Bové et Madelin face à face
LE MONDE | 06.09.03 | 12h51 MIS A JOUR LE 06.09.03 | 17h42
L'un fonde son credo politique sur le libre-échange ; l'autre
a rassemblé deux cent mille personnes sur le Larzac pour le stigmatiser.
Alain Madelin, ancien ministre des finances, et José Bové,
porte-parole de la Confédération paysanne, n'avaient jamais
débattu face à face. Sur un ton vif mais courtois, ils
l'ont fait cette semaine au "Monde", à la veille de
la réunion de l'OMC, l'Organisation mondiale du commerce, le
10 septembre à Cancun, au Mexique.
Le Monde : José Bové, est-ce caricaturer votre position
de dire que vous diabolisez l'OMC, une organisation intergouvernementale
qui fonctionne comme les organisations du système des Nations
unies ? Peut-on refuser que s'installe une organisation dont l'objet
est de réglementer la libéralisation des échanges
?
José Bové : Je n'ai jamais voulu faire de l'OMC le Grand
Satan. Si on veut organiser la planète en fonction d'un certain
nombre de valeurs, il faut des institutions. Mais il faut parler de
l'architecture et de la philosophie de l'OMC. Petit à petit,
elle a changé de nature en voulant faire passer l'ensemble des
activités humaines sous la bannière du libre-échange.
C'est une organisation multilatérale où toutes les voix
ne sont pas égales : toutes les délégations n'ont
pas le même poids et la plupart des pays africains n'ont pas de
délégation à Genève. Enfin, l'institution
exerce à la fois un pouvoir exécutif, législatif
et judiciaire. L'organe de règlement des différends et
sa structure d'appel posent problème. Quand on veut faire un
panel pour attaquer un autre pays, il faut mettre 500 000 euros sur
la table. Ensuite, si Haïti fait un panel contre les Etats-Unis
ou le Mali contre l'Europe, ils peuvent gagner. Mais si les perdants
refusent de modifier leurs règles jugées illégales
par l'OMC, quelles représailles économiques peuvent exercer
Haïti ou le Mali ?
Deuxième problème, quand on fait appel d'un panel, il
a lieu à l'intérieur du cadre de l'OMC. Il n'y a pas de
transparence, pas d'avocats publics, la juridiction n'est pas indépendante.
La structure d'appel à l'OMC devrait être extérieure
et intégrer d'autres droits que celui du commerce : les droits
de l'homme individuels et collectifs, le droit de l'environnement et
du travail.
Alain Madelin, l'OMC est-elle aussi antidémocratique que
le dit José Bové ?
Alain Madelin : Tout dépend de l'opinion que l'on a sur le libre-échange.
La mondialisation enrichit la planète, d'un point de vue culturel,
scientifique, économique. Elle est la vraie chance des pays pauvres.
La preuve : on se presse pour entrer à l'OMC. On ne souhaite
pas en sortir. Je n'ai pas pour cette organisation une admiration sans
bornes, mais le progrès par rapport au GATT, c'est de remplacer
les rapports de force par des règles de droit. José Bové
voudrait charger l'OMC de maux dont elle n'est pas responsable. Le droit
de l'environnement, les droits sociaux, la liberté du travail,
les droits de l'homme ne me paraissent pas relever de l'OMC. Selon lui
il faudrait instaurer un commandement politique, ou la vieille souveraineté
des Etats reconstitués, ou mieux encore un gouvernement mondial.
Je dis qu'il y a des libertés fondamentales qui sont supérieures
à la volonté des Etats. Mes droits, ma liberté
de produire, ma liberté d'acheter, ma liberté d'échanger,
sont des droits fondamentaux. Les pays les plus pauvres ont très
bien compris que l'environnement ou le droit du travail peuvent être
l'alibi protectionniste des pays riches.
