Il est un peu plus de 20 heures, ce 4 juillet 2003. «C'est Lionel.»
Daniel Vaillant est attendu par des amis dans un restaurant du quartier
Rivoli, à Paris. Comme la France entière, l'ancien ministre de l'Intérieur
vient d'apprendre par les ondes l'arrestation d'Yvan Colonna. De la
patience des hommes du Raid, de la bergerie-repaire, de la dégaine
hirsute et barbue de l'«ennemi public numéro un», Nicolas Sarkozy,
son successeur à Beauvau, a déjà tout raconté. Au fond de lui, Daniel
Vaillant est «soulagé». Son téléphone portable sonne. «C'est
Lionel.» Jospin veut savoir. L'ancien Premier ministre cherche
à comprendre pourquoi l'arrestation a eu lieu maintenant, à quarante-huit
heures d'un référendum décisif pour l'avenir institutionnel de la
Corse. Il ne peut, ni ne veut réagir, alors il suggère un argumentaire.
C'est «l'ami Daniel» qui dira pour lui. Notamment que «ce
n'est pas Nicolas Sarkozy qui a arrêté Colonna. Ce sont les policiers
sous l'autorité des juges antiterroristes».
«J'ai cru que c'était bon»
Des occasions de «coffrer» Colonna, la gauche en a eu. Et de belles.
«Colonna arrêté, Jospin était au second tour, se surprend à
rêver un de ses anciens collaborateurs. On savait l'enjeu capital,
y compris du point de vue électoral. Nous avons vraiment tout fait.»
A quelques semaines du premier tour de la présidentielle, la gendarmerie
alors dirigée par Pierre Steinmetz, actuel directeur de cabinet
de Jean-Pierre Raffarin vient proposer une opération exceptionnelle
à Daniel Vaillant. Des avions spécialement équipés survoleraient le
maquis pour repérer toute présence dans les paillotes et bergeries
et préviendraient des équipes au sol prêtes à intervenir. Au dernier
moment, l'idée fut abandonnée : la technologie, aussi pointue fut-elle,
n'était pas assez fiable. Daniel Vaillant avoue «y avoir cru»
et assure que «tout a été tenté, jusqu'au bout». Même les services
secrets ont apporté leur concours à la quête de Colonna. Au Costa
Rica, les agents de la DST sont mis sur la piste... d'un vague sosie.
Plus sérieusement, sur la foi d'un renseignement, les enquêteurs ont
été guidés vers la Sardaigne : le berger de Cargèse devait quitter,
dans la nuit du 5 au 6 février 2002, l'île italienne pour la Corse.
Une vedette rapide des douanes fut affrétée, une équipe de télévision
mise au parfum mais, sur le bateau arraisonné, point de Colonna.
Pas plus qu'il ne se trouvait, dans la nuit du 2 avril 2001, dans
la bergerie de Vico (Corse-du-Sud), au lieu-dit San Martino lorsque
les hommes de l'Office central de répression du banditisme (l'ex-antigang)
la prennent d'assaut. C'est Roger Marion, alors numéro deux de la
police judiciaire, qui les a mis sur le coup. Les enquêteurs sont
conduits depuis le Val-de-Marne département d'où une lettre
signée Yvan Colonna, «patriote recherché», et adressée à l'hebdomadaire
nationaliste U Ribombu, a été postée le 19 décembre 2000
jusqu'au maquis. Juste avant que les policiers n'interviennent, Daniel
Vaillant est réveillé par son directeur de la police nationale, déjà
en poste sous Chevènement, Patrice Bergougnoux. «J'ai cru que c'était
bon», confie rétrospectivement l'ancien ministre. Mais Yvan Colonna
a déjà mis les bouts. L'antigang trouvera des traces de son passage,
un fusil de type Ruger, des munitions et des explosifs à usage agricole.
Cette fois-là comme beaucoup d'autres, il y a eu «un problème
de méthode et d'hommes». Tous les conseillers chargés de la Corse
aux cabinets de Jean-Pierre Chevènement, Daniel Vaillant et Lionel
Jospin le reconnaissent volontiers. «Nous, on ne rentrait
pas dans l'enquête. On laissait faire les policiers et les juges.
Sarko, il fait à la place. La séparation des pouvoirs, il s'en fout»,
confie une éminence grise de la jospinie. Un autre concède : «Notre
dispositif n'a pas fonctionné correctement. Et nos hommes clés n'étaient
pas les bons.»
Huis clos et bon plaisir
Des aveux, signes d'une incroyable faiblesse du pouvoir politique,
d'une incapacité des ministres à dicter leur loi aux responsables
administratifs. Les «hom mes clés» en question sont deux :
Patrice Bergougnoux et Roger Marion (2). Le premier, directeur général
de la police nationale, est l'interface entre les responsables gouvernementaux
et les flics. Actuellement préfet du Val-de-Marne, il est CRS de formation
et a longtemps été militant à la Fasp, syndicat de gauche. Le second,
aujourd'hui préfet chargé de la sécurité à Marseille, a été successivement
patron de l'antiterrorisme, puis numéro deux de la police judiciaire.
Il jouit d'une réputation double : très bon flic (il a démantelé le
réseau islamiste des attentats de 1995), mais en même temps perso,
colérique et hâbleur.
