Ce n'est pas son genre de rester terré dans l'humiliation et l'échec.
Ses amis l'ont vite compris. Au début, ils s'étaient tous passé
le mot : "Il faudra téléphoner souvent à Lionel. C'est si
difficile, cet agenda vide, quand on vient de subir une telle défaite."
Après l'été, les vacances en Sicile puis à l'île de Ré, beaucoup
ont donc appelé, sont passés au domicile des Jospin, rue du Regard,
apportant mentalement leur petite trousse d'infirmier à destination
du grand blessé. Plusieurs d'entre eux, arrivés avec leur amitié
en guise de bandage et tout ce mercurochrome sentimental que déteste
justement "Lionel", ont dû remballer précipitamment le tout. Jospin
paraissait si gai...
Depuis, il n'est pas un seul témoin qui ne décrive un Lionel Jospin
léger, désinhibé, vivant. C'est une marque profonde chez cet homme
qui a pourtant passé plus de trente ans de sa vie à faire de la
politique : à chaque échec de sa vie publique, la meilleure
défense qu'il ait trouvée a toujours été d'affirmer un "Bonjour
la vie !" qui laissait supposer sa capacité à hiérarchiser
les vraies priorités. Aujourd'hui, quand tous l'imaginent brisé,
il s'attache donc à montrer qu'il n'est même pas blessé. Il donne
ses rendez-vous dans des lieux publics, déjeune dans ce petit restaurant
de la rue du Cherche-Midi qu'il affectionne, se balade au jardin
du Luxembourg, assiste aux premières, aux vernissages, entre dans
les librairies, bref, s'expose partout où l'on pourra voir que l'ancien
premier ministre battu le 21 avril n'a pas sombré dans la dépression
qui suit les grandes défaites.
Samedi 30 novembre, il est venu assister à la finale de la
Coupe Davis, à Bercy. Tribune officielle, bien sûr. Costume-cravate
du responsable qui n'a pas décroché. Et petit topo sur le tennis
devant les caméras. Cinq jours auparavant, il avait laissé ses meilleurs
amis politiques, Daniel Vaillant et Bertrand Delanoë, annoncer sa
réadhésion à la section socialiste du 18e arrondissement
de Paris. Et expliquer tranquillement qu'il pourra donc voter au
congrès du Parti socialiste, à Dijon, à la mi-mai 2003. Le 7 novembre,
lorsque Le Nouvel Observateur a publié le cruel témoignage
de l'ex-femme de "Lionel", Elisabeth Dannenmuller, racontant à la
fois le double passé de militant trotskiste et de chef socialiste,
la personnalité corsetée, le sectarisme idéologique, ses amis ont
cru que le coup le sonnerait durablement. Une semaine plus tard,
Lionel Jospin passait tranquillement au siège du PS, rue de Solferino,
"prendre son courrier", courrier que sa secrétaire, Victoria
Dairou, lui transmet pourtant quotidiennement. "Cet homme est
un acteur. Il habite son propre rôle, sourit le député socialiste
Jean-Christophe Cambadélis, analyste de l'étrange échec dans une
note remarquée de la Fondation Jean-Jaurès. Il a mis en scène
son éloignement. Désormais, il joue, par petites touches, le 'Je
suis toujours vivant'."
Toujours vivant. Voilà ce qui importe. Ce n'est pas tant son retour
au pouvoir qui est en jeu. Personne n'y croit vraiment. En tout
cas, aucun de ceux qui ont continué à le voir régulièrement. Ni
son ancien directeur de campagne, Jean Glavany : "Il ne
reviendra pas dans la responsabilité politique et encore moins dans
la responsabilité élective." Ni son vieux complice Claude Estier :
"Sans doute apportera-t-il son soutien personnel et amical à
François Hollande, mais il est très clair pour lui qu'il ne se relancera
pas dans la vie publique." Ni son compère de trente ans, Daniel
Vaillant : "Il sait que le jospinisme peut rester une référence.
Mais il sait aussi qu'à 65 ans il n'y a plus d'enjeu personnel
pour lui." Ni enfin le maire de Paris, Bertrand Delanoë :
"Le cycle est terminé." Mais, pour cet homme dont la fierté
et l'orgueil ont toujours été les plus solides murs de défense,
il importe de montrer que la défaite ne l'a pas détruit.
C'est donc à cela qu'il s'applique depuis l'été. Lorsqu'il a débarqué
avec son épouse Sylviane, le 24 octobre, chez Olivier Schrameck,
son ancien directeur de cabinet à Matignon, qui fêtait son départ
comme nouvel ambassadeur à Madrid, chacun a pu noter son air guilleret.
"C'est certain, il avait l'air bien mieux que les trois quarts
d'entre nous, raconte un de ses anciens conseillers de Matignon.