Quant au fonctionnement de l'OMC, bien sûr il y a des inégalités
économiques qui font que certaines voix sont plus fortes que
d'autres, je ne suis pas aveugle. Mais c'est mieux que l'ONU. José
Bové propose de transférer certains arbitrages entre tous
ces droits ou les arbitrages commerciaux à l'ONU. L'ONU, c'est
d'abord le droit de veto des grandes puissances. Avec le droit de veto
des Etats-Unis, je ne les ferais pas souvent condamner dans une instance
comme l'ONU.
Comment interprétez-vous le succès populaire du rassemblement
du Larzac ?
A. M. : Il existe un renouveau du protectionnisme, de la contestation
du libre-échange, dû à la conjonction de deux phénomènes.
Le premier, ce sont tous les orphelins de la gauche perdue, de l'anticapitalisme,
de l'antiaméricanisme au lendemain de la chute du mur de Berlin.
L'autre phénomène, plus diffus, est une sorte de réflexe
protectionniste des pays riches. Souvenez-vous que l'on nous a expliqué
longtemps que le libre-échange allait signifier la désindustrialisation
de nos pays riches, les pertes d'emplois, les délocalisations
et que les pays riches allaient être exploités par les
pays pauvres ! Aujourd'hui, les mêmes nous ressortent des arguments
protectionnistes en expliquant que ce sont les pays riches qui exploitent
les pays pauvres.
J. B. : Je n'ai pas eu l'impression de rencontrer sur le Larzac des
nostalgiques du mur de Berlin, ni des gens qui voulaient réinventer
un protectionnisme français. Si tant de monde est venu, c'est
qu'il y a le refus d'un modèle de société libérale,
tant au niveau international que national. Il y a eu une conjonction
entre le refus de la logique de l'OMC et les mouvements sociaux du printemps,
avec la question des retraites, de l'enseignement et du statut des intermittents
du spectacle.
Ce nouvel ordre commercial, que vous défendez ou attaquez,
ne va-t-il pas être perturbé par de nouveaux acteurs, la
Chine, le Brésil ou l'Inde ?
J. B. : La Chine pose un vrai problème. Son entrée dans
l'OMC va se traduire par la disparition de 250 à 350 millions
de paysans chinois. Que vont-ils devenir ? Pas un seul économiste
chinois ne peut répondre. Nous ne sommes pas dans la même
situation que celle que nous avons connue en Europe au moment où
la politique agricole commune est née. A l'époque, pour
absorber l'exode rural, il y avait des entreprises à forte main-d'uvre.
Aujourd'hui, la technologie a avancé. On ne va pas dire à
la Chine de construire des usines comme il en existait dans les années
1950.
A. M. : La Chine et l'Inde représentent environ la moitié
de la malnutrition mondiale, or leur taux de croissance est très
fort. Les projections montrent que la malnutrition est heureusement
appelée à quasi disparaître et que ces pays s'enrichissent.
La croissance gagnée par les uns n'est pas perdue par les autres.
L'élévation du pouvoir d'achat en Chine entraîne
d'autres échanges et d'autres activités. C'est comme ça
qu'avance l'économie. Je ne suis pas inquiet pour ces pays.
Sur le risque que court la population agricole chinoise ?
A. M. : C'est le problème de tous les développements.
La population rurale diminue et diminuera en Chine comme en Europe.
J. B. : Depuis 1995, on est passé de 800 millions à 850
millions de personnes qui meurent de faim. En même temps que l'OMC
se structure, leur nombre ne diminue pas.
A. M. : C'est une contre-vérité. Selon la FAO, la population
pauvre diminue dans le monde de 6 millions de personnes par an. Ce n'est
pas assez, bien sûr. Mais n'instrumentalisez pas la misère
et la faim. Car vous donnez un chiffre en valeur absolue. Cela n'a pas
de sens quand on sait que dans le même temps la population mondiale
augmente de 80 millions de personnes par an. Le vrai problème,
c'est celui de l'Afrique subsaharienne. J'ai vécu ce qu'était
une famine en Ethiopie, et c'est sans doute l'épreuve la plus
douloureuse de ma vie. Il n'y a pas de famine dans les démocraties.
