La 1ère Madame Jospin :
"Lionel et moi"

EXCLUSIF "Enarque le jour, trotskiste la nuit, il jouait au chat et à la souris avec lui-même". Voilà comment Elisabeth Dannenmuller, première épouse de l'ancien Premier ministre Lionel Jospin, raconte son ex-mari.


Lionel Jospin et Elisabeth Dannenmuller en 1986
 


"Le 21 avril dernier, j’ai voté pour Lionel Jospin, avec qui j’ai vécu de 1964 à 1989. C’était un vote naturel et étrange à la fois : je connaissais tant l’homme qui sollicitait nos voix... Depuis six mois, j’ai le sentiment d’avoir trop bien compris la catastrophe politique qui nous a frappés. C’est pour cela que je romps avec un silence de treize ans. Sortie de la vie de Lionel Jospin, je m’étais exclue du champ public. Une autre histoire se prolongeait dont j’étais gommée : Lionel, la politique, sa seconde épouse, leur gloire et puis la chute. J’en étais une spectatrice initiée et muette. J’ai protégé ainsi – par loyauté personnelle et politique – quelques secrets d’un homme qui pouvait devenir président. Ce trotskisme tardivement révélé, notamment ; cet entrisme au Parti socialiste, qui avait tant pesé sur notre existence commune... Quand la vérité s’est fait jour, j’ai été libérée. Enfin, je n’étais plus seule à savoir ! Depuis, la montagne s’est écroulée. Lionel Jospin a renoncé à la politique. Mais la gauche – mon camp – est malade de son échec. Cette réduction d’un courant politique au destin et à la psychologie d’un seul homme mérite qu’on y revienne. J’apporte ici quelques faits, pour comprendre. Pour aider.

Des failles profondes

Lionel Jospin, candidat impérial et défait, est resté celui que j’avais connu. Un homme de qualités, mais qui donnait le sentiment de ne pas savoir lier ses talents. Un être terriblement séduisant par sa conviction, son exigence et sa droiture, mais incapable d’exprimer des choses simples, tant lui-même ne l’était pas. Sa volonté émouvante de paraître fort, d’offrir l’image la plus digne, la plus virile, masquait des failles profondes : une séparation des actes et des sentiments, des convictions et des pratiques, des émotions et de l’action… Il m’en reste l’impression d’un gâchis.
C’était l’orgueil qui le tenait. Aujourd’hui encore, j’entends cet orgueil – plus fort que tous les mensonges que les hommes se racontent pour vivre : il a perdu, mais ce sont les autres qui n’ont pas voulu comprendre sa valeur… Cet orgueil est une marque de famille. Les Jospin étaient un clan joyeux, bruyant, soudé dans la proclamation de sa propre vérité. Quand je suis arrivée parmi les “pièces rapportées”, je fus toisée, souvent gentiment, parfois avec moins d’aménité. Eux, des enseignants, militants de la paix, de l’éducation populaire, convaincus d’être du bon côté des choses. Et moi ? Cataloguée fille de bourgeois, parce que mes parents habitaient le 5e arrondissement et avaient soutenu Georges Bidault, leur compagnon en démocratie-chrétienne passé à l’OAS... Il y avait quelque chose d’étrange dans cette posture. Mon père, homme de droite, avait été un grand résistant et déporté à Dachau. Les Jospin n’avaient pas de tels états de service. Ils n’en étaient pas moins convaincus de leur moralité politique.