Il était détendu, il paraissait avoir vu toutes les expositions,
tous les spectacles, une vraie vie de fête..." A ceux qui paraissaient
encore s'inquiéter, Jospin a asséné un "De toute façon, moi,
je suis solide !" qui les a laissés pantois.
Même message, deux semaines plus tard. Son ami le metteur en scène
Bernard Murat organise, le 4 novembre, une petite fête pour
la remise de sa légion d'honneur, au Théâtre Edouard-VII, théâtre
dont il est directeur et qui a servi de décor, au cours de la campagne
présidentielle, à quelques manifestations du comité de soutien à
Lionel Jospin. Le ruban rouge doit être remis par l'acteur Pierre
Arditi, mais c'est Lionel Jospin qui, lorsqu'il était premier ministre,
l'a décerné à Murat. L'invitation lui est donc faite avec le plus
de délicatesse possible : "Lionel, si cela ne te déprime
pas trop de revenir à Edouard-VII, nous serions très heureux que
tu sois là." Si cela ne te déprime pas trop... A 19 heures,
les agents de sécurité, dont bénéficie toujours l'ancien premier
ministre, préviennent le théâtre : Lionel et Sylviane seront
de la fête. Murat, qui a milité à l'OCI de Pierre Lambert - où
il a croisé Olivier Jospin, le frère de Lionel -, avant de
passer au PS dans les troupes amenées par Jean-Christophe Cambadélis,
a préparé un discours. Quelques mots que Jospin écoute en souriant,
lui qui comprend sans doute si bien ce que Murat veut dire. "Du
drapeau rouge de ma jeunesse au ruban rouge qui m'honore aujourd'hui...
quel étrange parcours", lance le metteur en scène. "Que dire ?
Que je n'ai pas changé ? Ce serait idiot. Que je n'ai rien
renié de mes idées de jeunesse ? Ce serait inexact. Non, je
dis simplement que je crois toujours en l'homme, en sa capacité
de tout arranger, dans le même temps où il complique tout..."
Dans l'assistance se mêlent les monstres sacrés du théâtre et quelques
politiques, François Hollande, Henri Weber. Michel Broué, mathématicien,
lui aussi ancien de l'OCI et soutien de Jospin, le revoit pour la
première fois depuis les lendemains de la défaite. Jospin restera
deux heures. Charmant avec tous, conversant avec chacun. De tout,
de rien. Des enfants, du théâtre, de la vie. Pas de l'humiliation
du 21 avril. "Si Lambert nous a appris une chose, sourit
aujourd'hui Bernard Murat, c'est à avoir le sens de la stratégie
en refusant d'y laisser pénétrer l'affect."
Depuis le cataclysme, Lionel Jospin s'applique en effet à une analyse
froide de la situation. Une pensée raisonnée. Sans dévoiler la moindre
parcelle d'une introspection personnelle. "A tout prendre,
avait déjà glissé Lionel Jospin, le 3 mai, devant son équipe,
c'est peut-être moins grave d'être éliminé au premier tour qu'au
second. Ça veut dire que ça ne dépend pas seulement de soi. Ça vous
échappe."
Cela ne dépend pas seulement de soi. Toutes les conversations qu'il
a pu avoir, depuis, avec ses amis ont soigneusement évité cet écueil :
évoquer ce qui, dans l'échec, relevait peut-être aussi de la personnalité,
du comportement, des mensonges passés, des erreurs de Lionel Jospin
lui-même. Bien sûr, beaucoup de jospinistes ont déjà fait la liste
de ces handicaps - révélation trop tardive du passé trotskiste,
obsession de la rivalité avec Jacques Chirac, personnalité trop
rigide du candidat, déclaration incompréhensible sur son projet
"non socialiste", attaque malhabile sur l'âge du président, etc. -
qu'ils ajoutent aux causes plus profondes du délitement de la gauche
plurielle et de la désaffection des couches les plus populaires.
Mais, devant Jospin, la plupart d'entre eux se sont tenus à cette
explication somme toute rassurante : il a manqué moins de 200 000 voix
pour être qualifié au second tour. Un accident en quelque sorte.
"Et l'on se remet plus vite d'un accident que d'une maladie grave",
affirme Daniel Vaillant.
