LE MONDE | 27.11.02 | 09h44
MIS A JOUR LE 27.11.02 | 15h05
Quand Jospin a buté sur les "LU"

 

Le 13 mars, le candidat Jospin était apostrophé à Evry par des syndicalistes de l'usine de biscuits LU. Questions acerbes, réponses glacées, sous le regard des télévisions. Quinze jours plus tard, Jacques Chirac se tira mieux de la même situation, loin des caméras. Décryptage.

En politique aussi, seule la victoire est belle. Les spécialistes américains de la mécanique électorale ont même inventé un théorème que conserve en tête, six mois après le 21 avril, une ancienne de L'Atelier de Lionel Jospin : "Il faut savoir ce que l'on veut : gagner ou avoir raison. Jospin, lui, voulait avoir raison." Lui qui se disait "là pour gagner" a perdu sans livrer combat contre Chirac, le seul qu'il attendait, à entendre son entourage.

Si Lionel Jospin et Jacques Chirac ne se sont finalement pas affrontés au second tour de l'élection présidentielle, au moins ont-ils eu durant la campagne une occasion de se mesurer sur le même terrain. A quinze jours d'intervalle, Jospin et Chirac face aux mêmes porte-parole de la colère syndicale des ouvriers de LU. Un jeu de massacre télévisé dont il restera les images, et quelles images ! Les deux candidats se voyaient soudain confrontés à un échantillon de ces "oubliés" de la croissance, confrontés aussi à une question cruciale : les hommes politiques ont-ils encore le pouvoir de réguler, sinon d'éviter, les dégâts de la mondialisation libérale ? La démocratie a-t-elle encore un sens quand l'économie semble dicter sa loi ?

Revoyons ce "télé-duel". Tout dans le déplacement d'Evry, ce 13 mars, aurait dû indiquer au premier ministre un possible "coup de vent", à commencer par la présence dans la commune voisine de Ris-Orangis d'une usine LU, appartenant au groupe Danone, promise à la fermeture en 2004. Quand le plan social du champion français de l'agroalimentaire a été dévoilé en janvier 2001 (Le Monde du 10 janvier 2001), les maires des communes concernées supplient Jean-René Buisson, secrétaire général de Danone et à l'époque directeur des ressources humaines, d'attendre les élections municipales avant de l'officialiser. Puis c'est le boycottage, d'ampleur nationale, d'une marque familière, d'une entreprise réputée sociale. En quelques jours, Danone est associée aux termes de "licenciements boursiers", la gauche "mouvementiste" enfourche un sujet de mobilisation idéal contre l'arrogance des multinationales. Danone, entreprise qui ne faisait pas mystère de ses liens de consanguinité avec la gauche, devient symbole de la conversion de cette dernière aux thèses "sociales libérales". Que fallait-il de plus pour que Jospin se méfie ?

Mais sur l'agenda du premier ministre, ce jour-là, rien n'est entouré en rouge. D'ailleurs, c'est plutôt le candidat, encore solidement installé dans les sondages, qui s'en va pour une rencontre avec la fine fleur de la recherche française au Génopole d'Evry, dans l'Essonne. Le chauffeur et garde du corps, Thierry, n'utilise pas de gyrophare et, bien sûr, il n'y a pas de motard. Dans les embouteillages de l'autoroute du Sud, le candidat relit méticuleusement un entretien accordé au Figaro, donne par téléphone ses instructions avant publication. Les trois autres passagers sont silencieux : Pierre Guellman, le conseiller pour la recherche, Jean-Paul Huchon, le président socialiste de la région Ile-de-France, et le mathématicien Michel Broué, ancien lambertiste comme Jospin, qui fut son maître politique à 20 ans. Il préside le comité de soutien scientifique du candidat et, à ce titre, a soigneusement préparé cette journée.

