La vie rêvée de Lionel Jospin
L'ancien premier ministre court les vernissages, les premières, les fêtes amicales, écrit, plaisante. Mais refuse de parler de la défaite du 21 avril. Prépare-t-il un éventuel retour ? Parmi ses proches, nul n'y croit vraiment.

Ce n'est pas son genre de rester terré dans l'humiliation et l'échec. Ses amis l'ont vite compris. Au début, ils s'étaient tous passé le mot : "Il faudra téléphoner souvent à Lionel. C'est si difficile, cet agenda vide, quand on vient de subir une telle défaite." Après l'été, les vacances en Sicile puis à l'île de Ré, beaucoup ont donc appelé, sont passés au domicile des Jospin, rue du Regard, apportant mentalement leur petite trousse d'infirmier à destination du grand blessé. Plusieurs d'entre eux, arrivés avec leur amitié en guise de bandage et tout ce mercurochrome sentimental que déteste justement "Lionel", ont dû remballer précipitamment le tout. Jospin paraissait si gai...

Depuis, il n'est pas un seul témoin qui ne décrive un Lionel Jospin léger, désinhibé, vivant. C'est une marque profonde chez cet homme qui a pourtant passé plus de trente ans de sa vie à faire de la politique : à chaque échec de sa vie publique, la meilleure défense qu'il ait trouvée a toujours été d'affirmer un "Bonjour la vie !" qui laissait supposer sa capacité à hiérarchiser les vraies priorités. Aujourd'hui, quand tous l'imaginent brisé, il s'attache donc à montrer qu'il n'est même pas blessé. Il donne ses rendez-vous dans des lieux publics, déjeune dans ce petit restaurant de la rue du Cherche-Midi qu'il affectionne, se balade au jardin du Luxembourg, assiste aux premières, aux vernissages, entre dans les librairies, bref, s'expose partout où l'on pourra voir que l'ancien premier ministre battu le 21 avril n'a pas sombré dans la dépression qui suit les grandes défaites.

Samedi 30 novembre, il est venu assister à la finale de la Coupe Davis, à Bercy. Tribune officielle, bien sûr. Costume-cravate du responsable qui n'a pas décroché. Et petit topo sur le tennis devant les caméras. Cinq jours auparavant, il avait laissé ses meilleurs amis politiques, Daniel Vaillant et Bertrand Delanoë, annoncer sa réadhésion à la section socialiste du 18e arrondissement de Paris. Et expliquer tranquillement qu'il pourra donc voter au congrès du Parti socialiste, à Dijon, à la mi-mai 2003. Le 7 novembre, lorsque Le Nouvel Observateur a publié le cruel témoignage de l'ex-femme de "Lionel", Elisabeth Dannenmuller, racontant à la fois le double passé de militant trotskiste et de chef socialiste, la personnalité corsetée, le sectarisme idéologique, ses amis ont cru que le coup le sonnerait durablement. Une semaine plus tard, Lionel Jospin passait tranquillement au siège du PS, rue de Solferino, "prendre son courrier", courrier que sa secrétaire, Victoria Dairou, lui transmet pourtant quotidiennement. "Cet homme est un acteur. Il habite son propre rôle, sourit le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis, analyste de l'étrange échec dans une note remarquée de la Fondation Jean-Jaurès. Il a mis en scène son éloignement. Désormais, il joue, par petites touches, le 'Je suis toujours vivant'."

Toujours vivant. Voilà ce qui importe. Ce n'est pas tant son retour au pouvoir qui est en jeu. Personne n'y croit vraiment. En tout cas, aucun de ceux qui ont continué à le voir régulièrement. Ni son ancien directeur de campagne, Jean Glavany : "Il ne reviendra pas dans la responsabilité politique et encore moins dans la responsabilité élective." Ni son vieux complice Claude Estier : "Sans doute apportera-t-il son soutien personnel et amical à François Hollande, mais il est très clair pour lui qu'il ne se relancera pas dans la vie publique." Ni son compère de trente ans, Daniel Vaillant : "Il sait que le jospinisme peut rester une référence. Mais il sait aussi qu'à 65 ans il n'y a plus d'enjeu personnel pour lui." Ni enfin le maire de Paris, Bertrand Delanoë : "Le cycle est terminé." Mais, pour cet homme dont la fierté et l'orgueil ont toujours été les plus solides murs de défense, il importe de montrer que la défaite ne l'a pas détruit.

