Les fantaisies de Pierre Loti
La scène se passe en France, à Rochefort, en Charente-Maritime, un
port militaire rigoureusement tracé, des rues à angles droits, des
façades austères, irréprochablement alignées. Une cité digne, sur
le déclin, s'endormant au garde-à-vous. Nous sommes vers la fin du
XIXe siècle, disons en 1888. Toutes les maisons se
ressemblent, presque identiques. Mais si l'on pousse la porte de l'une
d'elles, ce jour-là, au lieu du confort paisible et modeste que réserve
d'ordinaire la Saintonge, on pénètre dans un salon bleu, puis un rouge,
de style Directoire, assez cossus, classiques, inhabituels ici. Ce
n'est rien encore : juste après s'ouvre une immense salle à manger
Renaissance, avec oriflammes et armures. Puis une salle gothique avec
vitraux d'époque (laquelle ?). Puis un salon arabe et une mosquée
turque avec tapis, mosaïques et coussins, où une fontaine murmure
comme dans la touffeur d'un lointain sultanat, à côté de la stèle
funéraire d'une bien-aimée inoubliable. Puis une fumerie d'opium.
Seule la chambre du maître des lieux frappe par son dépouillement :
un lit de fer, un crucifix, un coffre de marin, deux fleurets d'escrime,
des murs passés à la chaux.
C'est là qu'il dort ou se repose. La veille, il a donné une fête
mémorable dans cette maison, un grand dîner "Louis XI" dans la salle
Renaissance, préparé un an à l'avance. Les convives élus ont été priés
de s'habiller en tenue médiévale et d'apprendre à parler en vieux
français pour cette soirée interminable où on leur a servi un repas
à base de hérissons, de cygnes et de paons. De quoi frapper les imaginations
et laisser de longs souvenirs.
A présent, le maître s'ennuie. Qui est ce nabab dans son Xanadu charentais ?
Un doux dingue, un prince en exil ? Non, un enfant du pays, Julien
Viaud, devenu sous le nom de Pierre Loti un des écrivains les plus
vendus de son temps. Il aime organiser de temps à autre des fêtes
de ce genre, auxquelles il invite aussi bien ses concitoyens que le
gratin parisien, Robert de Montesquiou en tête. A l'occasion il encourage
son fidèle serviteur Osman Daney à grimper sur le toit, où il a aménagé
un minaret, pour lancer l'appel rauque du muezzin à la prière, "Allah
akbar..." Les Rochefortais feignent de ne pas s'en étonner. Ils sont
habitués aux frasques de Loti, en ont déjà vu d'autres. Sans doute
lui sont-ils aussi reconnaissants d'aérer de ses caprices spectaculaires
le conformisme de leurs propres vies.
Lit-on encore Loti ? On a déjà plusieurs fois envoyé aux oubliettes
l'auteur de Pêcheur d'Islande, d'Aziyadé, de Ramuntcho,
de Mon Frère Yves, de Madame Chrysanthème. Loti démodé,
Loti décadent, écrivain de voyages qui n'étonne plus, poseur mondain,
académicien ampoulé. Peut-être. Le style ? Trop limpide pour
faire date, bon pour les manuels scolaires. L'homosexuel ? Pas
assez affirmé, trop prudemment ambigu. Même sa mélancolie nous paraît
fade, supportable somme toute. Il est revenu en bonne santé de son
Orient, non comme Rimbaud, pour mourir. Il n'a pas été condamné aux
travaux forcés, comme Wilde, pour ses mœurs. Il n'a pas révolutionné
l'art du roman non plus (osera-t-on lui reprocher d'avoir eu la malchance
d'être le contemporain de Proust, qui, lecteur avisé, disait volontiers
de Loti qu'il "en récit[ait] par cœur certaines pages"?). Ni
Arthur, ni Oscar, ni Marcel, il n'aura été que Loti. Et néanmoins,
ce Loti sympathique même à ceux qui ne l'ont pas lu insiste en nous,
touchant et têtu. On n'arrive pas à l'enterrer, il trouve toujours
quelqu'un pour le tirer d'affaire, l'autoriser à rester encore un
peu au salon de la postérité, parce qu'il conserve encore dans la
mémoire collective une dimension inclassable : on sait - souvent
confusément, mais qu'importe, on le sait - que ce défunt raisonnable
a beaucoup exagéré de son vivant, beaucoup diverti ses contemporains.
Et si l'on néglige l'auteur et ses romans - aucun Panthéon, aucune
Pléiade en vue pour lui —, sa maison de Rochefort, sise au 141 de
la rue Pierre-Loti, est aujourd'hui la plus connue des maisons d'écrivains
français et vient d'être restaurée.
