Lettres du Zimbabwe

Tous les samedis, depuis près de trois ans, une lettre part du Zimbabwe, plus précisément de Marondera, une petite ville à 65 km à l'est de Harare, la capitale. Elle est envoyée par courrier électronique en Afrique du Sud, où un webmaster - il tient à rester anonyme - rend alors disponibles les dernières nouvelles de Catherine Buckle sur un site Internet (http://africantears.netfirms.com/) qu'au fil du temps, aussi en raison de l'interdiction faite à la presse internationale de se rendre librement au pays de Robert Mugabe, des milliers de personnes à travers le monde ont pris l'habitude de consulter. Ainsi, plongées dans un quotidien lointain, elles suivent la destruction programmée - par son propre gouvernement - d'un Etat, naguère le grenier de l'Afrique australe et perçu comme un "modèle" de la cohabitation entre Noirs et Blancs. Depuis qu'il a perdu un référendum constitutionnel en février 2000, face à l'opposition du Mouvement pour le changement démocratique, le président Mugabe, au pouvoir depuis l'indépendance de l'ex-Rhodésie, en 1980, fait payer cher au pays sa fin de règne.

Le "camarade Bob", héros de la lutte de libération nationale, dirige désormais en despote vieillissant le Zimbabwe, un Etat de non-droit affamé par une réforme agraire dite "accélérée", qui se résume, en fait, à l'expropriation violente des fermiers blancs au profit des séides du pouvoir. Réélu, en mars 2002, à la faveur d'un scrutin entaché de violences, Robert Mugabe a été sanctionné par l'Union européenne, les Etats-Unis et le Commonwealth - mais non par les pays voisins africains, à commencer par l'Afrique du Sud. Malgré l'interdiction de séjour en Europe qui frappe le président zimbabwéen, son épouse et 70 dignitaires du régime, le gouvernement français a convié au XXIIe sommet France-Afrique, à Paris, Robert Mugabe, qui fêtera ainsi, vendredi 21 février, ses 79 ans dans la capitale française. Zimbabwéenne blanche, Catherine Buckle, née en 1957, a grandi à Marondera. Sa mère, enseignante, et son père, avocat puis juge à la Cour suprême du Zimbabwe, où sa photo orne toujours un couloir, étaient tous les deux engagés dans la lutte pour l'émancipation de l'ex-Rhodésie de Ian Smith. A l'indépendance, "Cathy" a pris en charge la section enfants de la librairie municipale de Harare. Elle s'est également occupée, pendant une décennie, d'une petite réserve d'animaux, où elle initiait les jeunes à la préservation de la faune. Lorsque, en mars 2000, sa ferme a été envahie par des "anciens combattants" de la guerre pour l'indépendance, qui n'étaient en fait que des nervis du régime, elle a écrit sa première lettre, adressée à quelques amis et parents. Depuis, elle n'a cessé de tenir la chronique épistolaire de la chute du Zimbabwe. Aux deux livres qu'elle a déjà publiés, African Tears et Beyond Tears, elle ajoutera ce recueil de nouvelles hebdomadaires "quand l'histoire sera terminée". Avec l'aimable autorisation de l'auteur, Le Monde a rassemblé des extraits de ses lettres qui attestent la tragique fuite en avant du régime de Robert Mugabe.

Stephen Smith

 

SAMEDI 16 JUIN 2001

La ferme dont on a le plus parlé cette semaine est une exploitation de Chegutu, où sont employées cent personnes à la culture du tabac et du soja. Elle a été envahie par quatre-vingts personnes menées par quatre policiers et le représentant du gouvernement pour la région. Le propriétaire s'est vu accorder sept jours pour déguerpir de sa terre et de sa maison. Il n'a pas attendu les sept jours, il a filé immédiatement. Cette exploitation est la propriété d'un Zimbabwéen noir, Philemon Matibe, qui la dirigeait.

M. Matibe n'a pas été effrayé au point de ne pas parler à la presse. Il a engagé un avocat et poursuivi les envahisseurs pour occupation illégale. Devant les journalistes, il a déclaré : "Mugabe dit qu'il prend la terre aux Blancs pour la donner aux Noirs. Je suis aussi noir que lui. En fait, il prend maintenant la terre de certains Noirs pour la donner à d'autres Noirs qui le soutiennent... J'ai tout perdu du jour au lendemain. Tout ce pour quoi j'ai travaillé toute ma vie a disparu."