Il y a besoin là-bas d'institutions modernes, de démocratie,
de paix, et d'ouverture de nos marchés. Comme la production vivrière
en Afrique augmente moins vite que la population, vous devriez avoir
l'honnêteté de dire que les institutions internationales
recommandent les OGM pour sortir de la faim les populations africaines.
J. B. : Les OGM ne servent strictement à rien pour régler
le problème de la famine dans le monde. La FAO le reconnaît
aujourd'hui. Les organisations paysannes veulent produire pour leur
alimentation plutôt qu'exporter des matières premières
à bas prix.
A. M. : Cela n'est pas exact, les OGM permettent d'adapter des productions
à des situations difficiles comme celles de l'Afrique. Nous n'en
avons pas besoin, mais les Africains oui.
J. B. : Les Africains disent qu'ils n'en ont pas besoin, à tel
point que la Zambie, il y a quelques mois, a refusé l'aide alimentaire
américaine entièrement composée de maïs OGM.
A. M. : C'est pour d'autres raisons : ils savaient que leurs exportations
seraient refusées en Europe.
J. B. : Leur production et l'alimentation principale, c'est le maïs.
Ils ne voulaient pas passer sous la coupe de trois ou quatre multinationales
qui sont en train d'organiser ce marché.
L'objectif de la négociation à Cancun est de libéraliser
le marché agricole. Alain Madelin, que resterait-il de l'agriculture
française dans quelques années dans un contexte de libéralisation
totale ?
A. M. : La France est un pays extraordinaire pour sa diversité
agricole, ses goûts, ses saveurs. C'est là notre véritable
valeur ajoutée. On en joue avec les AOC, les labels, les vins,
etc. Dans une économie mondiale réorganisée, le
fait que d'autres pays s'enrichissent signifie qu'ils pourront nous
acheter davantage de ces produits à forte valeur ajoutée.
Je crois que nous devons nous concentrer sur ce que nous savons faire
le mieux, tirer parti de nos vieilles richesses agricoles.
Les grands pays exportateurs considèrent les AOC comme des
entraves au commerce...
A. M. : Je ne suis pas du tout d'accord avec cela. Il y a des droits
de propriété intellectuelle qui méritent d'être
préservés.
J. B. : Depuis l'entrée de l'agriculture dans l'Uruguay Round,
en 1986, beaucoup de gens ont pris conscience que l'agriculture n'était
pas une activité comme une autre. Puisque son objectif principal,
c'est de nourrir les gens là où ils habitent. Depuis que
l'agriculture est entrée dans l'OMC, la progression des échanges
agricoles mondiaux a été faible puisqu'elle représente
moins de 10 % du volume global de production. Ces négociations
veulent imposer à l'ensemble de l'agriculture de la planète
la règle qui vaut pour ces 10 %.
Le fantasme du marché mondial a fait naître un deuxième
fantasme : celui du prix mondial. Ce prix n'existe pas. Sur les grandes
productions (céréales, viande, lait), le prix mondial,
c'est le prix du dumping des pays les plus riches ou des pays qui ont
les meilleures possibilités de produire à bas prix, par
exemple la Nouvelle-Zélande pour le lait. Nous voulons faire
reconnaître le droit à la souveraineté alimentaire,
c'est-à-dire le droit de protéger son agriculture contre
le dumping des pays du Nord.
A partir du moment où on exporte des produits et que les exploitations
qui les produisent touchent les subventions, même découplées
-déliées du niveau de production-, ce sont des subventions
à l'exportation. L'Europe triche de cette manière, les
Etats-Unis ont d'autres mécanismes, comme l'aide alimentaire.
Quelle solution pour les pays du Sud, qui n'ont pas les moyens de soutenir
leur agriculture ? Ils devraient pouvoir se protéger aux frontières
contre les importations à prix de dumping sans être obligés
d'abaisser leur barrière douanière. Le fait qu'on les
y oblige, alors que c'est leur seule protection, est inacceptable.