Le personnage de Loti a survécu ainsi à l'écrivain mort, par la manière
insolente qu'il a eue d'introduire un excès dans sa vie, de jouer
celle-ci comme une seconde œuvre d'art. Loti sauvé par son excentricité
plus que par son œuvre. Entendons-nous, sur l'échelle de Richter de
l'excentricité, Loti ne représente qu'un séisme bénin, il y a bien
plus grave. L'excentricité, de toute façon, est une notion fuyante
et difficile à mesurer. Un excentrique, c'est quelqu'un qui ne vit
pas comme moi, certes. C'est aussi quelqu'un qui s'affiche avec force
comme différent, par son comportement, une manie, un écart quelconque
dans lequel il persévère. Il y a mille façons d'être différent :
par ses vêtements, ses attitudes, ses goûts, ses dépenses, ses obsessions.
Mais l'excentrique est obstiné, courageux, il prend des risques. Il
est fréquemment ridiculisé, montré du doigt. Avant d'être adoré, comme
tous ceux qui ont osé ce dont nous n'avons pas eu l'audace. Parfois
l'excentrique nous inquiète. Il nous rassure aussi : en passant
les bornes, il nous en rappelle l'emplacement. Et nous l'envions pour
sa liberté, sans toujours faire la part de ce qui dans son excentricité
est voulu, revendiqué, et de ce qui est subi, peut-être inconsciemment,
comme un destin.
Dans le cas de Loti, rien au départ ne le prédispose à la fantaisie.
Il naît, sous le nom de Julien Viaud, le 14 janvier 1850, de
Nadine Texier et Jean-Théodore Viaud, secrétaire de mairie, dans cette
fameuse maison qu'il transformera plus tard. Une famille protestante
où dominent les femmes, la mère et les tantes, et dont Julien est
le dernier fils. L'ainé, Gustave, objet d'une admiration fascinée
de son cadet, meurt en mer, en 1865, la même année que la meilleure
amie de Julien, Lucette Duplais. L'année suivante, le père est injustement
accusé de malversations et perd sa situation. Dès l'âge de seize ans,
le jeune Julien sait qu'il va devoir bientôt assurer le salut matériel
de sa famille. Reçu à l'Ecole navale à Paris, il prend la mer en 1870,
comme aspirant de première classe, suivant l'exemple de son cher Gustave.
Dès lors, il ne cessera plus de sillonner le monde en bateau, avec
de longs repos à son port d'attache familial de Rochefort, qu'il embellit
de collections d'objets achetés ou volés. En 1872 il est à Tahiti
où on lui a dit, à tort, que son frère avait eu deux enfants d'une
indigène. Lui-même tombe amoureux de quelques jolies Polynésiennes
et reçoit de la reine Pomaré le surnom de Loti (nom d'une fleur tropicale),
qu'il donnera par la suite à un de ses personnages avant d'en faire
son propre pseudonyme d'écrivain, l'officier Julien Viaud étant, sinon
interdit d'écrire, tenu à une réserve peu compatible avec son tempérament
exalté.
Car Julien Viaud est un drôle de citoyen, depuis l'adolescence, l'âge
où il commence à tenir son journal intime. Il est pour lui-même son
principal centre d'intérêt et il ne s'aime pas. Il est de très petite
taille, porte des talons hauts, parfois montés sur des ressorts, qui
lui donnent une démarche de criquet. Ses galons d'officier ne l'empêchent
pas de se farder de blanc et de souligner son regard d'un trait de
khôl (le cas n'est pas isolé chez les militaires de sa génération,
comme en atteste le futur maréchal Lyautey, théâtral en ses nombreux
atours, dont Clemenceau se moquait d'un compliment assassin :
"Enfin un général avec des c... au cul ! Malheureusement,
ce ne sont pas les siennes..."). Il a des maîtresses en nombre
mais ne cache pas les amitiés intenses qu'il noue avec certains matelots
qu'il appelle ses "frères". Comme le note Alain Buisine : " On
a pu dire que, s'il avait existé un troisième sexe, Loti l'aurait
également aimé." Après être tombé amoureux de la Bretagne et d'une
Bretonne, il épouse à 36 ans une Périgourdine, Blanche Franc
de Ferrière, qui lui donnera en 1889 son seul fils légitime, pour
lequel il n'éprouvera aucun sentiment paternel. Mauvais mari, mauvais
père, voyageur inconstant, déçu de tout, obsédé par la fuite du temps
et la mort, par les cimetières, les momies, les cadavres et les couchers
de soleil, tout ce qui se défait, et doué en même temps d'une énergie
farouche, d'un désir et d'une curiosité infatigables.
En 1876, il fait connaissance à Salonique d'une jeune esclave du
nom d'Aziyadé, qu'il consacre comme le plus grand amour de sa vie
dans un roman anonyme (Aziyadé) publié en 1879. L'accueil du
public est froid. Mais l'année suivante, le succès du Mariage de
Loti, "par l'auteur d'Aziyadé", puis du Roman d'un spahi,
enfin signé Pierre Loti, lancent durablement la carrière de l'auteur.
Il devient riche, célèbre. A 42 ans, il est élu à l'Académie
française contre Emile Zola.