SAMEDI 11 MAI 2002

Le monde semble nous avoir oubliés. Il n'y a pratiquement aucune couverture internationale sur le Zimbabwe aujourd'hui, plus de journalistes étrangers au Zimbabwe, et, comme ils sont partis avec leurs stylos et leurs appareils photo, nous sommes à nouveau seuls. Nos journalistes et nos écrivains locaux continuent de dénoncer les horreurs, mais les arrestations, les interrogatoires et les accusations montées de toutes pièces continuent aussi. Le Zimbabwe est désormais l'un des dix endroits les plus dangereux au monde pour qui manie les mots. (...)

Il y a des milliers d'enfants au Zimbabwe qui ont tellement faim qu'ils déambulent en haillons, se nourrissent dans les poubelles, traînent derrière les cuisines des restaurants pour mendier les restes et les épluchures, et dorment sous des cartons dans des passages et sur des trottoirs. Il y a des milliers d'autres enfants au Zimbabwe qui acceptent d'être touchés, moqués, violés par des hommes assurés de l'impunité en déclarant qu'ils soutiennent le gouvernement.

Il y a des milliers d'enfants qui ont vu leur maison brûlée par des hommes se disant "vétérans de guerre". Des enfants qui ont fui en pleine nuit pour échapper à leur vie et aussi la sauver, à cause des opinions politiques de leurs parents. Il y a plus d'un million d'orphelins du sida au Zimbabwe, et ceux qui étaient placés dans des familles vivant dans des fermes sont totalement démunis maintenant que les fermes sont récupérées par des hommes se disant vétérans de guerre. Il y a des milliers d'enfants qui ont sur eux des numéros à appeler d'urgence si un de leurs parents était arrêté.

Il y a des milliers d'enfants qui ont froid, qui ont faim, qui ont peur dans leur propre pays, et pourtant le président Mugabe s'est exprimé cette semaine devant le congrès spécial sur l'enfance organisé par les Nations unies.

SAMEDI 1ER JUIN 2002

Cette semaine, le programme d'aide alimentaire des Nations unies, ainsi que la FAO, ont annoncé que six millions de Zimbabwéens, dans les campagnes et dans les villes, avaient besoin d'une aide alimentaire urgente. Même compte tenu de l'aide déjà accordée et des importations de produits alimentaires effectuées par le gouvernement, le pays aurait encore un déficit d'un million et demi de tonnes de céréales. La déclaration reconnaissait que deux années de saisies des fermes avaient aggravé cette pénurie massive. (...)

Les Nations unies évoquaient aussi les effets de la plus longue sécheresse subie par le Zimbabwe depuis vingt ans. Mais on n'a pas dit que la plupart des réserves d'eau du Zimbabwe sont pleines. En réalité, pour quiconque a vécu au Zimbabwe, ces réserves atteignent des proportions inimaginables. (...) Nos réservoirs d'eau sont pleins à presque 80 % parce que l'eau n'a pas été utilisée pour irriguer les cultures. Le sol ne donnera pas de récoltes parce que ceux qui soutiennent le gouvernement ont empêché les fermiers de cultiver, parce qu'ils voulaient saisir la terre au profit de leurs maîtres, et, maintenant, six millions de personnes sont menacées de famine. Quelle ironie affligeante. (...) Nous sommes devenus comme la Somalie et l'Ethiopie et tendons au monde nos assiettes vides. Un monde qui préfère nous nourrir que nous aider à nous doter d'un gouvernement démocratique se souciant de son peuple. (...)

SAMEDI 24 AOÛT 2002

Depuis deux ans et demi, nous attendons une aide du reste du monde, mais nous attendons plus spécialement de nos voisins sud-africains et de leur président Thabo Mbeki sagesse, conseils et initiative. Mbeki a constamment gardé un silence absolu sur les épouvantables violations des droits de l'homme dans notre pays.

Il n'a rien dit sur la torture, le meurtre et le déplacement de nombreux milliers de Zimbabwéens noirs. Rien dit sur les soi-disant politiques de redistribution des terres, qui ont provoqué la famine de six millions huit cent mille personnes, dépendant désormais de l'aide alimentaire au Zimbabwe. Il n'a pas dit un mot sur les preuves circonstanciées et documentées montrant que le gratin des ministres zimbabwéens et autres cohortes gouvernementales se sont vu offrir les toutes meilleures terres agricoles du pays, censées revenir à des paysans sans terre.

Même lorsque des citoyens de son propre pays, venus en observateurs lors de nos élections du mois de mars, ont été attaqués par des militants du parti gouvernemental, Mbeki n'a rien dit. Sa seule et unique prise de position a été pour affirmer que les événements du Zimbabwe devaient être conformes aux lois de notre pays. Pas une fois il n'a admis que le gouvernement zimbabwéen ignore l'état de droit et change les lois pour les adapter à sa politique, révoque les juges qui prennent des décisions lui étant défavorables, et use de décrets présidentiels pour modifier notre Constitution.