Bardé de sa propre vertu

Lionel était ainsi. Bardé de sa propre vertu. Ce souci de lui-même allait de pair avec ses convictions de gauche. Il les nourrissait en s’imposant une discipline idéologique. C’était le trotskisme. Quand je l’ai rencontré, j’avais 22 ans, lui 27. Il était grand, drôle, sportif, bruyant, paillard, cinéphile, et de gauche. Une force ! On était pris. Aimanté, par tant de vitalité. Ainsi, plus tard, les Français… Ainsi, la jeune femme en rupture que j’étais. Nous parlions beaucoup, nous refaisions le monde. Joyeusement. C’était fascinant. Ensuite, les failles apparurent. Il était élève de l’ENA, publiquement, et, secrètement, déjà trotskiste, il me l’apprit ensuite. Son plus proche ami, Michel Lautrec, l’avait entraîné avec lui à l’OCI. Lautrec était un éducateur, qui avait travaillé dans la maison d’éducation surveillée dirigée par le père de Lionel. C’était un homme d’une intransigeance confinant à la dureté. Il me trouvait légère et petite-bourgeoise. Je le trouvais injuste, dramatisant sur la classe ouvrière, “la classe” comme il disait. En même temps, j’en riais. Chez les Jospin, Lautrec était un modèle. Une boussole. “Un type exceptionnel”, disait Lionel. Il aimait cette expression. Les trotskistes étaient tous des “types
exceptionnels”... Mais clandestins. Je ne les rencontrais jamais. J’entendais parler d’eux. Exceptionnel, Boris Fraenkel, ce vieux militant qui connaissait tout et formait Lionel en secret. Exceptionnel, Pierre Lambert lui-même, le chef de l’OCI…

Rencontres discrètes

Lambert est le seul responsable trotskiste que j’ai rencontré, au début des années 1970, chez mon beau-frère Olivier. Lionel était alors secrétaire national du PS, toujours trotskiste, et la maison d’Olivier un lieu propice aux rencontres discrètes. La situation n’était pas facile à vivre. J’ai eu, ce jour-là, avec ce monsieur Lambert une prise de bec définitive. “Vous manipulez la vie des gens”, lui lançai-je. “Il faut se sacrifier à la classe”, m’a répondu l’homme exceptionnel, me traitant dans la foulée de “féministe”, de “réformiste”, de “tiède socialiste”, et ajoutant une liste de qualificatifs hautement machistes. J’ai cessé d’en rire, ce jour-là, et pour longtemps.
Dès les années 1960, j’avais baptisé les “trop tristes” ces amis de Lionel tellement imbus d’eux-mêmes et de leur mission rédemptrice. Comment pouvait-il les supporter ? Qu’avait-il à faire avec eux ? Je le découvris petit à petit : la force de Lionel masquait une grande incertitude. Une crainte profonde de ne pas suffire à ses exigences. Esprit critique, j’avais envie de briser les lignes. Lionel, lui, avait besoin d’un cadre fort. Il construisait les murs de ce qui deviendrait sa prison mentale – alors qu’il pensait que c’était ça, la liberté. J’y ai songé, ensuite, en le voyant, homme politique majeur, embarrassé devant l’inconnu. Il ne savait pas inventer loin des sources. Il ne possédait pas les clés de l’inédit. La liberté ? Elle pouvait être vraie, dans sa relation aux autres : amis, famille, épouse, compagnons – il nous aimait tous, profondément, mais rien ne comptait en face de sa détermination. Intellectuellement, il n’arrivait pas à se définir en dehors des carcans qu’il s’imposait.