C'est pour cela que, pour moi, le réel protectionnisme, ce sont
les politiques d'exportation déguisées avec des subventions
découplées alors que la protection aux frontières
pour les pays, c'est de la souveraineté alimentaire.
C'est peut-être un point d'accord entre vous...
Alain Madelin : Partiel. Il est vrai que la réforme de la PAC
est une tricherie. Placer les subventions d'une boîte dans l'autre,
c'est un tour de bonneteau. A l'arrivée, il y a distorsion de
concurrence. Mais M. Bové en tire une mauvaise conclusion. Plutôt
que de dire : il faut que tout le monde supprime ses subventions, il
dit : il faut que les pays les plus pauvres se protègent. Il
se trouve qu'eux-mêmes font un autre choix. Ils veulent davantage
de libre-échange. Je suis pour accepter très largement
les produits des pays en voie de développement, pas seulement
les produits agricoles, d'ailleurs.
Alain Madelin, pouvez-vous accepter que les pays du Sud se protègent
et dans le même temps réclament l'ouverture de nos marchés
à leurs productions agricoles ?
A. M. : Objectivement, cela ne me dérange pas. Tout le monde
l'a fait, plus ou moins, à un moment. Il ne faut pas que ça
devienne une règle durable. A ce moment-là, vous entrez
dans un système protectionniste. Je voudrais revenir à
ce que José Bové appelle le souverainisme alimentaire.
José Bové : Je n'ai pas parlé de souverainisme,
mais de souveraineté alimentaire. Les mots sont importants.
A. M. : Ce qui m'ennuie dans les thèses de José Bové,
c'est qu'elles réduisent les libertés. Il y a des libertés
individuelles fondamentales : liberté d'agir, liberté
de produire, liberté de changer, liberté de penser, qui
sont des droits plus fondamentaux que d'autres. Au-dessus de la souveraineté
alimentaire, je mets ma liberté de m'alimenter.
J. B. : Pour beaucoup de gens aujourd'hui, la souveraineté alimentaire
c'est la possibilité de manger à sa faim. Quand 850 millions
de personnes souffrent de la faim, que le dumping détruit les
capacités de production vivrière, il y a effectivement
une nécessité - et c'est un droit collectif fondamental
- de pouvoir manger à sa faim.
A. M. : Il ne faut pas proclamer un droit de manger à sa faim.
Il faut créer des conditions économiques qui le permettent.
Que pensez-vous, l'un et l'autre, de l'accord sur les médicaments
génériques récemment intervenu ?
A. M. : J'ai défendu la campagne de MSF pour faciliter l'accès
aux médicaments. Je me réjouis de cet accord, mais il
faut rappeler que parmi les 300 médicaments jugés essentiels
pour les PVD, seulement 5 % sont sous brevet. Et parler des droits de
douane exorbitants et des coûts de distribution tout aussi exorbitants
qui sont souvent pratiqués par des pays où l'on voudrait
élargir l'accès aux médicaments.
Est-ce que l'on peut laisser les gens mourir parce qu'ils n'ont pas
l'accès aux bons médicaments que l'on pourrait produire
moins cher ? Bien évidemment, non. Cela, d'ailleurs, pose le
problème du rôle des organisations internationales et de
l'OMS dans la distribution ou le financement de ces médicaments.
Cela pose aussi le problème de ce que l'on appelle la "licence
obligatoire". C'est-à-dire la possibilité pour un
pays de sortir des règles du commerce et de la protection des
droits de propriété, en revendiquant l'urgence sanitaire.
Personne ne conteste cela. Derrière, se pose une autre question.
Le pays qui produit peut-il vendre à un autre pays qui n'en a
pas les moyens ? La réponse n'est pas simple parce que l'on sait
que le médicament fait l'objet d'un énorme trafic international.