Quand la véritable Aziyadé meurt, le penchant morbide que Julien
Viaud nourrit depuis toujours prend son plein essor. Déjà, en 1883,
il s'était fait conduire en mer, dans le golfe du Bengale, au point
de latitude et de longitude où le corps de son frère Gustave avait
été immergé en 1865. A présent, il vole la stèle funéraire d'Aziyadé
dans le cimetière de Top-Kapou, la remplace par une copie, et l'installe
dans sa maison de Rochefort, qui devient un haut-lieu du pittoresque
éclectique, un temple de nostalgie. Les nombreux visiteurs qui s'y
succèdent répandront la légende de cette maison d'autant plus surprenante
qu'elle est discrète à l'extérieur et fondue dans la rangée de ses
voisines.
Outre ses fêtes costumées à Rochefort, Loti a deux autres passions
qu'il développe jusqu'à l'extravagance. Celle du déguisement d'abord.
Il se travestit en à peu près tout, par souci de passer inaperçu dans
des pays étrangers, dit-il. Il est chevalier turc, pêcheur breton,
guerrier arabe, joueur de pelote basque. Une série de clichés le montre
dans le rôle du dieu Osiris. Il décline les tenues militaires d'été,
d'hiver, avec ou sans décorations, avec gourmandise. Il pose nu également,
en athlète, "académie d'académicien". Alors, l'habit vert sous
la Coupole...
Car il pose : son autre passion est la photo. Lui qui dit ne
pas s'aimer ne fuit jamais l'objectif, dans toutes les tenues, avec
ou sans moustaches, le regard au loin, badin ou sévère. Il figure
volontiers sur les vignettes du chocolat Guérin-Boutron ou sur celles
de la collection Félix Potin. Non seulement il accepte d'être photographié
sous toutes les coutures, sollicite ces images, mais il les diffuse
largement, comme le feront plus tard les starlettes d'Hollywood. Nul
doute qu'aujourd'hui il ferait de la télévision sans états d'âme.
Etrange anticipation de ce qu'allaient devenir la publicité moderne
et le statut médiatique des écrivains et des intellectuels. Non moins
étonnante complaisance, narcissisme maniaque, de la part d'un homme
qui se jugeait insupportable à lui-même. Ou masochisme paradoxal :
comme si toute l'excentricité de Loti consistait à paraître tant et
plus là où il n'était pas, dans des rôles et une gloire qui ne le
concernaient pas, lui, simple figurant inconsolable à la place du
véritable acteur en titre, son frère Gustave.
Après ses funérailles nationales en 1923, Loti fut enterré selon
ses indications dans le jardin des "Aïeules", ses tantes, dans
l'île d'Oléron, où il jouait petit. Enseveli debout, tourné vers l'Orient,
a-t-on dit. C'est faux. Loti s'était désenchanté aussi de l'Orient,
et son cercueil fut placé à l'horizontale. Mais, comme il l'avait
demandé, on a enfoui avec lui sa pelle d'enfant et sa chistera de
pelote basque.
Michel Braudeau
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.07.02
Les délires de Salvador Dali
Avec ses moustaches gominées au miel, l'artiste espagnol était
devenu une icône du bizarre et de la pitrerie.
Si dans la mémoire collective, ce fromage sans tête où les sondeurs
opèrent leurs douteux forages, une personnalité contemporaine incarne
l'excentricité par excellence, c'est Salvador Dali.
Une enquête d'opinion sommaire l'attesterait : le plus ignare
et endurci téléspectateur a entendu le nom de Dali. Même les aveugles
ont vu des tableaux de Dali. Les moustaches de Dali, les montres molles
de Dali, sa façon incroyable de rouler les "r", autant de clichés
destinés à verrouiller l'icône publicitaire du maître, à en faciliter
la convocation immédiate par le souvenir.
Dali a tant et si bien sculpté — pour son présent et sa postérité
— sa statue d'excentrique officiel qu'on serait en droit de mettre
en doute sa sincérité : certes, on ne demande pas à un excentrique
d'être un saint (lequel ne doit jamais savoir qu'il est un saint,
ou sur le chemin de la sainteté, ce qui le ferait choir aussitôt
de son piédestal) et il est courant que l'excentrique soit conscient
de sa différence. C'est même ce qui le distingue souvent du fou.
Mais au point d'exercer sur celle-ci un contrôle absolu, d'en organiser
l'exploitation de façon quasi industrielle comme le fit Dali, il
y a une nuance : celle de la fraude. Au-delà des frasques mercantiles
de Dali et de son entourage, la question est donc d'interroger,
dans cette excentricité flamboyante, la part de l'authentique et
de l'inexorable.
Pour approcher ce noyau dur, il faut commencer par déblayer des
montagnes de courants d'air, de vraie et de fausse monnaie, de mensonges,
parfois d'abjection. Quand un certain Salvador Dali meurt à Figueras,
en Catalogne, le 23 janvier 1989, qui meurt vraiment ?
Un pantin décharné de 40 kilos, au terme d'une interminable
agonie — aussi longue que celle de son cher ami Franco —, maintenu
en vie pour des raisons commerciales autant que médicales, n'ayant
plus que quelques heures d'éveil par jour, sans oser le mot de lucidité,
gravement atteint de la maladie de Parkinson et incapable de peindre
depuis le début des années 1980 et son élection à l'Académie française.