Une heure avant le départ de Matignon, Manuel Valls, maire d'Evry et ancien conseiller du premier ministre pour la communication, alerte François Hollande sur les risques de perturbation par les salariés de l'usine LU. Jospin lui-même l'appelle : "Tu en penses quoi ?" Valls l'informe alors qu'une poignée de syndicalistes souhaitent lui parler, et le met en garde : "Si tu les vois devant les télés, ce sera l'image du jour." Jospin abrège : "C'est le maire que j'appelle, pas mon ancien conseiller..." Il a encore le choix. Selon les témoins, il glisse d'abord à Pierre Guellman qu'il faudra sans doute "faire recevoir" les LU, car il n'en aura pas le temps lui-même. Mais à l'approche du Génopole il aperçoit un petit attroupement d'infirmières, et à quelques mètres un autre, plus modeste encore. Les LU. Thierry fait valoir qu'aucun de ces deux rassemblements n'empêche la voiture d'accéder au lieu de la réunion. Instinct d'ange gardien. On peut esquiver. Mais Jospin se ravise. Il ordonne au chauffeur de stopper. Thierry, étonné, insiste, mais Jospin veut décidément y aller. On dirait qu'il a retrouvé son allant de candidat. Il va au contact. Se décidera-t-il enfin à "prendre du plaisir, à oublier Chirac", comme l'en implore Jean Glavany, son directeur de campagne, depuis des semaines ?

D'ailleurs, en avril 2001, de passage dans l'Essonne, à Marcoussis, le premier ministre s'était montré à l'aise face aux LU, à huis clos. Le courant était passé. Peu de temps après l'annonce du plan social, il avait aussi échangé quelques mots avec le PDG de Danone dans une réception officielle, et demandé le pourquoi de ces licenciements "boursiers". "Je dois répondre devant mes actionnaires", lui avait expliqué Frank Riboud. "Et moi devant les citoyens", avait sèchement rétorqué Jospin. De toute la crise Danone, ces quelques mots furent en tout et pour tout les seuls qu'échangèrent le chef du gouvernement et le patron d'une des plus grandes entreprises multinationales françaises. "Face à un tel acharnement médiatique, nous avons fait une dizaine de demandes d'entrevue au premier ministre, nous n'avons même pas eu de réponse à nos courriers", s'étonne encore aujourd'hui Jean-René Buisson. Jospin est-il donc bien préparé à ce qui l'attend ? En tout cas, il ne dévie pas.

D'abord les infirmières. Bref salut plein de cordialité. Au revoir mesdames ! Puis, Jospin traverse la rue. Et là, un mur. Ils ne sont qu'une dizaine tout au plus. Ce n'est pas ce qu'on a dit, un complot de militants hargneux de Lutte ouvrière. Les ténors de l'intersyndicale sont trois. Farid Djitli, d'abord, 49 ans, électromécanicien, élu CGT et majoritaire parmi les ouvriers. Sympathisant socialiste actif... Mais pas au point de voter le 21 avril. Pour sanctionner, dit-il, "l'impuissance de la gauche" à faire plier Danone. Il aurait dû être le modérateur, mais il ne dira pas un mot, "par crainte d'en rajouter", laissant ses camarades monter au filet. Patrick Régnier, ensuite, ancien cégétiste passé à la CFTC en même temps qu'il accédait à la maîtrise, syndicaliste consciencieux, incollable sur les chiffres du bilan de l'usine, mais dont ses copains parlent comme d'un "révolté". Révolté que Danone ait "mis en cause le professionnalisme des salariés" en évoquant des "coûts contrôlables trop élevés" au lieu d'annoncer simplement que l'usine d'Evry devait fermer, comme celle de Calais, pour cause de surcapacités de production. Lui non plus ne votera pas pour le premier ministre "d'un gouvernement soi-disant de gauche".

Enfin, et surtout, Philippe Aoune, 43 ans, cariste, délégué FO. Il a été candidat de la LCR à Evry. Un passage par LO lui a laissé le goût amer d'une "dictature". Un politique ? Ce serait beaucoup dire. Mais une tête brûlée sûrement, qui reconnaît aimer la bagarre : "Ça allait tourner à un coup monté par Valls, avec des questions arrangées, des réponses langue de bois. Ça ne m'intéressait pas." Philippe ne sait pas trop expliquer pourquoi Jospin se jette directement sur lui : "Peut-être à cause de ma casquette rouge, de mon T-shirt pour le boycottage et de mes badges." Jospin le salue en premier.

Philippe Aoune demande d'abord ce que va faire le gouvernement contre les licenciements. Jospin répond emplois-jeunes. Philippe l'interrompt aussitôt : "Vous pourriez, vous, vivre avec 4 000 francs par mois ?" Touché. Patrick Régnier intervient. Son truc à lui (il répétera la même anecdote quinze jours plus tard devant Chirac), c'est l'arrogance des patrons. "Riboud nous a dit devant quarante témoins que les politiques, il leur crachait à la gueule !" Jospin avoue qu'il n'a pas eu l'occasion de le rencontrer, mais qu'"il ne lui a jamais dit ça". "On se demande si on ne doit pas voter directement pour les patrons, puisque ce sont eux qui commandent", surenchérit Aoune. "Essayez cette solution", lâche alors un Jospin glacial, s'en allant déjà.

