de tout ce passé. Le résultat des désillusions et de l'exaspération devant le bilan du septennat, mais aussi de la fidélité de cet électorat qui l'a toujours jugé si sympathique et si humain. Le score du second tour est celui des circonstances. Mais il est à l'image, dans son extravagance même, de l'aventure étonnante de celui qui revient pour cinq ans à l'Elysée.

Raphaëlle Bacqué