C'est donc à cela qu'il s'applique depuis l'été. Lorsqu'il a débarqué avec son épouse Sylviane, le 24 octobre, chez Olivier Schrameck, son ancien directeur de cabinet à Matignon, qui fêtait son départ comme nouvel ambassadeur à Madrid, chacun a pu noter son air guilleret. "C'est certain, il avait l'air bien mieux que les trois quarts d'entre nous, raconte un de ses anciens conseillers de Matignon. Il était détendu, il paraissait avoir vu toutes les expositions, tous les spectacles, une vraie vie de fête..." A ceux qui paraissaient encore s'inquiéter, Jospin a asséné un "De toute façon, moi, je suis solide !" qui les a laissés pantois.

Même message, deux semaines plus tard. Son ami le metteur en scène Bernard Murat organise, le 4 novembre, une petite fête pour la remise de sa légion d'honneur, au Théâtre Edouard-VII, théâtre dont il est directeur et qui a servi de décor, au cours de la campagne présidentielle, à quelques manifestations du comité de soutien à Lionel Jospin. Le ruban rouge doit être remis par l'acteur Pierre Arditi, mais c'est Lionel Jospin qui, lorsqu'il était premier ministre, l'a décerné à Murat. L'invitation lui est donc faite avec le plus de délicatesse possible : "Lionel, si cela ne te déprime pas trop de revenir à Edouard-VII, nous serions très heureux que tu sois là." Si cela ne te déprime pas trop... A 19 heures, les agents de sécurité, dont bénéficie toujours l'ancien premier ministre, préviennent le théâtre : Lionel et Sylviane seront de la fête. Murat, qui a milité à l'OCI de Pierre Lambert - où il a croisé Olivier Jospin, le frère de Lionel -, avant de passer au PS dans les troupes amenées par Jean-Christophe Cambadélis, a préparé un discours. Quelques mots que Jospin écoute en souriant, lui qui comprend sans doute si bien ce que Murat veut dire. "Du drapeau rouge de ma jeunesse au ruban rouge qui m'honore aujourd'hui... quel étrange parcours", lance le metteur en scène. "Que dire ? Que je n'ai pas changé ? Ce serait idiot. Que je n'ai rien renié de mes idées de jeunesse ? Ce serait inexact. Non, je dis simplement que je crois toujours en l'homme, en sa capacité de tout arranger, dans le même temps où il complique tout..." Dans l'assistance se mêlent les monstres sacrés du théâtre et quelques politiques, François Hollande, Henri Weber. Michel Broué, mathématicien, lui aussi ancien de l'OCI et soutien de Jospin, le revoit pour la première fois depuis les lendemains de la défaite. Jospin restera deux heures. Charmant avec tous, conversant avec chacun. De tout, de rien. Des enfants, du théâtre, de la vie. Pas de l'humiliation du 21 avril. "Si Lambert nous a appris une chose, sourit aujourd'hui Bernard Murat, c'est à avoir le sens de la stratégie en refusant d'y laisser pénétrer l'affect."

Depuis le cataclysme, Lionel Jospin s'applique en effet à une analyse froide de la situation. Une pensée raisonnée. Sans dévoiler la moindre parcelle d'une introspection personnelle. "A tout prendre, avait déjà glissé Lionel Jospin, le 3 mai, devant son équipe, c'est peut-être moins grave d'être éliminé au premier tour qu'au second. Ça veut dire que ça ne dépend pas seulement de soi. Ça vous échappe."

Cela ne dépend pas seulement de soi. Toutes les conversations qu'il a pu avoir, depuis, avec ses amis ont soigneusement évité cet écueil : évoquer ce qui, dans l'échec, relevait peut-être aussi de la personnalité, du comportement, des mensonges passés, des erreurs de Lionel Jospin lui-même. Bien sûr, beaucoup de jospinistes ont déjà fait la liste de ces handicaps - révélation trop tardive du passé trotskiste, obsession de la rivalité avec Jacques Chirac, personnalité trop rigide du candidat, déclaration incompréhensible sur son projet "non socialiste", attaque malhabile sur l'âge du président, etc. - qu'ils ajoutent aux causes plus profondes du délitement de la gauche plurielle et de la désaffection des couches les plus populaires. Mais, devant Jospin, la plupart d'entre eux se sont tenus à cette explication somme toute rassurante : il a manqué moins de 200 000 voix pour être qualifié au second tour. Un accident en quelque sorte. "Et l'on se remet plus vite d'un accident que d'une maladie grave", affirme Daniel Vaillant.