Une joyeuse leçon de morale

Les réunions familiales étaient une – joyeuse – leçon de morale. Le trotskisme fut son école du dimanche. Rassurante. Mais qui l’enfermait dans ses contradictions. Il était à l’ENA. Certains de ses condisciples étaient charmants. Je les trouvais un peu convenus. Lionel, mon romantico-révolutionnaire, était heureusement différent ! Mais sa différence aussi finissait par être pesante. La gauche, le juste, ce qu’il faut aimer, penser, la bonne chanson française, Ferré et Jacques Douai. Il y avait un catéchisme des loisirs. Ces intolérances sont la marque des jeunes gens. Lionel devenait un homme, mais son engagement politique avait quelque chose d’une partie de cache-cache. Le cloisonnement de ses vies finit par manquer de charme. Enarque le jour, trotskiste le soir, il jouait au chat et à la souris avec lui-même ! Ce fut une raison de notre première rupture, à la fin des années 1960, alors qu’il était haut fonctionnaire au Quai-d’Orsay tout en militant clandestinement à l’OCI. Il se gâchait en se dissociant. Je ne le supportais plus.
Deux ans plus tard, nous allions nous retrouver. Nous nous manquions. Lionel avait changé, me disait-il. Il ne jouait plus. Il quittait le Quai-d’Orsay, allait entamer une carrière universitaire. Il restait trotskiste, bien sûr. Mais il assumerait. Je n’avais toujours pas d’appétence pour l’OCI. Mais c’était sa conviction… Nous vécûmes ensemble à nouveau. Il entra à l’IUT de Sceaux, où il était bon enseignant. J’y étais bibliothécaire. Il militait. Nous étions un jeune couple de gauche, comme il y en avait tant. Nous avions recommencé nos discussions sans fin, sur la gauche, la réforme ou la révolution, le couple, la liberté… Avec un ami de lycée qui avait rejoint la Ligue communiste – l’autre branche du trotskisme – Lionel se disputait. “Ton Krivine !” “Ton Lambert !” On nous aurait dit, alors, que nous serions un jour au pouvoir, nous aurions ri…

Taupe au parti socialiste

En 1971, Lionel devint « taupe » au Parti socialiste. Il ne me prévint pas. Je n’aurais pas accepté ce retour à l’absurde. Il le savait. Il allait dans ses réunions socialistes sans me le dire. Un garçon jouant aux cow-boys et aux Indiens politiques, grande mission et petits complots… Je n’allais apprendre son entrée au PS qu’en 1973, alors qu’il se préparait à devenir secrétaire national. Il me le dit d’un coup. C’était sa manière d’imposer sa vie aux autres. “Désormais, je suis au Parti socialiste.” J’étais saisie. “Et l’OCI ?” Il fut tranchant. “On n’en parle pas.”
Nous venions de nous marier. Notre premier enfant allait naître. Nos vies étaient liées. Se quitter était exclu. Je ne le souhaitais pas. Je savais quelque chose que je n’aurais pas dû savoir. J’allais devoir subir. J’étais l’épouse de Lionel Jospin, jeune cadre du PS. Et trotskiste clandestin. Ce que nul ne savait. Sauf Lambert et ses proches, et le clan Jospin. Et Lionel. Et moi. La seule non-militante des initiés. La seule personne qui ne croyait pas à la pensée de Trotski, et ne voyait aucune justification à cette aventure anachronique. Lionel avait recommencé à faire semblant.

Une double vie pendant quinze ans

Semblant d’être socialiste, d’abord. Puis, bientôt, semblant d’être resté trotskiste. Il mena une double vie pendant quinze ans, par conviction d’abord, par facilité ensuite. Au fil des ans, il devint prisonnier de ce qu’il avait été. Lambert savait tenir ses pions clandestins. J’enrageais de voir ainsi dompté un homme qui valait tellement mieux ! Lionel ne vécut pas tranquillement cette double appartenance. Des inquiétudes, des interrogations, des méfiances. “Je suis sûr qu’Untel a compris”, me disait-il. Il transpirait. Puis se reprenait. J’avais décidé de faire confiance à la vie. Nous avions des amis socialistes. Leurs enfants grandissaient avec les nôtres. Dans notre petit groupe, on me trouvait parfois distante, retenue. Ou dure. On ne savait pas. J’étais souvent paralysée par la peur de gaffer. De trahir. Certains n’ont compris mes étrangetés qu’en 2001, quand l’histoire de Lionel a été racontée. Ils me l’ont dit. J’en fus soulagée.
J’étais persuadée que cette double vie n’avait pas de sens. Très rapidement, Lionel tomba sous le charme de François Mitterrand. Il aimait être socialiste. Il montait dans le Parti.
Il en serait le premier secrétaire. Après 1981, il aurait autour de lui des courtisans, des alliés, de vrais amis aussi. Etrangement, je le vis s’enfermer à nouveau. S’inventer un nouveau cadre : l’idéologie de l’appareil… J’aimais, moi, dans Mitterrand, ce qu’il avait de fluide, de surprenant, d’intimidant, d’autorité naturelle et de séduction à la fois. J’étais devenue psychosociologue.

