Gérard Depardieu

Il a appris la vie tout seul, entre Dédé qui buvait, Lilette qui rêvait et la marmaille qu'il aidait à mettre au monde. L'efficacité de son éducation, c'est qu'il n'en a pas eu.

On ne l'a vu que deux fois, le Gérard. La première fois, il déboula, casque en main, charmant, confiant et détendu. Il espérait prendre un hélicoptère avant la tombée de la nuit, il partait sans doute en vacances, mince, déjà bronzé. Et en un condensé d'une rare intensité, il nous parla du Dédé et de la Lilette, ses parents disparus en 1988. A la fois généreux et disert. Troublant. Trois semaines plus tard, il fut odieux, tourmenté, excédé, douloureux. Il était, il est vrai, en plein tournage. Deux rides verticales marquaient son visage. Il avait pris dix ans. Peut-être le maquillage. Mais quand, spontanément, il porta la photo du Dédé au-dessous de son menton, la ressemblance n'en était que plus criante. Il la fixait d'ailleurs, fasciné, aimanté. Et il lança, provocateur : "Vous avez bien compris l'histoire, hein ?... C'est pourtant simple !"

Allons ! il le sait bien, Gérard Depardieu, que son histoire n'est ni simple ni limpide. Il se doute bien qu'on ne commencera pas son récit par "Il était une fois...", parce que ça ne ressemble ni à un conte de fées ni même à un roman. Intrigue trop incertaine, personnages trop complexes. Et puis ces mots à double sens, ces sentiments ambigus, embrouillés comme une pelote de laine. Tous ces silences... Il a conscience que les clés qu'il nous donne sont cruciales, mais insuffisantes ; que quelques éléments qu'il livre pour la première fois sont certes capitaux, mais prennent aussi la forme de petits cailloux blancs qui, l'air de nous guider, vont nous perdre en chemin. Il maîtrise ce qu'il veut dire, ce qu'il entend garder secret, et surtout ce qu'il souhaite qu'on retienne, du Dédé et de la Lilette. "Des seigneurs", lui dit un jour son ami Jean Carmet, à l'époque où lui ne voyait encore que des paumés, blessés par la vie, en marge de la société. C'est pourtant ce mot-là qu'il voudrait conserver aujourd'hui. Des seigneurs, oui. Et des poètes. "C'est pourtant simple !"

Lorsque Gérard est né, le 27 décembre 1948, à Châteauroux, le couple Depardieu avait déjà deux enfants. Il vivait dans un appartement de poche, au premier étage d'une maison du quartier de l'Omelon. Le Dédé (René, de son vrai nom), qui avait fait un tour de France avec les compagnons, était tôleur-formeur, fier de son métier, mais mal rémunéré. La Lilette (prénommée Alice) s'occupait de ses enfants en rêvant de cinéma et de destinations exotiques. En fait, après les deux premières naissances, elle avait espéré entreprendre un voyage fin 1948 et prétendait que l'arrivée de Gérard — terrible cadeau de Noël — avait anéanti ses projets. Elle laissera même entendre au petit garçon qu'avec des aiguilles à tricoter elle avait tenté de s'en débarrasser. Pas étonnant qu'après quelques cauchemars il se soit souvent réveillé en sueur, cherchant devant un miroir d'éventuelles traces d'aiguilles sur son crâne...

Le Dédé et la Lilette avaient fait un mariage d'amour, l'année de leurs vingt ans, 1944. Mais autant la Lilette pouvait se montrer enjouée, autant le Dédé, quasi analphabète — son père militaire était mort quand il avait sept ans —, était taciturne, solitaire, replié sur lui-même. Il parlait peu, souvent par onomatopées, n'achevant jamais ses phrases, n'exprimant jamais jusqu'au bout ses pensées. Complexé, se sentant marginal par rapport aux bourgeois du quartier, il cherchait à se faire invisible, à ne déranger personne, à passer inaperçu. Et puis avoir la paix. Oui, c'est cela qui lui importait.

