En politique aussi, seule la victoire est belle. Les spécialistes
américains de la mécanique électorale ont même inventé un théorème
que conserve en tête, six mois après le 21 avril, une ancienne
de L'Atelier de Lionel Jospin : "Il faut savoir ce que l'on
veut : gagner ou avoir raison. Jospin, lui, voulait avoir raison."
Lui qui se disait "là pour gagner" a perdu sans livrer combat
contre Chirac, le seul qu'il attendait, à entendre son entourage.
Si Lionel Jospin et Jacques Chirac ne se sont finalement pas affrontés
au second tour de l'élection présidentielle, au moins ont-ils eu durant
la campagne une occasion de se mesurer sur le même terrain. A quinze
jours d'intervalle, Jospin et Chirac face aux mêmes porte-parole de
la colère syndicale des ouvriers de LU. Un jeu de massacre télévisé
dont il restera les images, et quelles images ! Les deux candidats
se voyaient soudain confrontés à un échantillon de ces "oubliés" de
la croissance, confrontés aussi à une question cruciale : les
hommes politiques ont-ils encore le pouvoir de réguler, sinon d'éviter,
les dégâts de la mondialisation libérale ? La démocratie a-t-elle
encore un sens quand l'économie semble dicter sa loi ?
Revoyons ce "télé-duel". Tout dans le déplacement d'Evry, ce 13 mars,
aurait dû indiquer au premier ministre un possible "coup de vent",
à commencer par la présence dans la commune voisine de Ris-Orangis
d'une usine LU, appartenant au groupe Danone, promise à la fermeture
en 2004. Quand le plan social du champion français de l'agroalimentaire
a été dévoilé en janvier 2001 (Le Monde du 10 janvier 2001),
les maires des communes concernées supplient Jean-René Buisson, secrétaire
général de Danone et à l'époque directeur des ressources humaines,
d'attendre les élections municipales avant de l'officialiser. Puis
c'est le boycottage, d'ampleur nationale, d'une marque familière,
d'une entreprise réputée sociale. En quelques jours, Danone est associée
aux termes de "licenciements boursiers", la gauche "mouvementiste"
enfourche un sujet de mobilisation idéal contre l'arrogance des
multinationales. Danone, entreprise qui ne faisait pas mystère de
ses liens de consanguinité avec la gauche, devient symbole de la conversion
de cette dernière aux thèses "sociales libérales". Que fallait-il
de plus pour que Jospin se méfie ?
Mais sur l'agenda du premier ministre, ce jour-là, rien n'est entouré
en rouge. D'ailleurs, c'est plutôt le candidat, encore solidement
installé dans les sondages, qui s'en va pour une rencontre avec la
fine fleur de la recherche française au Génopole d'Evry, dans l'Essonne.
Le chauffeur et garde du corps, Thierry, n'utilise pas de gyrophare
et, bien sûr, il n'y a pas de motard. Dans les embouteillages de l'autoroute
du Sud, le candidat relit méticuleusement un entretien accordé au
Figaro, donne par téléphone ses instructions avant publication.
Les trois autres passagers sont silencieux : Pierre Guellman,
le conseiller pour la recherche, Jean-Paul Huchon, le président socialiste
de la région Ile-de-France, et le mathématicien Michel Broué, ancien
lambertiste comme Jospin, qui fut son maître politique à 20 ans. Il
préside le comité de soutien scientifique du candidat et, à ce titre,
a soigneusement préparé cette journée.
Une heure avant le départ de Matignon, Manuel Valls, maire d'Evry
et ancien conseiller du premier ministre pour la communication, alerte
François Hollande sur les risques de perturbation par les salariés
de l'usine LU. Jospin lui-même l'appelle : "Tu en penses quoi ?"
Valls l'informe alors qu'une poignée de syndicalistes souhaitent
lui parler, et le met en garde : "Si tu les vois devant les
télés, ce sera l'image du jour." Jospin abrège : "C'est
le maire que j'appelle, pas mon ancien conseiller..." Il a encore
le choix. Selon les témoins, il glisse d'abord à Pierre Guellman qu'il
faudra sans doute "faire recevoir" les LU, car il n'en aura
pas le temps lui-même. Mais à l'approche du Génopole il aperçoit un
petit attroupement d'infirmières, et à quelques mètres un autre, plus
modeste encore. Les LU. Thierry fait valoir qu'aucun de ces deux rassemblements
n'empêche la voiture d'accéder au lieu de la réunion. Instinct d'ange
gardien. On peut esquiver. Mais Jospin se ravise. Il ordonne au chauffeur
de stopper. Thierry, étonné, insiste, mais Jospin veut décidément
y aller. On dirait qu'il a retrouvé son allant de candidat. Il va
au contact. Se décidera-t-il enfin à "prendre du plaisir, à oublier
Chirac", comme l'en implore Jean Glavany, son directeur de campagne,
depuis des semaines ?