Un vieillard qui a déjà failli prendre feu en 1984 dans son château
de Pubol, où est enterrée sa femme et muse, Gala, morte en 1982,
l'année où le roi Juan Carlos l'a anobli marquis de Dali y Pubol,
et dans la foulée a exempté ses œuvres d'impôts. Un vieux pitre
délabré absent de lui-même et qu'on roule à son tour dans la farine
comme il en a fourni lui-même la recette.
Marchands, amis, notables, élus, médecins, tous ont leur part dans
la farce macabre des dernières années. On spécule sur ses nombreux
revirements testamentaires. Qui aura l'œuvre, la Catalogne ou Madrid ?
Que faire des nombreuses œuvres qu'il a eu le temps de dénoncer
comme des faux, avant de sombrer, lui qui dans ses appartements
de l'Hôtel Meurice a autrefois laborieusement et sciemment paraphé
des centaines de feuilles de papier vierge, battant monnaie de son
seul nom ? Même l'heure de sa mort fut convenue sans lui, ses
obsèques expédiées sans faste ni humour.
Pour beaucoup, Dali n'est déjà qu'un fantoche bien avant de devenir
malade, produit mécaniquement des autopastiches lucratifs, mais
ne crée plus, n'invente plus, ne fait que se maintenir à peu près
à la hauteur clownesque où il s'est hissé publiquement. Depuis longtemps,
il allonge sa sauce philosophico-mystique d'un piment scientifique
pour faire jeune, traite de l'immortalité, dialogue avec des interlocuteurs
savants et indulgents sur les rayons laser, la cryogénisation, l'holographie
et l'ADN. Il a appris à prononcer de façon hilarante le mot "désoxyribonucléique",
toujours accentué d'un ton final exclamatif. Aussi bien qu'il
répète à la télévision, avec cette diction caricaturale devenue
un poncif pour les imitateurs de cabaret : "Je suis fou
du chocolat Lanvin !" Pourquoi pas ? On notera au
passage que son éternel et écrasant rival, Pablo Picasso, n'a jamais
vendu son nom à une voiture, lui, laissant ces manœuvres à des héritiers
plus nécessiteux.
Il a eu ses grandes rétrospectives à Paris, Barcelone ou Madrid.
Il a fait la "une" des journaux à scandales de tous les pays avec
ses fêtes — plus coûteuses qu'orgiaques — dans les palaces de New
York ou sa propriété catalane de Port-Lligat. Il a publié des livres
de Mémoires où il s'avance masqué, qui sont loin de manquer d'intérêt
et de drôlerie, même s'ils ne témoignent pas d'un talent d'écrivain
réel, La Vie secrète de Salvador Dali, le Journal d'un
génie, des pamphlets, dont Les Cocus du vieil art moderne,
un roman, Visages cachés, d'une esthétique romantique vieillotte
et décadente, comme en jugera Edmund Wilson, peu dupe. Il a prononcé
de nombreuses et fumeuses conférences devant des auditoires de bourgeois
épatés d'avance, venus voir le tigre grisonnant faire son numéro
sur le bizarre à la portée de tous, prestations pour lesquelles
il prend soin de chausser des chaussures trop petites qui le meurtrissent
("Dans mon cas personnel, la souffrance physique [comme
le mal de dents] accroît et fortifie la manie oratoire").
Ses moustaches gominées au miel ou au sperme de crapaud sont célèbres.
Il a lancé des parfums, vendu des posters.
On en oublierait presque qu'il a jadis rendu hommage à Hitler pour
avoir "quatre couilles" ; salué d'un simple "olé !"
d'honneur l'annonce de l'exécution en 1936 de son ancien ami
Federico Garcia Lorca par les franquistes ; félicité le caudillo
d'avoir fait garrotter cinq jeunes militants d'extrême gauche en
1975. Son nom a donné naissance à un adjectif synonyme dévoyé d'extravagance
surréaliste, il est devenu un produit mondial.
On a cité souvent à la légère l'anagramme moqueur d'André Breton
formant avec les lettres du nom de Salvador Dali la devise "Avida
dollars". Oui, Dali a beaucoup aimé l'argent et en a gagné,
fait gagner et dépensé des quantités. Et alors ? A qui la faute,
à Dali ou à l'époque ? Une grande opération alchimique s'est
réalisée, certes, mais dans quel sens ? L'or des coffres-forts
pèse comme du plomb sur la vie de Dali, au lendemain du deuxième
conflit mondial. L'or inspiré, aérien, de ses jeunes années n'est
plus, le magicien réussissant son tour en perdant sa baguette. Car
il y eut un temps de prodiges pour Dali, sans quoi on n'en parlerait
même plus.