La réponse donnée est : d'accord pour vendre, mais avec
un minimum de contrôle et en s'assurant que les flux de médicaments
ne soient pas détournés et que l'on ne fasse pas d'opération
lucrative. Ce qui me paraît être plutôt de bon sens.
Néanmoins, le problème du financement des infrastructures
de santé dans beaucoup de pays, l'Afrique subsaharienne en particulier,
reste entier. Même en donnant gratuitement les médicaments,
ils n'y arrivent pas ! Il y a donc, je crois, tout un effort de coopération
et d'aide à mener en parallèle.
José Bové, pourquoi êtes-vous plus critique
?
J. B. : A Doha, l'an passé, quand le texte sur les génériques
est sorti, tous les observateurs et beaucoup d'associations se sont
réjouis que, pour la première fois, la santé passe
avant le marché. Mais, dans la négociation, on s'est très
rapidement rendu compte que les Etats-Unis ne voulaient pas céder
quoi que ce soit et que l'intérêt de leurs groupes pharmaceutiques
était prépondérant. C'est ce qui a amené
un échec au mois de décembre. A ce moment-là, l'Europe
a fait une proposition qui permettait la mise en place d'un certain
nombre de réglementations très pointilleuses.
L'accord qui vient d'être signé les renforce encore. Aujourd'hui,
les associations mobilisées sur ces questions craignent que la
circulation des génériques ne soit freinée, parce
qu'il y a une possibilité pour les pays détenteurs des
brevets, avec ces nouveaux règlements extrêmement tatillons,
de pouvoir systématiquement attaquer devant l'OMC. La circulation
des génériques entre pays du Sud sera quasiment impossible.
En même temps, je crois qu'il faut affirmer que, même si
cette question est réglée, une mobilisation de l'ensemble
des institutions internationales est nécessaire pour certains
pays où le budget médical n'est que de 1 dollar par habitant.
Aujourd'hui, des classes de plus en plus jeunes meurent. L'espérance
de vie est en train de passer en dessous de 40 ans.
José Bové demande un moratoire dans la libéralisation
des échanges. Il y a eu une pause dans la libéralisation
des marchés de capitaux. Ne pensez-vous pas que, de la même
manière, il faut marquer une pause dans les échanges ?
A. M. : Si vous pensez que c'est l'un des points de passage obligés
de plus de croissance pour faire reculer la pauvreté, faire une
pause, c'est absurde. Les meilleurs défenseurs du libre-échange
aujourd'hui, ce ne sont pas les riches des pays développés.
Ce sont les pauvres des pays en développement. J'utiliserais
presque un argument moral : ne fermez pas la chance aux autres.
J. B. : Je ne prendrai aujourd'hui que l'exemple du Mexique, là
où va se dérouler le sommet de l'OMC. La zone de libre-échange
entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis est en train de faire
un ravage. Sur la frontière mexicaine avec les Etats-Unis, dans
les Maquiladoras, le travail s'effectue dans des conditions dignes du
XIXe siècle. Depuis le 1er janvier 2003, avec l'ouverture totale
de l'agriculture, 800 000 paysans mexicains ont été chassés
de leurs terres, parce que le prix du maïs s'est complètement
effondré.
A propos du débat sur l'AGCS -accord général sur
le commerce des services-, la liste proposée par la Commission
de Bruxelles compte à peu près 165 services. On voit de
tout : la poste, la recherche, l'architecture, la comptabilité,
l'environnement, les avocats, le transport... La question fondamentale,
c'est de savoir si des services considérés comme des biens
publics parce qu'ils rendent des services à la collectivité
ont vocation à être transformés en marchandises
?
José Bové, contestez-vous le fait que certains pays,
notamment d'Asie, sont sortis de la pauvreté grâce à
la libéralisation des échanges depuis le début
des années 1970 ?