Mais les électeurs n'ont pas les pudeurs des politiques. Depuis
le 21 avril, des milliers de lettres à l'intention de l'ancien
premier ministre sont parvenues au Parti socialiste ou à son domicile
parisien. Des lettres de soutien, surtout. Des lettres de regret
de ne pas avoir voté pour lui au premier tour. Mais aussi des lettres
qui l'interrogent sur son retrait, sur son envie d'en découdre avec
Jacques Chirac, sur sa motivation profonde à être candidat. Et Lionel
Jospin a entrepris de répondre à chacune au fur et à mesure. "C'est
une manifestation paradoxale de sa vision de la défaite, croit
comprendre Jean-Christophe Cambadélis. Ces lettres sont comme
une reconnaissance du pays. En y répondant, il considère qu'il n'a
pas été battu par le peuple." Ceux qui ont reçu une de
ces cartes en bristol écrites à la main la montrent, le plus souvent,
à la fois heureux de ce dialogue rétabli et souvent désorientés
par le ton de Lionel Jospin. Car il peut être pète-sec, parfois,
d'une fierté incorrigible qui laisse perplexes même ses soutiens.
Une militante socialiste lui reproche-t-elle affectueusement :
"Vous n'avez écouté que votre orgueil meurtri lorsque vous avez
annoncé votre retrait. Sortez de votre silence et accompagnez vos
troupes jusqu'au bout !" Il lui répond durement :
"Je n'ai aucun orgueil meurtri. J'ai simplement tiré la conclusion
logique de la dispersion et de la frivolité de la gauche (PS excepté).
Je milite depuis trente ans et je ne demande à personne, pas même
à vous, l'autorisation de décider à ma place de la forme de mon
engagement aujourd'hui." Voilà bien l'irréductible moi de Jospin,
cette volonté farouche de ne jamais rien se laisser imposer, même
par ceux qui l'aiment.
Il le dit d'ailleurs aux électeurs comme il l'a dit à certains
de ses amis : "Mon départ n'est pas une sanction que je
m'inflige à moi-même." Il n'avoue aucune culpabilité. Et préfère
fustiger ces "belles consciences morales qui ont laissé réélire
Chirac sans bouger". "Déjà, je n'étais pas d'accord, écrit-il
à plusieurs reprises à propos de ses amis socialistes, avec cette
façon si peu réfléchie d'appeler à voter Chirac qui a nourri Le Pen."
Rarement, il répond aux tentatives "psychologisantes" de ceux qui
s'interrogent sur sa véritable envie d'être élu, ou sur sa personnalité
"peut-être un peu raide pour les Français", comme le hasarde
un électeur.
Il ne veut pas aller plus loin dans le questionnement. Il veut
décider lui-même de ce qu'il dira et de quand il le dira. Il a d'ailleurs
refusé toutes les propositions de documentaires sur son aventure
politique. Tous les projets de livre proposés par les éditeurs.
Avant l'été, sa femme, Sylviane Agacinski, qui envisageait probablement
déjà de publier son Journal interrompu (Seuil), a bien demandé
à l'ami de longue date Pierre Shapira : "Je voudrais que
tu m'expliques la défaite." Désorienté, Shapira a rétorqué "Tu
n'as qu'à interroger Lionel, Après tout, qu'en dit-il lui ?"
avant d'entendre son interlocutrice avouer : "Il ne veut
pas en parler." Aux lendemains du 21 avril, Jospin a asséné
avec orgueil devant ses amis : "J'ai la chance de faire
partie de ces gens qui n'ont jamais eu besoin de psychanalyse."
Ses amis ne le lancent plus, d'ailleurs, sur ce terrain. Trop conscients
que sa gaieté, ses propos sur les Etats-Unis, où il est allé tenir
une conférence le 8 novembre, son enthousiasme pour Thomas
Jefferson, ses pronostics en tennis sont aussi une sorte de message
subliminal : je veux m'en tenir à ces sujets-là. Rares sont
ceux qui ont donc osé lui parler du passé. "Je ne veux pas lui
rappeler de mauvais souvenirs", a tranché Jacques Séguéla, responsable
de son image pendant la campagne présidentielle. "Il a envie
de parler d'autre chose que de la défaite", assure Claude Estier.
"Il ne veut pas que nous devenions nous-mêmes les paparazzi de
sa propre histoire", soupire François Hollande. "Il peut
parler du délitement de la gauche plurielle, de l'attitude meurtrière
et inconsidérée de Chevènement. Mais il évoque plus volontiers son
bilan de premier ministre, explique Marie-France Lavarini, son
ancienne conseillère en communication. C'est parce que, dans
son esprit, ces cinq années sont plus fortes que les trois semaines
de campagne qu'il n'est pas en miettes aujourd'hui." Chacun,
pudiquement, le laisse donc faire à son propre rythme. Comme il
le sent. Comme il le souhaite. Peut-être n'ouvrira-t-il jamais les
petits rideaux de fer qu'il a tirés sur ce passé. Les électeurs
peuvent bien continuer à s'interroger, à l'interpeller. Il est le
seul à pouvoir digérer sa défaite.
Raphaëlle Bacqué