Ainsi que l'indique sa biographe Meredith Etherington-Smith, Salvador
Dali est né deux fois. Salvador Dali père avait 29 ans quand naquit
son premier fils, Salvador Dali, le 21 octobre 1901, lequel
mourut le 1er août 1903, à 21 mois. Huit mois plus
tard, le second Salvador Dali fils, le nôtre, troisième du nom,
vint au monde, le 11 mars 1904. On ne sait de quoi le premier
fils mourut, d'une gastro-entérite ou des séquelles de la syphilis
de son père. Les parents inconsolables vouèrent un culte au petit
disparu. Le second Salvador, chargé de le remplacer, dut supporter
toute sa vie la culpabilité d'avoir "usurpé" la place de son aîné.
On admettra que le redoublement de ce prénom, dans ces circonstances
tragiques, ne pouvait être tout à fait sans conséquence, surtout
en plein essor vulgarisateur de la psychanalyse. "Toutes les
excentricités que je commets, toutes mes incohérences sont la marque
de ma vie. Je veux me prouver que je ne suis pas le frère mort,
mais le vivant. Comme dans le mythe de Castor et Pollux : en
tuant mon frère, j'ai gagné pour moi l'immortalité", écrit-il
dans La Vie secrète.
Le père Dali est étonnant, ressemblant à Mussolini, autoritaire
et libre-penseur, notaire de son état, en proie à de fréquentes
crises de colère et fantasque en même temps. D'un caractère naturellement
porté à l'excentricité, comme beaucoup de ses compatriotes (il suffit
de se promener dans une maison ou un parc dessinés par Gaudi pour
trouver Dali un peu moins extraordinaire), dont son fils n'aurait
fait en somme qu'hériter en lui donnant libre cours, le talent en
plus.
Un talent qui se manifeste très tôt, par l'habileté du dessin,
une rare aptitude à la fascination, des dons médiumniques. A l'école,
il contemple sans fin, par la fenêtre, des cyprès qui reviendront
dans bien des toiles. Et sur le mur, une reproduction de L'Angélus
de Millet, qui allait être l'une de ses obsessions majeures.
Dali crut "découvrir" dans le sac de patates des paysans
de Millet le cercueil d'un enfant mort. Vision juste, d'autant qu'il
ignorait alors que le Louvre aboutirait plus tard, grâce aux rayons
ultraviolets, à la même révélation, tout comme Malevitch l'avait
pressenti dès 1911.
A l'adolescence, sa phobie des sauterelles devient préoccupante,
un motif de raillerie pour ses condisciples. Le jeune Dali, dont
la sexualité ambiguë est contrariée par une grande timidité et un
besoin de se dissimuler qui le portent à la fois au plaisir solitaire
et à la célébration des crustacés, créatures fortement caparaçonnées,
est un dessinateur surdoué qui entre à l'Ecole des beaux-arts de
Madrid, y apprend les procédés académiques et se passionne simultanément
pour le cubisme, le futurisme, Chirico et Freud. Il se lie d'amitié
avec deux de ses condisciples, Luis Bunuel (avec lequel il écrira
plus tard le film Un chien andalou) et Garcia Lorca, et,
en lisant la revue La Révolution surréaliste en 1926, où
figurent des reproductions de Tanguy, il entrevoit le moyen de faire
la synthèse des diverses influences et pulsions qui se mêlent en
lui. Respectant la technique réaliste minutieuse des peintres les
plus académiques (Dali ne cachera jamais son admiration pour le
"pompier" Meissonier), s'abandonnant à des extases automatiques,
il produit très vite des œuvres d'inspiration surréaliste, dont
l'impeccable finition plastique facilite l'accès à tous, donnant
du monde des songes une représentation énigmatique, complexe, et
en même temps très "lisible" et séduisante, tel un élève de Vermeer
sous mescaline. Adopté par le groupe surréaliste en 1928, il expose
à Paris en 1929, épousant la même année Gala, la première compagne
d'Eluard.
C'est la période où il élabore sa théorie "paranoïaque-critique",
qu'il définit comme une "méthode spontanée de connaissance
irrationnelle, basée sur l'association interprétation-critique des
phénomènes délirants". Ses plus grandes œuvres découlent de
cette méthode, exprimant son architecture de fantasmes et de phobies
sur le mode d'un rébus d'images librement associées, avec un soin
du détail, une application dans le trompe-l'œil, qui rassurent les
collectionneurs les moins aventureux. Dali expose à New York en
1933.
Les surréalistes reviennent assez tôt de leur premier enthousiasme
pour ce champion de l'onirisme pictural qui fait si bien fortune
avec les deniers du rêve — valeur évasive, capital fuyant, par essence
— en constatant ses sympathies envers les régimes totalitaires.
Dali est exclu du mouvement en 1937. Mais Dali s'en moque, il a
déjà réussi son hold-up artistique sur l'inconscient de son siècle.
Il annonce son retour aux valeurs de la Renaissance italienne, se
fixe aux Etats-Unis, où son génie publicitaire fait merveille. Il
collabore au cinéma avec Hitchcock (les décors du rêve dans La
Maison du docteur Edwardes) et Walt Disney, et après la guerre
se rallie bruyamment au catholicisme romain, aborde des thèmes religieux,
revient en Espagne, fêté comme un peintre officiel.