C'était mon rôle

J’allais travailler avec Jacques Pilhan, l’initiateur de la communication de l’Elysée. J’essayais de montrer à Lionel cette société française qui se bouleversait. Je voulais le sortir des catéchismes et de ses grilles. Je me vivais comme celle qui ouvrait les prisons, qui serait l’antidote à tous ses sérieux, à toutes ses évidences. C’était mon rôle. Notre foyer, notre maison, notre bonheur familial, avec nos deux enfants, étaient le seul espace de liberté de Lionel ; le seul endroit où il n’avait pas à feindre, rien à dissimuler. Le lieu de la vie. Il m’interrogeait beaucoup. Il se reposait sur moi, puisque, partout ailleurs, il devait se surveiller…
C’était épuisant. Je l’interpellais. Souvent. Publiquement parfois. Je refusais de communier dans cette adulation qu’il se portait et qu’on lui offrait, comme il arrive en politique. J’aimais Lionel Jospin. Je le voulais donc libre. J’aurais voulu qu’il assumât son mitterrandisme. Hélas… Son lien au président était fait de devoir et de contrainte. Il avait la garde du Parti. Il défendait la politique de rigueur ou l’engagement européen de la France sans croire en leur absolue nécessité. Il conservait ses clandestinités trotskistes pour communier dans la vraie foi, loin de la vraie vie. Dissocié encore. Alors qu’il était au faîte de ses capacités !

Un nouveau carcan

J’étais l’épouse d’un homme politique. En représentation, parfois. Ne supportant plus cette contrainte, souvent. Impliquée, toujours. J’encourageai Lionel à renouer avec Claude Allègre, parce que la folie de Claude pourrait le décloisonner. Je lui présentai Pierre Moscovici – j’avais travaillé dans le laboratoire de son père à l’école des Hautes Etudes. Je me méfiais de ceux qui coupaient Lionel des autres, l’entretenaient dans son orgueil. J’aimais bien les Fabius. Nous rompîmes au gré de la politique, pour de mauvaises raisons...
Lionel finit par quitter les trotskistes. C’était sous la cohabitation. “Tu les vois encore ? ”, lui disais-je parfois. De moins en moins. Ils avaient voulu le commander, lui imposer quelque chose, grommelait-il. C’était terminé. Je lui suggérai d’en faire un livre. Maintenant qu’il était réformiste, qu’il écrive donc, qu’il mette à plat ses idées, qu’il avance intérieurement ! Il n’écrivit que plus tard, en 1991. Nous étions déjà séparés. Je fus déçue de cette “Invention du possible”. Il ne se livrait pas. Il avait trouvé un nouveau carcan, bien agréable sans doute. En 1988, il était devenu ministre. “Tu te rends compte, je suis dans le bureau de Jules Ferry.” Je le regardais s’inscrire dans une histoire plus grande que lui. Je le taquinais. Il n’était plus trotskiste. Mais un autre sérieux l’avait gagné : celui du pouvoir. Notre histoire d’amour s’achevait. J’avais envie de vivre. Lionel Jospin rencontra Sylviane Agacinski en 1989. Nous nous séparâmes. Le divorce fut prononcé quelques années plus tard. Dès notre séparation, je perdis contact avec la plupart de nos amis de la politique. Le reste est une affaire privée."

Propos recueillis par Claude Askolovitch

(Ce témoignage paraît jeudi dans Le Nouvel Observateur).