J. B. : Le commerce mondial, c'est 6 000 milliards de dollars environ.
Un tiers de cette somme s'échange à l'intérieur
même d'une multinationale, un autre tiers entre les filiales de
différentes multinationales. La réalité du commerce
en dehors de ces deux grandes parts représente seulement un tiers
du volume total. C'est une nouveauté de la deuxième moitié
du XXe siècle, qui structure le monde différemment. M.
Madelin est favorable à cette autonomisation de l'économie,
c'est son choix. Aujourd'hui, les entreprises transnationales sont complètement
autonomes et certaines ont des budgets bien supérieurs à
certains Etats. Cela pose question sur les décisions démocratiques.
A. M. : S'agissant du Mexique, au passage, il me semble qu'il a fait
un bond en avant parmi les exportateurs mondiaux. Le fait que des entreprises
échangent et que ces transactions soient comptées dans
les échanges mondiaux, la belle affaire ! Bien sûr, l'économie
est imbriquée, et c'est tant mieux parce que je crois, comme
Montesquieu, que le doux commerce favorise la libération des
peuples.
J. B. : Vous avez les mêmes citations que Pascal Lamy, c'est
bien.
A. M. : La libéralisation de l'ensemble des services est plutôt
une bonne chose. On ne peut pas laisser les actes de production basique
aux pays en développement et garder pour nous les services en
attirant, d'ailleurs, les personnes les plus qualifiées, bien
formées, dans nos pays. Ils ont droit, eux aussi, à vivre
et travailler au pays. Vous dites : il existe des services un peu différents
des autres : les services publics. Soit. On peut dire que l'éducation,
la santé, dans tous les pays du monde, restent administrées
par l'Etat. Cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas être en concession.
De grandes entreprises internationales permettent, par la concession
de la gestion déléguée, d'assurer le service de
l'eau, le service de la santé, le service de l'éducation...
Si j'étais parent d'un petit Africain dans un pays pauvre du
sud du Sahara, ce qui m'intéresserait ne serait pas de savoir
que l'instituteur ou le médecin sont fonctionnaires de mon pays.
Ce serait de savoir que le service est bien rendu et qu'il y a par ailleurs
un financement qui fait en sorte que chacun puisse avoir sa chance.
Rassurez-vous ou inquiétez-vous, le modèle des services
publics à la française, monopole avec des fonctionnaires
du style EDF ou éducation nationale, cela ne s'exportera pas
dans le Nouveau Monde ! Et c'est tant mieux ! Certains groupes qui développent
une activité dans un PVD apportent dans le même temps un
transfert de savoir. Et ce transfert, quelque temps plus tard, permet
à ce pays de s'émanciper.
J. B. : Vous êtes d'un angélisme total.
Alain Madelin, le principe de précaution est-il compatible
avec le libre-échange ?
A. M. : C'est mon sujet d'irritation favori. Bien évidemment,
il est tout à fait logique d'être vigilant, particulièrement
en ce qui concerne la santé publique. Ceci est réglé
au niveau international par l'accord sanitaire et phytosanitaire et
par le Codex alimentarius, qui disent qu'un Etat peut édicter
des règles de protection particulières. Mais il doit prouver
scientifiquement qu'il y a un risque. A juste raison, les pays pauvres
disent : si vous ne prouvez rien, c'est que vous utilisez le principe
de précaution comme déguisement d'un nouveau protectionnisme.
J. B. : Le paradoxe, c'est que ce n'est pas celui qui veut mettre sur
le marché un nouveau produit qui doit prouver son innocuité.
C'est celui qui veut le refuser qui doit prouver que ce produit peut
être dangereux. Nous demandons l'inversion de la charge de la
preuve. C'est à celui qui veut mettre quelque chose sur un marché
de montrer que son produit n'apporte aucun risque. Un pays doit pourvoir
refuser les OGM, sans être obligé d'apporter la preuve
que ce produit peut être dangereux. Ce sera possible à
partir du 12 septembre avec l'entrée en vigueur du traité
sur la biosécurité de Carthagène.