Pour ses anciens compagnons, Dali est mort avec la guerre, au champ
d'honneur du dollar américain, et ne fera ensuite que se survivre
grotesquement. Les historiens de l'art en discuteront. Il n'en reste
pas moins que Dali, né excentrique au sein d'une famille excentrique,
dans un moment favorable où la culture s'ouvrait à l'irrationnel,
a su dominer avec audace un héritage névrotique et des contradictions
intimes — qui en auraient conduit plus d'un à la folie pure et simple
— précisément en laissant s'exprimer son excentricité intrinsèque,
en l'exaltant, en la magnifiant au point de nous la rendre par endroits
familière et habitable, comme une province enfouie de notre folie
personnelle. On peut légitimement préférer Picasso à Dali. Etre
fasciné par le premier Dali, déçu par la seconde moitié de sa vie
et de son œuvre. On peut détester l'homme Dali. Mais qu'on le veuille
ou non, on ne peut plus imaginer le visage et les couleurs du XXe siècle
sans lui.
Michel Braudeau
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 31.07.02
Les Élans "garçonniers" de rosa bonheur
Peintre célèbre, elle avait obtenu un permis officiel de travestissement
qui lui permit sans tapage de s'habiller en homme.
On connaît des dizaines, voire des centaines d'excentriques, depuis
l'Antiquité jusqu'à nos jours, quelle que soit la définition que l'on
retienne de ce terme. Or on ne cite que des hommes.
Est-ce à dire que l'excentricité serait une spécificité masculine, dont
les femmes seraient exemptes ? La question paraît aujourd'hui stupide,
et c'est tant mieux, parce qu'elle l'est : dans une histoire écrite
par les hommes, où les hommes ont dominé les femmes pendant des
siècles, il n'est guère étonnant que les listes d'"hommes illustres"
ou de"grands hommes" soient plus longues que celles des "femmes illustres".
De même celles des excentriques, entre autres.
Mais une question idiote n'empêche pas des réponses intelligentes.
Ainsi le Dr David Weeks, neuropsychologue à l'Hôpital royal d'Edimbourg,
a mené une enquête pendant dix ans, à partir de 1984, sur des cas
d'excentricité contemporains répondant à des critères précis (étude
résumée dans son ouvrage, en collaboration avec Jamie James Eccentrics,
a Study of Sanity and Strangeness), et a sélectionné, sur quelque
789 sujets, 480 femmes pour 309 hommes. Nonobstant, en remontant les
archives et la littérature consacrée au sujet depuis quatre siècles,
de 1551 à 1950, il n'a pu relever que 150 cas d'excentriques
avérés, parmi lesquels la proportion des hommes l'emportait de beaucoup
sur celle des femmes. Pour le Dr Weeks, cette statistique est
erronée, et ne reflète avant tout que la domination masculine :
de 1550 à 1950, peu de femmes étaient reconnues comme des personnalités
publiques méritant d'être mentionnées. Leur place était au foyer,
avec les enfants. Jusqu'au XVIIe siècle, les femmes
trop "différentes" étaient considérées comme des sorcières et condamnées
au bûcher. Plus tard, le progrès faisant son œuvre, on les a internées
en asile.
Il était beaucoup plus difficile de traiter de la même façon un homme
"différent", l'homme étant gardien du nom et des biens de toute une
famille. Un aristocrate un peu dérangé était gentiment gardé au château,
un roturier qualifié d'original. De nos jours encore, selon David
Weeks, la femme étant chargée de perpétuer la norme, "il faut beaucoup
plus de courage à une femme pour exprimer ses tendances excentriques"
qu'à un homme. De même, on note une plus grande "agressivité" chez
les femmes excentriques que chez les hommes : et pour cause,
elles ont besoin d'en montrer bien plus qu'eux, pour oser être excentriques
- outre le fait qu'à comportement agressif égal, si l'on peut
dire, une femme passe pour une furieuse là où un homme est vu comme
dynamique et entreprenant.
On ne peut donc approcher la personnalité excentrique féminine sans
tenir compte de ce pénible contexte moral et culturel. Les mœurs et
les lois ont changé en Occident, mais le chemin parcouru dans les
mentalités est encore difficile à mesurer : la relation entre
excentricité et sexualité est en soi un chapitre insondable - nombre
d'excentriques étant homosexuels, par exemple, sans que cela soit
systématique ni que la réciproque soit vraie. Au XIXe siècle,
la question ne se posait même pas. Aurore Dupin, baronne Dudevant,
fut l'une des premières à s'habiller en homme et à prendre un pseudonyme
masculin : George Sand. Il fallait en passer par-là - au
risque d'un lacanisme facile - pour s'autoriser à devenir auteur.