D'ailleurs, en avril 2001, de passage dans l'Essonne, à Marcoussis,
le premier ministre s'était montré à l'aise face aux LU, à huis clos.
Le courant était passé. Peu de temps après l'annonce du plan social,
il avait aussi échangé quelques mots avec le PDG de Danone dans une
réception officielle, et demandé le pourquoi de ces licenciements
"boursiers". "Je dois répondre devant mes actionnaires",
lui avait expliqué Frank Riboud. "Et moi devant les citoyens",
avait sèchement rétorqué Jospin. De toute la crise Danone, ces quelques
mots furent en tout et pour tout les seuls qu'échangèrent le chef
du gouvernement et le patron d'une des plus grandes entreprises multinationales
françaises. "Face à un tel acharnement médiatique, nous avons fait
une dizaine de demandes d'entrevue au premier ministre, nous n'avons
même pas eu de réponse à nos courriers", s'étonne encore aujourd'hui
Jean-René Buisson. Jospin est-il donc bien préparé à ce qui l'attend ?
En tout cas, il ne dévie pas.
D'abord les infirmières. Bref salut plein de cordialité. Au revoir
mesdames ! Puis, Jospin traverse la rue. Et là, un mur. Ils ne
sont qu'une dizaine tout au plus. Ce n'est pas ce qu'on a dit, un
complot de militants hargneux de Lutte ouvrière. Les ténors de l'intersyndicale
sont trois. Farid Djitli, d'abord, 49 ans, électromécanicien, élu
CGT et majoritaire parmi les ouvriers. Sympathisant socialiste actif...
Mais pas au point de voter le 21 avril. Pour sanctionner, dit-il,
"l'impuissance de la gauche" à faire plier Danone. Il aurait
dû être le modérateur, mais il ne dira pas un mot, "par crainte
d'en rajouter", laissant ses camarades monter au filet. Patrick
Régnier, ensuite, ancien cégétiste passé à la CFTC en même temps qu'il
accédait à la maîtrise, syndicaliste consciencieux, incollable sur
les chiffres du bilan de l'usine, mais dont ses copains parlent comme
d'un "révolté". Révolté que Danone ait "mis en cause le professionnalisme
des salariés" en évoquant des "coûts contrôlables trop élevés"
au lieu d'annoncer simplement que l'usine d'Evry devait fermer, comme
celle de Calais, pour cause de surcapacités de production. Lui non
plus ne votera pas pour le premier ministre "d'un gouvernement
soi-disant de gauche".
Enfin, et surtout, Philippe Aoune, 43 ans, cariste, délégué FO. Il
a été candidat de la LCR à Evry. Un passage par LO lui a laissé le
goût amer d'une "dictature". Un politique ? Ce serait
beaucoup dire. Mais une tête brûlée sûrement, qui reconnaît aimer
la bagarre : "Ça allait tourner à un coup monté par Valls,
avec des questions arrangées, des réponses langue de bois. Ça ne m'intéressait
pas." Philippe ne sait pas trop expliquer pourquoi Jospin se jette
directement sur lui : "Peut-être à cause de ma casquette rouge,
de mon T-shirt pour le boycottage et de mes badges." Jospin le
salue en premier.
Philippe Aoune demande d'abord ce que va faire le gouvernement contre
les licenciements. Jospin répond emplois-jeunes. Philippe l'interrompt
aussitôt : "Vous pourriez, vous, vivre avec 4 000 francs
par mois ?" Touché. Patrick Régnier intervient. Son truc
à lui (il répétera la même anecdote quinze jours plus tard devant
Chirac), c'est l'arrogance des patrons. "Riboud nous a dit devant
quarante témoins que les politiques, il leur crachait à la gueule !"
Jospin avoue qu'il n'a pas eu l'occasion de le rencontrer, mais qu'"il
ne lui a jamais dit ça". "On se demande si on ne doit pas voter
directement pour les patrons, puisque ce sont eux qui commandent",
surenchérit Aoune. "Essayez cette solution", lâche alors
un Jospin glacial, s'en allant déjà.