Bergougnoux et Marion sont liés par un pacte complexe. Le directeur
de la police a besoin de résultats : qui d'autre que le meilleur flic
de France peut les lui apporter ? Marion, lui, cherche à obtenir la
confiance du pouvoir : qui mieux que le directeur de la police nationale
peut la lui assurer ? Dès lors, ils travaillent en huis clos, disposent
de tous les moyens, concentrent toutes les informations, déclenchent
toutes les recherches autour d'Yvan Colonna et informent, selon leur
bon plaisir, les ministres.
Ni Chevènement, ni Vaillant, ni Jospin n'y trouvent à redire. Ils
font confiance. Et, pourtant, ils disposent depuis novembre 1999 d'une
enquête parlementaire sur le fonctionnement des forces de sécurité
en Corse. Et comme le résume parfaitement le président de l'Assemblée
nationale de l'époque, Raymond Forni : «C'est le bordel !» C'est
le «bordel» chez les juges, chez les policiers, et entre les juges
et les policiers. Un «bordel» que laisse perdurer, par mansuétude
et par faiblesse, la gauche. Il lui éclate à la figure, dès le début
de la cavale d'Yvan Colonna. Le suspect échappe aux enquêteurs alors
que son nom est cité, sur procès-verbal en date du 22 mai 1999, par
l'épouse d'un de ses complices supposés. En charge de l'enquête, Roger
Marion ne percute pas. Il ne donne pas l'ordre immédiatement à son
second, Jean-François Lelièvre, alors en Corse, d'aller «serrer» Colonna.
Le présumé tueur de préfet bénéficiera de vingt-quatre heures de tranquillité,
largement le temps de tenir une mini-conférence de presse et de prendre
la tangente.
Le plus fin limier de France incapable de saisir la situation ? Il
est aveuglé par sa propre réussite, expliquent plusieurs de ses anciens
collègues. «Il souffre du syndrome Paris-Match, dit
l'un d'eux. Il sait qu'il va faire les gros titres (de la presse,
ndlr) pour avoir mis au trou le commando Erignac (cinq hommes,
ndlr). Il savoure sa victoire et ne voit pas qu'un élément essentiel
du puzzle manque. Il est déjà en train de sabler le champagne alors
qu'on est toujours dans la soute.» Comme l'écrit diplomatiquement
le juge antiterroriste Gilbert Thiel dans son ouvrage Ne réveillez
pas un juge qui dort (3) : «Il s'agissait à mon sens d'un loupé,
d'un défaut d'évaluation de la situation au moment des premières interpellations.»
Autre «loupé» : l'absence de communication claire sur le cas Jean-Hugues
Colonna. Le père du berger de Cargèse est ancien conseiller de deux
ministres de l'Intérieur (Pierre Joxe et Philippe Marchand) et député.
Sa connivence politique avec le gouvernement Jospin ne fait aucun
doute. Pour autant, il ne semble pas avoir usé de son CV pour protéger
son fils. La faute de Jospin, chantre de la transparence, est de ne
pas l'avoir fait savoir clairement.
«GRB, groupe de recherche du berger»
En «décentralisant» le «meilleur flic de France» (l'expression
est signée Chevènement) à Marseille et son acolyte Bergougnoux en
banlieue parisienne, Sarkozy avoue avoir «fait le ménage».
Pour imposer ses hommes et sa méthode. C'est son bras droit et directeur
de cabinet, Claude Guéant, qui a coordonné l'enquête alors que ses
prédécesseurs étaient simplement «avertis» par le DGPN. Chaque
semaine, il a réuni, dans son bureau, le «GRB, le groupe de recherche
du berger», une poignée d'hommes tenus au secret. En vertu du
principe qu'«on ne peut pas tout tout seul», chacun est invité
à délivrer aux autres ses informations. De temps à autre, le ministre
lui-même se mêle de la partie. «On sent alors une vraie conduite
d'enquête», assure un des participants qui a connu les deux époques.
Ce changement de méthode aura surtout eu pour vertu de provoquer
la chance. Car, contrairement à ce qu'a prétendu Nicolas Sarkozy,
ce n'est pas le déploiement de moyens inédits pour quadriller les
deux cents bergeries de Corse, qui aura permis d'arrêter le fuyard.
«Un bluff destiné à enfumer l'opinion», selon un policier parfait
connaisseur du dossier et du terrain. Colonna a été arrêté parce qu'il
a été donné. Autour du 1er avril 2003, un policier spécialiste de
la Corse est contacté par un militant nationaliste. Il ne sait pas
où précisément se terre le berger de Cargèse. Mais il connaît certains
intermédiaires entre le fuyard et sa famille, des livreurs de paquets,
des porteurs de renseignements. Pour une histoire de coeur, le «natio»
balance. Quinze jours plus tard, recevant à sa table, place Beauvau,
un groupe de journalistes, Nicolas Sarkozy peut alors apparaître «plus
certain que jamais» de la prochaine arrestation d'Yvan Colonna.
Dix semaines plus tard, c'est chose faite. La droite a su saisir la
chance que la gauche ne s'est même pas offerte.
(1) Ed. Albin Michel (2003).
(2) Contactés, l'un et l'autre n'ont pas donné suite.
(3) Ed. Fayard (2002).