D'autant plus troublant, à ce titre, est le cas de Rosa Bonheur (1822-1899),
peintre dont la gloire est plus grande aux Etats-Unis qu'en France,
et qui eut l'habileté de mener une existence à contre-courant de bien
des conventions sans jamais faire scandale. Et pourtant, si l'on veut
résumer grossièrement les éléments de délit, elle fut : 1. une
femme artiste ; 2. une peintre qui au lieu de s'attendrir
devant des fleurs, des enfants, des humains, prit pour sujet des vaches,
des porcs et des lions ; 3. qui vécut ouvertement sa vie
amoureuse avec des jeunes femmes ; 4. qui installa dans
le jardin de son château de By, en Seine- et-Marne, une foule de bêtes,
dont une lionne en liberté dans le parc et la maison ; 5. qui
obtint du préfet de police un sauf-conduit spécial pour se travestir
en homme... Il y avait là de quoi choquer plus d'un bien-pensant.
Au contraire, elle fut honorée, respectée, décorée, comme protégée
par un nom magique.
Elle naît en 1822, à Bordeaux, premier enfant de Raymond Bonheur
et de son épouse Sophie Marquis. Son père est peintre et sera son
seul professeur. C'est un homme bon, rêveur, modeste qui vient d'une
famille de cuisiniers toulousains. Sa mère est née à Altona, en 1797,
de parents inconnus, adoptée par un M. Dublan de Lahet, commerçant
bordelais. Le mystère de ses origines - Rosa voulut croire que
sa mère était de sang royal - ne fut jamais révélé. Deux frères
succèdent à Rosa, Auguste et Isidore. Les années d'enfance à Bordeaux
sont heureuses, la mère enseigne la musique, le père le dessin. Mais
l'avenir est étroit à Bordeaux, le couple déménage pour Paris, une
petite Juliette naît en 1830, année de la révolution de Juillet ;
année aussi de la mort de M. Dublan de Lahet, dont Sophie, la
mère de Rosa, apprend alors qu'il était plus que son protecteur et
père adoptif, son vrai père - sa mère restant une énigme.
La famille Bonheur perd avec lui un précieux soutien. C'est Sophie
qui fait bouillir la marmite, avant de mourir trois ans plus tard.
Raymond Bonheur est si pauvre qu'il ne peut lui éviter la fosse commune
du cimetière Montmartre. Ce n'est pas un homme d'argent, mais un cœur
pur et idéaliste. A Paris, il a découvert les théories saint-simoniennes,
il fait partie des 79 premiers affiliés à la religion du père Prosper
Enfantin. En 1834, il embrasse une nouvelle cause, celle des chevaliers
du Temple. Rosa sera peu après baptisée chevalière, une photo l'atteste.
Sans revenir sur les mouvements utopistes de l'époque, il faut noter
que Saint-Simon comme Fourier prêchaient l'émancipation des femmes
et que ce climat de pensée imprégna très tôt le foyer des Bonheur.
A 13 ans, la jeune Rosa, qui a déjà saisi sa vocation, met fin
à ses études classiques et convainc son père de la laisser se consacrer
au dessin. Des jours entiers, elle hante les galeries du Louvre, comme
tous les "rapins".
C'est alors, en 1837, que Raymond Bonheur reçoit la commande d'un
M. Micas qui veut un portrait de sa fille Nathalie, poitrinaire,
dont il pense qu'elle va bientôt périr. Coup de foudre entre les deux
fillettes : Rosa a 14 ans, Nathalie 12, elles ne seront
séparées que par la mort de Nathalie en 1889, pas si poitrinaire qu'on
le craignait. Le père Micas bénit le ménage des donzelles avant de
trépasser, rapidement imité par son ami Raymond Bonheur. Rosa va prendre
ses distances avec sa propre fratrie et vivre désormais avec Mme Micas
mère et Nathalie.
Dans les Mémoires, édifiants, qu'elle dictera à Anna Klumpke, la
jeune Américaine qui prendra le relais auprès d'elle à la mort de
Nathalie, Rosa Bonheur note deux traits de son enfance qui ne la quitteront
plus : "Un goût irrésistible" pour les étables et la virilité
précoce de son tempérament (évoquant ses bagarres avec des écoliers,
à 7 ans, elle dit : "J'étais le plus garçon de tous.")
Son père, en lui lisant Lamennais, l'aide à croire en l'existence
d'une âme chez les animaux, ce qui se traduira dans toutes ses toiles
par une extrême attention portée au regard des bêtes, et les lui fera
préférer à tout autre motif de son art. Quant à ses élans "garçonniers",
passé le temps du bac à sable, ils se manifesteront dans d'autres
registres, dont elle ne dira rien pour l'essentiel - ne vouant
de culte qu'à l'amitié, sentiment sublime -, notamment celui
des vêtements. Rosa s'habille le plus souvent en homme, par commodité,
dit-elle, et comme le préconisaient les saint-simoniens.