Mais les électeurs n'ont pas les pudeurs des politiques. Depuis le 21 avril, des milliers de lettres à l'intention de l'ancien premier ministre sont parvenues au Parti socialiste ou à son domicile parisien. Des lettres de soutien, surtout. Des lettres de regret de ne pas avoir voté pour lui au premier tour. Mais aussi des lettres qui l'interrogent sur son retrait, sur son envie d'en découdre avec Jacques Chirac, sur sa motivation profonde à être candidat. Et Lionel Jospin a entrepris de répondre à chacune au fur et à mesure. "C'est une manifestation paradoxale de sa vision de la défaite, croit comprendre Jean-Christophe Cambadélis. Ces lettres sont comme une reconnaissance du pays. En y répondant, il considère qu'il n'a pas été battu par le peuple." Ceux qui ont reçu une de ces cartes en bristol écrites à la main la montrent, le plus souvent, à la fois heureux de ce dialogue rétabli et souvent désorientés par le ton de Lionel Jospin. Car il peut être pète-sec, parfois, d'une fierté incorrigible qui laisse perplexes même ses soutiens. Une militante socialiste lui reproche-t-elle affectueusement : "Vous n'avez écouté que votre orgueil meurtri lorsque vous avez annoncé votre retrait. Sortez de votre silence et accompagnez vos troupes jusqu'au bout !" Il lui répond durement : "Je n'ai aucun orgueil meurtri. J'ai simplement tiré la conclusion logique de la dispersion et de la frivolité de la gauche (PS excepté). Je milite depuis trente ans et je ne demande à personne, pas même à vous, l'autorisation de décider à ma place de la forme de mon engagement aujourd'hui." Voilà bien l'irréductible moi de Jospin, cette volonté farouche de ne jamais rien se laisser imposer, même par ceux qui l'aiment.

Il le dit d'ailleurs aux électeurs comme il l'a dit à certains de ses amis : "Mon départ n'est pas une sanction que je m'inflige à moi-même." Il n'avoue aucune culpabilité. Et préfère fustiger ces "belles consciences morales qui ont laissé réélire Chirac sans bouger". "Déjà, je n'étais pas d'accord, écrit-il à plusieurs reprises à propos de ses amis socialistes, avec cette façon si peu réfléchie d'appeler à voter Chirac qui a nourri Le Pen." Rarement, il répond aux tentatives "psychologisantes" de ceux qui s'interrogent sur sa véritable envie d'être élu, ou sur sa personnalité "peut-être un peu raide pour les Français", comme le hasarde un électeur.

Il ne veut pas aller plus loin dans le questionnement. Il veut décider lui-même de ce qu'il dira et de quand il le dira. Il a d'ailleurs refusé toutes les propositions de documentaires sur son aventure politique. Tous les projets de livre proposés par les éditeurs. Avant l'été, sa femme, Sylviane Agacinski, qui envisageait probablement déjà de publier son Journal interrompu (Seuil), a bien demandé à l'ami de longue date Pierre Shapira : "Je voudrais que tu m'expliques la défaite." Désorienté, Shapira a rétorqué "Tu n'as qu'à interroger Lionel, Après tout, qu'en dit-il lui ?" avant d'entendre son interlocutrice avouer : "Il ne veut pas en parler." Aux lendemains du 21 avril, Jospin a asséné avec orgueil devant ses amis : "J'ai la chance de faire partie de ces gens qui n'ont jamais eu besoin de psychanalyse."

Ses amis ne le lancent plus, d'ailleurs, sur ce terrain. Trop conscients que sa gaieté, ses propos sur les Etats-Unis, où il est allé tenir une conférence le 8 novembre, son enthousiasme pour Thomas Jefferson, ses pronostics en tennis sont aussi une sorte de message subliminal : je veux m'en tenir à ces sujets-là. Rares sont ceux qui ont donc osé lui parler du passé. "Je ne veux pas lui rappeler de mauvais souvenirs", a tranché Jacques Séguéla, responsable de son image pendant la campagne présidentielle. "Il a envie de parler d'autre chose que de la défaite", assure Claude Estier. "Il ne veut pas que nous devenions nous-mêmes les paparazzi de sa propre histoire", soupire François Hollande. "Il peut parler du délitement de la gauche plurielle, de l'attitude meurtrière et inconsidérée de Chevènement. Mais il évoque plus volontiers son bilan de premier ministre, explique Marie-France Lavarini, son ancienne conseillère en communication. C'est parce que, dans son esprit, ces cinq années sont plus fortes que les trois semaines de campagne qu'il n'est pas en miettes aujourd'hui." Chacun, pudiquement, le laisse donc faire à son propre rythme. Comme il le sent. Comme il le souhaite. Peut-être n'ouvrira-t-il jamais les petits rideaux de fer qu'il a tirés sur ce passé. Les électeurs peuvent bien continuer à s'interroger, à l'interpeller. Il est le seul à pouvoir digérer sa défaite.

Raphaëlle Bacqué

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.12.02