Ces deux dernières semaines, les Zimbabwéens ont déployé tant de vaillance dans l'application des soi-disant lois du Zimbabwe que je pense que le président Mbeki et d'autres dirigeants africains doivent avoir véritablement honte de leur inertie et de leur silence scandaleux.

SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2002

Sur les soixante-sept kilomètres qui séparent Marondera de Harare, la désolation est phénoménale. Presque toutes les exploitations ont été saisies, les clôtures ont disparu ou s'effondrent, les terres sont désertées, ou brûlées, ou arides. Roulant sur cette route le dimanche en fin d'après-midi, les nouveaux propriétaires rejoignent la nationale, où tous les panneaux de signalisation ont été systématiquement volés pour le fer-blanc et les catadioptres arrachés du goudron pour l'aluminium. Si ces gens qui rentrent chez eux dans le rougeoiement du couchant sont des paysans sans terre, je veux bien, comme disaient mes parents, manger mon chapeau.

Ils conduisent des Pajeros et des Mercedes coûtant 20 millions de dollars zimbabwéens, ce sont les nouveaux agriculteurs du week-end, armés de leurs téléphones portables, ceux qui ont acquis leurs nouvelles terres en récompense de la sale besogne accomplie pendant pratiquement trois ans de campagne politique.

SAMEDI 30 NOVEMBRE 2002

Je vous prie de m'excuser à l'avance de cette lettre anormalement longue et j'espère que vous la lirez jusqu'au bout.

J'étais assise sur un banc dur de la Cour suprême de Harare, un matin de cette semaine, avec deux des cinq fermiers enlevés d'un poste de police zimbabwéen par des gens armés, puis torturés, en avril 2000, deux mois seulement après le revers essuyé par notre gouvernement dans un référendum constitutionnel qui marqua le début de la folie politique ici. Il n'y avait pas grand monde dans la salle, hormis le personnel pénitentiaire et judiciaire, un interprète, quatre témoins, un des accusés et deux journalistes, tous venus entendre les circonstances qui avaient mené à l'assassinat épouvantable d'un exploitant agricole, David Stevens. (...)

Le juge en toge rouge et perruque grise entra et siégea entre deux assesseurs, puis, comme nous tous, peina à entendre l'exposé des motifs, car, pour une raison mystérieuse, les micros n'avaient pas été branchés. En un peu plus d'une heure, tout fut terminé. Ni le procureur ni la défense n'étaient prêts à s'exprimer sur ce dossier, concernant pourtant un meurtre remontant à trente et un mois. Le juge prononça la mise en liberté de l'accusé contre une caution de 5 000 dollars zimbabwéens, et le report de l'affaire à cinq mois. Nous en sommes désormais à deux procès concernant ce meurtre, ouverts puis reportés, et nous nous demandons si justice sera jamais rendue, et pourquoi, près de trois ans après les événements, on veut apparemment montrer que la loi et l'ordre existent encore au Zimbabwe. David Stevens n'est qu'un parmi plus de deux cents personnes assassinées dans le cadre de la violence politique qui règne au Zimbabwe depuis trente-trois mois, et c'est, jusqu'à présent, le seul cas qui ait été porté devant le tribunal.

SAMEDI 28 DÉCEMBRE 2002

Tout est recouvert par un vernis de normalité. Un ami faisait la queue à une station-service, la veille de Noël, et regarda une BMW verte tape-à-l'œil, conduite par un politicien de bonne taille, en costume impeccable et surcharge pondérale, s'arrêter au niveau de la file. N'envisageant certainement pas de faire la queue comme tout le monde, la BMW verte attendit le moment opportun pour venir s'intercaler en tout début de file. Le pompiste se vit offrir quelque chose, et le réservoir de la voiture verte fut rempli sous le nez des centaines d'autres personnes qui attendaient depuis de nombreuses heures.

Le conducteur de la BMW descendit et se tourna vers les spectateurs en colère. Il leva un poing serré au-dessus de sa tête et cria : "Pamberi Zanu PF" (Vive le Zanu PF -le parti au pouvoir depuis l'indépendance-). Personne ne souffla mot. Le conducteur de la voiture verte leva encore une fois le poing et hurla : "Pamberi Robert Mugabe" - et, de nouveau, personne ne dit rien, ni n'esquissa un geste. L'homme se remit au volant de sa voiture au réservoir rempli, et il repartit comme si de rien n'était.

Car, à présent, les gens s'accommodent de cette immonde façon de se conduire, digne de l'âge de pierre, mais sous cette apparente surface de foule apathique couvent une colère et un ressentiment croissants, dont la plupart d'entre nous ont la certitude qu'il faudra bien qu'ils cessent en 2003.