A. M. : Je maintiens ce que je dis sur l'inversion de la charge de
la preuve. Le principe d'une liberté responsable c'est que, bien
évidemment, s'il y a un pépin, je suis responsable de
ce que je fais. Si, par hasard, vous avez un dossier prouvant la malignité
des OMG, je vous supplie de me le donner. Vous ne pouvez pas faire de
procès d'intention aux gens. Bien évidemment, vous pouvez
avoir des contrôles sanitaires. S'agissant, par exemple, du buf
aux hormones, je n'ai pas le sentiment que les Américains soient
particulièrement irresponsables. Ils n'ont pas connu le sang
contaminé, ils n'ont pas connu la contamination des farines animales.
J. B. : Quand une entreprise pharmaceutique veut faire un essai sur
un médicament, elle est obligée de présenter en
même temps que sa demande au ministère une assurance pour
couvrir les risques en cas de problème lié à cet
essai. C'est une obligation dans le domaine médical. Sur les
OGM, aujourd'hui, cette exigence n'existe pas. Pourquoi ? Parce que
les compagnies d'assurances considérent que les risques de contaminations
croisées ou autres ne sont pas des risques aléatoires,
que l'on ne peut pas savoir quelle sera la couverture nécessaire.
Si des activités économiques de ce type-là ne sont
pas couvertes, cela veut dire que l'entreprise n'assume pas sa responsabilité.
A propos du sommet de Cancun, Hervé Gaymard déclarait
récemment : "Le libre-échange n'est pas une vérité
révélée, censée tout résoudre automatiquement.
Une OMC dont l'idéologie implicite serait le libre-échange
serait contraire aux intérêts des PVD." C'est plus
proche de la position de José Bové que de la vôtre,
Alain Madelin.
A. M. : Disons qu'Hervé Gaymard défend les positions
agricoles françaises et européennes.
J. B. : Hervé Gaymard tient un double langage : un jour il signe
à Luxembourg et le lendemain il fait de grandes déclarations
contre le libre-échange. Au final, j'attends de voir quel sera
le mandat que la France va donner à Pascal Lamy pour négocier
en son nom. J'ai conseillé à M. Gaymard, s'il est opposé
à l'accord agricole proposé à Cancun, de garder
son stylo en l'air. Il suffit qu'un seul pays refuse de ratifier pour
que l'on rentre dans une autre situation, qui sera celle du moratoire.
D'autres pays ont aujourd'hui cette intention.
A. M. : Après ce que vous avez dit de la politique agricole
française et européenne, il serait paradoxal que la France
ou un autre pays riche, au nom de cette position, fasse obstacle à
un accord agricole que réclament les pays pauvres.
Propos recueillis par Gaëlle Dupont, Alain Frachon et Serge Marti
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ALAIN MADELIN, 57 ans, député (UMP) d'Ille-et-Vilaine,
député européen, fait ses débuts en politique
dans les rangs du mouvement d'extrême droite Occident, avant d'entrer
au Parti républicain, composante de l'UDF. Il représente,
dans les années 1980, le courant moderniste et libéral
de la droite. Ministre de l'économie et des finances en 1995,
il démissionne trois mois plus tard. Il crée en 1997 Démocratie
libérale (aujourd'hui fondue dans l'UMP). Sa candidature à
l'élection présidentielle de 2002 ne recueille que 3,9
% des suffrages.
JOSÉ BOVÉ, 50 ans, est porte-parole et cofondateur de
la Confédération paysanne. Il a participé à
la lutte contre l'extension du camp militaire du Larzac, avant de s'installer
comme éleveur de brebis, en 1976. Le démontage du McDonald's
de Millau, en 1999, lui a valu 44 jours de prison. Le syndicaliste a
de nouveau été condamné à 6 mois de prison
ferme pour la destruction de plants de riz OGM. Il a été
libéré le 2 août, suite à un aménagement
de sa peine, mais ne pourra pas se rendre au rendez-vous des altermondialistes
à Cancun.