Quand les allocations familiales accusaient un retard, pour rien au monde il n'aurait réclamé quoi que ce soit. Paniqué à l'idée de devoir s'adresser à l'administration, terrifié à la perspective de remplir un dossier, lui dont la signature hésitante ne comptait que deux lettres : D. D. C'est d'ailleurs à Gérard, bouille ronde et regard clair, qu'on confiait la tâche de passer à la boucherie chevaline acheter à crédit 500 grammes de steak haché. Le boucher hurlait : "Tu diras à ton père qu'il est temps qu'il passe me payer !" "Oui, m'sieur", répondait le petit en détalant. La nuit, il arrivait au Dédé de travailler la tôle dans son petit atelier. "La lumière de la lune rend le métal très tendre", affirmait-il gravement, et Gérard trouvait cela fantastique. Comme cette obstination que mettait son père à ne jamais laisser à un apprenti la tâche de nettoyer l'atelier : "Toujours laisser propre son établi." Comme ces gestes "ancestraux" avec lesquels il préparait ses lignes pour la pêche et les lançait sans jamais dire un mot. Comme cette casquette de capitaine au long cours qu'il vissait chaque jour sur sa tête avant d'enfourcher son vélo, se donnant peut-être l'impression de partir au grand large, lui qui n'avait jamais vu la mer. A moins bien sûr qu'elle ne lui apparaisse, agitée, sauvage ou purificatrice, les jours de roulis, lorsqu'il avait trop picolé. Cela lui arrivait plus qu'il ne fallait, au Dédé, absent de plus en plus souvent du deux-pièces surpeuplé, réfugié au café, avachi sur un zinc. Le soir, le petit Gérard veillait toujours à ce qu'il ne dégringole pas dans l'escalier de la maison. Le jour, il craignait de le croiser près de l'école, la tête dans le caniveau. C'est déjà arrivé. Il ne le détestait pas alors. Il était simplement gêné que sa tribu si humble, qui aurait voulu que le monde entier l'oublie, s'affiche soudain sur la place publique, révélant ses secrets.

C'est que la vie quotidienne était rude à l'Omelon. L'argent manquait, le tôleur n'avait pas de travail régulier, l'école des aînés exigeait qu'on les habille correctement. Et voilà qu'en 1955 la Lilette, déjà surchargée de travail, donna la vie à un quatrième enfant. Cela se passa à la maison, comme de coutume. Et cette fois, c'est Gérard qui aida la sage-femme. "J'avais six ans, on pouvait compter sur moi, j'étais intéressé et pragmatique. J'ai apporté des linges, des bassines, puis j'ai coupé le cordon. J'ai mis au monde Catherine, et puis Eric, l'année d'après. Pour Franck, le dernier, j'étais fin prêt, je commençais à tirer. Mais ma mère a eu une descente d'organes, puis une énorme hémorragie, on a appelé le médecin et j'ai dû sortir de la chambre." Mais pourquoi était-ce vous, qui étiez encore si jeune ? "La vie m'intéressait diablement, depuis le premier jour. Je l'ai toujours prise telle qu'elle arrivait. Fasciné par la force du présent. Capable de tout regarder, avec acuité et distance, tout le monde s'en rendait compte. D'ailleurs j'ai toujours été le témoin des événements, y compris quand j'y étais au centre. Je garde en permanence un œil très distancié... C'est pour ça que, même sur scène, je n'ai pas peur." Où était Dédé pendant les accouchements ? "Il avait fui au café dès les premières contractions ! Supportait pas ! Il noyait sa frousse et sa pudeur dans l'alcool. Il aimait sa Lilette bien sûr, mais il ne pouvait pas le dire. C'était des gens simples, vous savez. Ils ne parlaient pas. Pas par hypocrisie bourgeoise, hein ! On ne cachait pas les choses, on ne faisait pas comme si... Simplement, on ne savait pas parler. On ne pouvait pas parler. On braillait, on se criait dessus. Quand je pense à la maison, j'entends encore des cris de toutes les couleurs. J'ai sûrement appris à crier avant de savoir parler. Mais, pour les choses importantes, les idées, les sentiments, c'était la loi du silence."

Il y avait un secret. Un secret qui n'en fut plus un, une fois l'affaire ébruitée, Gérard ne sait plus comment. Mais une sorte de poison, de venin, dans une famille démunie et pudique. En un mot : la mère de Dédé et le père de Lilette s'étaient enflammés l'un pour l'autre. "Ils baisaient, dit Gérard. Ils baisaient avec passion, laissant leur famille à la fois médusée, confuse, bouleversée. Mes grands-parents ont ainsi volé l'amour de mes parents." C'est ce vol, ajoute-t-il, qui explique pour beaucoup l'incommunicabilité au sein du jeune couple. La frustration de la Lilette, confrontée à ce chaos émotionnel, mais otage de la situation, ligotée par sa marmaille, déçue peut-être par un Dédé de plus en plus fuyant." Elle ne pouvait que subir la situation. Sinon que faire ? En vouloir à la vie, à la société, à ses parents ? Ou bien prendre un amant ? "J'ai vu un homme, une fois, qui, assis dans la cuisine, a mangé sous mes yeux les œufs de Pâques qu'elle venait de m'acheter, et à qui, quelques années plus tard, le plaquant contre un mur, j'ai fait recracher mon chocolat. Mais je suis sûr que la Lilette était encore trop amoureuse du Dédé."

Lilette restait une romantique, s'esquivant au cinéma "pour y chercher une dose de rêve pour la semaine", et plongeant dans les romans-photos pour se nourrir d'histoires d'amour. "C'est ce qui lui a fait supporter la vie, dit Gérard. Plus tard, je lui ai offert une voiture, parce qu'elle adorait rouler. Elle avait un diabète qui lui avait mangé les yeux, et je savais que c'était un danger public. Mais le fait d'être en voiture la rendait heureuse. D'ailleurs elle est morte dans une ambulance. En roulant."