SAMEDI 1ER FÉVRIER

Certaines semaines, je reste à contempler mon écran vierge du samedi matin en me demandant ce que je pourrais bien écrire. C'est le cas cette semaine. Que puis-je bien vous raconter qui ne soit pas terrifiant ? Comment puis-je m'asseoir sur ma chaise et décrire la mort d'un pays qui, il y a seulement trois ans, était beau et florissant ? Certaines semaines, l'accablement et le découragement sont tels que je ne sais même pas par où commencer.

Vais-je évoquer les violences policières et les grenades lacrymogènes tirées pour disperser une réunion de résidents convoqués afin de débattre de la crise de l'eau à Harare ? Peut-être les gens préféreraient-ils entendre parler des cinq travailleurs internationaux de l'Eglise luthérienne déportés après avoir été accusés d'être des journalistes camouflés, ou bien des deux journalistes américains détenus sept heures par la police après avoir pris des photos d'un entrepôt de céréales.

Peut-être devrais-je écrire sur la déclaration, émanant du département d'Etat américain, conseillant à ses ressortissants de ne pas se rendre au Zimbabwe pour des raisons de sécurité. Ou bien vous dirai-je mon écœurement de voir que l'Union européenne est incapable d'aboutir à un accord pour renouveler des sanctions ciblées à l'encontre des dirigeants du Zimbabwe. On a pratiquement le sentiment que désormais le monde extérieur va se contenter de faire entrer une aide alimentaire au Zimbabwe afin d'éviter les morts massives par manque de nourriture, mais pardonner et oublier l'homme et son parti qui nous infligent cette situation.

Certaines semaines, la rédaction de cette lettre est un immense fardeau, car, bien que je sache que ces choses d'une importance vitale doivent être dites, je suis submergée par l'accablement de devoir tenter de survivre au jour le jour. Les détails les plus stupides prennent une importance cruciale dans la vie quotidienne. Comme d'apprendre le jeudi qu'il y a une livraison de carburant et que la queue ne devrait pas dépasser deux heures. Elle a duré un peu plus longtemps et m'a permis de rattraper mon retard de lecture et de rester tranquille à regarder les gens.

Les choses que l'on voit dans ces queues pour l'essence sont impressionnantes et n'auraient pas été imaginables trois ans plus tôt. Blancs et Noirs parlent ensemble en attendant, ils se relayent pour pousser les voitures. Tout le monde surveille les éventuels resquilleurs et ces files d'attente font plus pour améliorer les relations interraciales au Zimbabwe que tout ce qui a pu être tenté en vingt-deux ans.

L'essence et la nourriture sont déjà les deux choses qui unissent les Zimbabwéens. Les boutiques sont vides. Dans le plus grand supermarché de Marondera, il y avait aujourd'hui quarante-deux rayons vides. La liste des articles désormais introuvables dans notre ville s'allonge chaque jour, et comprend : le pain, la farine, le lait, les céréales, les gâteaux secs, les pâtes, la margarine, les aliments pour chiens, le sucre, le sel, la farine de maïs, la lessive.

La plus mauvaise nouvelle de la semaine qui n'ait pas trait à la politique est la prochaine fermeture de l'usine Colgate Palmolive, délocalisée en Afrique du Sud. Ils sont les plus gros fabricants de détergent, savon et dentifrice de ce pays. Il est absolument tragique d'assister à la fermeture de ces usines, parce que, lorsqu'elles ferment, nous ne perdons pas seulement les produits, les machines et l'expertise, nous perdons un professionnalisme qu'il a fallu des décennies pour acquérir, et c'est encore un nouveau petit morceau de l'identité zimbabwéenne qui s'en va.

Notre président et son parti ont fait reculer notre pays de plusieurs dizaines d'années. Les tracteurs et les moissonneuses-batteuses ont été remplacés par des chars à bœufs et des charrues à main. Le pain et la farine de maïs par de la bouillie d'amandes et de baies sauvages. Les serviettes et tampons hygiéniques des femmes par du papier-toilette pour celles qui ont les moyens, par des feuilles pour les autres. Dentifrice, savon et détergent sont les prochains sur la liste.

Ce gouvernement et sa politique ont dépouillé nos hommes de travail et de revenus, nos femmes de fierté et de dignité, nos enfants d'instruction. Les frais de scolarité sont inabordables, les enfants s'évanouissent dans les salles de classe, et les abandons d'études ne se comptent plus. Nous sommes devenus des pionniers et des charognards du XXIe siècle, et nous vivons comme des bêtes dans le plus moderne des mondes.

Cathy Buckle

© Catherine Buckle Traduit de l'anglais par Françoise Cartano.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 20.02.03