Le premier ministre peut se dire que, pour prix de son désarroi publiquement affiché, il a, au moins, fait tomber un masque : cette ultragauche-là est prête à faire le jeu des patrons, du Medef, de la droite, donc de Chirac. C'est du reste la leçon qu'en tire aujourd'hui encore Jean Glavany : "Complot ou pas, ces gens-là ont montré leur irresponsabilité."

Du reste de l'histoire, La Fontaine eût pu faire une fable : Maître Chirac par la mésaventure instruit se trouve quinze jours plus tard en Essonne. Georges Tron, autre député du cru, RPR, contacte les syndicalistes pour qu'ils se trouvent au stade de Savigny-sur-Orge (Essonne) au jour dit de la visite du président. Mais, cette fois, l'affaire n'est pas traitée à la légère. Les policiers des RG identifient les ouvriers et leur permettent de passer un à un le cordon de sécurité. Chirac les invite à le suivre dans la maison du gardien, loin des caméras. Seule une équipe de Canal+ qui tourne les coulisses de la campagne a pensé à prêter une minicaméra à Slimane, l'un des ouvriers. Celui-là a filmé l'échange, mais, différence de taille avec la mésaventure de Jospin, ce sont des images pour l'histoire. On ne les verra qu'après l'élection, qui plus est sur une chaîne cryptée. Qu'y voit-on ? Chirac n'apporte aucune réponse aux questions des LU sur les licenciements boursiers, mais leur demande s'ils les ont aussi "posées au premier ministre ?", puis il réussit à glisser qu'il va "quand même appeler Mme Guigou". Enfin il ironise sur Frank Riboud : "Quand on sait qu'il se présente dans le monde entier comme le patron social !"

Auprès du président, son attachée de presse Agathe Sansom affirme qu'il n'y avait rien de spécialement préparé, comme pour souligner la contre-performance de Jospin. "Simplement la routine : des gens veulent voir Chirac, ils le font savoir, on les reçoit, discrètement. C'est tout."

De toutes les explications sur la mésaventure de Lionel Jospin à Evry, c'est celle d'un ratage de communication qui convainc le moins. Ce jour-là, aucun communiquant n'était auprès du candidat, tous retenus par la préparation d'autres déplacements. De toute façon Jospin ne leur aurait pas sacrifié Michel Broué, lequel était bien le dernier qui aurait songé à le mettre en garde contre un brouillage possible du message : "Le soir, avoue-t-il, devant ma télé, quand j'ai vu que les journalistes n'avaient rien retenu de la rencontre avec les chercheurs je n'en suis pas revenu." Au moins dans cette frêle équipée Jospin s'est-il montré naturel. Maître de son destin. La collision entre Jospin et les LU n'était pas un obstacle "inscrit": "Il semblait être là par devoir, s'étonne encore aujourd'hui Manuel Valls, il reculait." Alors on échafaude. S'il a choisi de ne pas fuir, pourquoi tant de maladresse, si peu d'empathie ? Là ou Chirac fait parler son métier, Jospin, le trotskiste contrarié, l'homme aux nombreux lapsus, semble à nouveau victime de la cohabitation de ses personnalités multiples. "Tout aurait été plus simple s'il avait quitté Matignon, pense Stéphane Fouks, en charge de la communication avec Jacques Séguéla. En s'obstinant, Jospin se condamnait à une campagne en zigzag, entre bilan et projet."

Quelques semaines plus tard, conformément à la remarque prémonitoire de Philippe Aoun, le président réélu installe un patron, Francis Mer, à Bercy. Aujourd'hui, le syndicaliste FO dit, sans l'ombre d'un regret, qu'au moins, avec un gouvernement de droite, "ça bougera plus dans les luttes". Comme en 1995, où cinq semaines de grèves avaient permis d'arracher des hausses de salaires qui font des ouvriers de cette usine les mieux payés de la branche biscuit en France. De toute façon, dans sa cité, on lui a dit qu'il avait bien fait de ne pas se dégonfler. Début octobre à Evry, les LU assistaient à un meeting de François Hollande. A la fin, ils ont voulu poser "leurs" questions au premier secrétaire. Manuel Valls a gentiment éconduit les journalistes qui se pressaient déjà, micro en main. Jurant mais un peu tard...

Sylvain Attal

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.11.02