On n'était pas tendre à la maison. Pas le temps, pas la place, pas l'envie, le père désertait ou ruminait dans son coin, sans jamais un conseil, un geste d'éducation envers ses enfants. La mère lavait, cuisinait, tricotait, peu douée pour les câlins, souvent à bout de nerfs, et Gérard, dès l'âge de trois ans, a vécu dehors. Il se défoulait alors, parlait, explorait, faisait rire et choquait ; il n'avait peur de rien. A la maison, il se renfermait doucement et a soudain manifesté des troubles du langage semblables à ceux de Dédé. Cela pouvait devenir gênant pour l'école, cette prison que Gérard trouva bien vite rigide et étouffante. Et ses maîtres le prirent pour un cancre. Mais le Dédé n'en avait cure. Jamais un reproche, une violence ou une punition.

Suzanne, la grand-mère maternelle, qui était un peu sorcière, un peu médium, avait annoncé que cet enfant hypersensible aurait "une destinée hallucinante" ; qu'il serait "Mozart". Mais "Mozart" avait décidé que l'école, pas plus que sa famille, ne lui ferait découvrir la vie. Qu'il fallait donc qu'il parte l'explorer de lui-même, là où les conventions et préjugés bourgeois n'auraient pas cours. La base américaine de Châteauroux était un point de départ idéal. Gérard y avait ses entrées, ses copains GI bien plus âgés que lui, ses bars de nuit propices aux rencontres et aux bagarres, maintes occasions de larcins et trafics en tout genre. A 12 ans, avec son mètre quatre-vingts, il en paraissait 18 et ne redoutait personne. A 13, après avoir frôlé la maison de correction, il taillait la route. "J'ai été libre, dit-il. Vous entendez ? Libre ! Parce que, mine de rien, j'avais la confiance des parents et tout à apprendre de la vie. Ils ne m'ont lesté d'aucune leçon de morale, de conseils inutiles, d'ambitions égoïstes. Encore moins de notion de culpabilité. Je ne pouvais pas les décevoir puisqu'ils n'attendaient rien ! Ils ne faisaient pas un drame si, à 8 ans, je passais la nuit dans la rue. Et c'est tant mieux ! Parce que c'est moi, tout seul, qui allais découvrir les interdits, acquérir le sens du danger, développer l'instinct de la rue. L'efficacité de mon éducation, c'est que je n'en ai pas eu ! Ma force vient de là. J'ai été happé par la vie. Et c'est un privilège d'avoir eu cette liberté-là."

Il apprendra tout, Gérard Depardieu, au long de son échappée belle. Il découvrira la mer, en songeant que ses parents ne la verraient pas. Il plongera dans les livres, notamment Giono, en se souvenant des romans-photos de Lilette. Il se lancera dans le théâtre, malgré sa timidité, ses inhibitions et ses difficultés d'expression, dont un médecin, un jour, détectera la cause et le débarrassera. Il apprendra la poésie, persuadé que Dédé et Lilette, à leur manière muette, étaient de vrais poètes. Et plus tard étudiera Rodin, Bourdelle, en repensant soudain au chef-d'œuvre de compagnon de Dédé, une botte de pompier, réalisée en tôle. Non, dit-il, il n'a pas le regret de ne pas avoir pu partager ces découvertes avec eux. "Il y a un seul truc que j'aurais aimé leur montrer, c'est un peu égoïste, mais enfin j'aurais tellement voulu que le Dédé puisse profiter de ma vigne et du chai, et boire tout son saoul !"

Ils sont morts à quelques mois d'écart, Dédé et Lilette. Leur santé depuis longtemps se dégradait. Gérard prenait des nouvelles depuis Paris, où il jouait au théâtre. Par trois fois il a commandé un cercueil pour la Lilette, par trois fois, après des infarctus, il y eut résurrection. Et puis, un jour, elle est partie pour de bon, le corps en pourriture, mais le visage en paix, "une paix noble, une paix de reine, une paix de femme de pharaon". Dédé, en revanche, est mort la bouche ouverte, "comme s'il était stupéfait, comme s'il avait vu quelque chose au moment ultime". Gérard, arrivé au milieu de la nuit à l'hôpital, est resté seul, près de lui, un bon moment. Il ne se sentait pas triste, plutôt soulagé pour l'un et l'autre. Curieusement plus léger. "J'ai davantage pleuré sur la mort de mon chat que sur la mort de mon père", avoue-t-il en souriant.

Mais il a eu d'autres deuils, de grands chagrins, et chaque mort au fond est un rappel des autres. "A la mort de mon ami Carmet, j'ai retrouvé celle de mon père, celle de François Truffaut. Quand Barbara est morte, j'ai retrouvé ma mère. Mais peut-on parler de mort puisque je suis si souvent avec eux ? Ma chair est remplie de Barbara, de ma mère, de mon père, de François, de Jean..."

Annick Cojean