Le premier ministre peut se dire que, pour prix de son désarroi publiquement
affiché, il a, au moins, fait tomber un masque : cette ultragauche-là
est prête à faire le jeu des patrons, du Medef, de la droite, donc
de Chirac. C'est du reste la leçon qu'en tire aujourd'hui encore Jean
Glavany : "Complot ou pas, ces gens-là ont montré leur irresponsabilité."
Du reste de l'histoire, La Fontaine eût pu faire une fable :
Maître Chirac par la mésaventure instruit se trouve quinze jours plus
tard en Essonne. Georges Tron, autre député du cru, RPR, contacte
les syndicalistes pour qu'ils se trouvent au stade de Savigny-sur-Orge
(Essonne) au jour dit de la visite du président. Mais, cette fois,
l'affaire n'est pas traitée à la légère. Les policiers des RG identifient
les ouvriers et leur permettent de passer un à un le cordon de sécurité.
Chirac les invite à le suivre dans la maison du gardien, loin des
caméras. Seule une équipe de Canal+ qui tourne les coulisses de la
campagne a pensé à prêter une minicaméra à Slimane, l'un des ouvriers.
Celui-là a filmé l'échange, mais, différence de taille avec la mésaventure
de Jospin, ce sont des images pour l'histoire. On ne les verra qu'après
l'élection, qui plus est sur une chaîne cryptée. Qu'y voit-on ?
Chirac n'apporte aucune réponse aux questions des LU sur les licenciements
boursiers, mais leur demande s'ils les ont aussi "posées au premier
ministre ?", puis il réussit à glisser qu'il va "quand
même appeler Mme Guigou". Enfin il ironise sur
Frank Riboud : "Quand on sait qu'il se présente dans le monde
entier comme le patron social !"
Auprès du président, son attachée de presse Agathe Sansom affirme
qu'il n'y avait rien de spécialement préparé, comme pour souligner
la contre-performance de Jospin. "Simplement la routine :
des gens veulent voir Chirac, ils le font savoir, on les reçoit, discrètement.
C'est tout."
De toutes les explications sur la mésaventure de Lionel Jospin à
Evry, c'est celle d'un ratage de communication qui convainc le moins.
Ce jour-là, aucun communiquant n'était auprès du candidat, tous retenus
par la préparation d'autres déplacements. De toute façon Jospin ne
leur aurait pas sacrifié Michel Broué, lequel était bien le dernier
qui aurait songé à le mettre en garde contre un brouillage possible
du message : "Le soir, avoue-t-il, devant ma télé,
quand j'ai vu que les journalistes n'avaient rien retenu de la rencontre
avec les chercheurs je n'en suis pas revenu." Au moins dans cette
frêle équipée Jospin s'est-il montré naturel. Maître de son destin.
La collision entre Jospin et les LU n'était pas un obstacle "inscrit":
"Il semblait être là par devoir, s'étonne encore aujourd'hui
Manuel Valls, il reculait." Alors on échafaude.
S'il a choisi de ne pas fuir, pourquoi tant de maladresse, si peu
d'empathie ? Là ou Chirac fait parler son métier, Jospin, le
trotskiste contrarié, l'homme aux nombreux lapsus, semble à nouveau
victime de la cohabitation de ses personnalités multiples. "Tout
aurait été plus simple s'il avait quitté Matignon, pense Stéphane
Fouks, en charge de la communication avec Jacques Séguéla. En s'obstinant,
Jospin se condamnait à une campagne en zigzag, entre bilan et projet."
Quelques semaines plus tard, conformément à la remarque prémonitoire
de Philippe Aoun, le président réélu installe un patron, Francis Mer,
à Bercy. Aujourd'hui, le syndicaliste FO dit, sans l'ombre d'un regret,
qu'au moins, avec un gouvernement de droite, "ça bougera plus dans
les luttes". Comme en 1995, où cinq semaines de grèves avaient
permis d'arracher des hausses de salaires qui font des ouvriers de
cette usine les mieux payés de la branche biscuit en France. De toute
façon, dans sa cité, on lui a dit qu'il avait bien fait de ne pas
se dégonfler. Début octobre à Evry, les LU assistaient à un meeting
de François Hollande. A la fin, ils ont voulu poser "leurs" questions
au premier secrétaire. Manuel Valls a gentiment éconduit les journalistes
qui se pressaient déjà, micro en main. Jurant mais un peu tard...
Sylvain Attal