Cela fera jaser périodiquement la mauvaise presse, bien sûr, mais
sans excès. Rosa Bonheur, afin d'étudier les animaux, doit se rendre
aux abattoirs de Paris (elle sera l'un des premiers membres de la
SPA), interdits aux femmes, et donc se déguiser. Elle obtient du préfet
de police un permis officiel de travestissement (curieusement justifié
"pour raison de santé"), que l'on peut voir dans sa maison-musée
de By, lui donnant le droit de s'habiller en homme à condition de
ne pas se produire ainsi sur une scène. Quelle chance, somme toute,
d'avoir cette passion animalière pour en voiler une autre ! Nul
besoin de faire du tapage ni de sortir du placard. Comme si de nos
jours, David Hockney, au lieu de peindre des adolescents californiens
dans des piscines ensoleillées, avait eu une prédilection plus impérieuse
pour les dauphins ou les otaries. Sur quoi, Rosa Bonheur, paisiblement,
fume cigarettes et havanes comme un sapeur.
Sa première œuvre importante est un défi et un triomphe. Commandé
par l'Etat pour 3 000 francs, Le Labourage nivernais,
actuellement au Musée d'Orsay, est de grandes dimensions - 1,34 m
sur 2,60 m -, jugées exorbitantes de la part d'une femme,
encore plus d'une femme qui ne mesurait qu'un mètre cinquante. Ce
chant d'amour à la nature innocente (contre la ville corrompue) lui
vaudra d'être durablement comparée à George Sand et l'impose magistralement
au Salon de 1849, à 27 ans. Quatre ans plus tard, Le Marché
aux chevaux, encore plus ambitieux (2,44 m sur 5,06 m),
remporte un succès international, malgré les réserves de la critique
parisienne. Rosa voyage en Angleterre avec sa toile (aujourd'hui propriété
du Metropolitan Museum de New York), séduit ses interlocuteurs par
ses manières agréables et originales. Elle a ses marchands, un public,
de l'argent, assez pour tenir à distance les railleurs qui estiment
son réalisme bien tempéré, à l'opposé du subversif Gustave Courbet.
Elle s'installe avec Nathalie et la mère de celle-ci dans une vaste
demeure en lisière de la forêt de Fontainebleau, à By, en haut de
Thomery, qu'elle fait agrandir pour y aménager son atelier et loger
ses chers animaux, mouflons, cerfs, biches, sangliers, moutons, chevaux,
bœufs, chiens, et même un couple de lions, le mâle en cage, la femelle
Fatma en liberté. Elle est célèbre outre-Atlantique, les commandes
viennent de partout, elle en refuse même, fidèle à son caractère indépendant,
ne peint que ce qui lui plaît, au moment choisi par elle. " Il
me suffisait de terminer une étude, n'importe laquelle, et mon tiroir
se remplissait d'or", dira-t-elle à Anna Klumpke.
L'impératrice lui rend une visite impromptue à By, en 1864, l'invite
à déjeuner avec l'empereur au château de Fontainebleau. L'année suivante,
l'impératrice revient à By la décorer elle-même de la Légion d'honneur,
distinction alors très exceptionnellement accordée à une femme. Peu
après la mort de Nathalie Micas, un autre visiteur de marque fait
le pèlerinage de By, le colonel Cody, dit "Buffalo Bill", venu en
France avec ses cow-boys et des Indiens, en 1889, pour l'Exposition
universelle. L'étonnant massacreur de bisons est un chaud partisan
du vote des femmes. Il veut connaître la peintre des grands espaces.
Rosa déplore le sort des Indiens : " J'ai une passion
véritable pour cette race infortunée, appelée à disparaître devant
les Blancs usurpateurs..." Buffalo Bill lui fait cadeau d'un superbe
costume sioux, d'un arc et de flèches, qu'elle accepte volontiers.
A la suite de cette rencontre très commentée par la presse, Anna Klumpke,
jeune artiste et admiratrice américaine, accompagne comme interprète
un éleveur de chevaux du Wyoming qui souhaite féliciter Rosa Bonheur
pour le soutien qu'elle apporte à la race percheronne... L'éleveur
parti, Anna Klumpke, séduite par la petite dame énergique, reste auprès
d'elle pendant dix ans, jusqu'à sa fin en 1899.
Grand peintre, Rosa Bonheur ? D'autres en discuteront. Ni l'égale
d'un Courbet, d'un Géricault, certes, ni platement conformiste douée,
comme l'ont dit les modes et les envieux. Inclassable. En tout cas,
excentrique réussie, n'ayant rien cédé dans l'accomplissement de soi,
et surtout femme absolument libre, comme les chevaux de son ultime
toile inachevée.
Michel Braudeau
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 01.08.02
La
soixante-cinquième case de Bobby Fischer
S'il est un Américain qui s'est ouvertement déclaré heureux des attentats
du 11 septembre 2001, c'est Bobby Fischer. L'imprévisible, l'incontrôlable
Bobby, ancien champion du monde des échecs - considéré comme un pur
génie de son art et par ailleurs comme un fou furieux, haï par les
uns, adoré par les autres -, interrogé sur la destruction du World
Tarde Center, n'a pas hésité à répondre qu'il était tout simplement
ravi. Ravi : on n'en attendait pas moins de lui, à vrai dire.
Ce double symbole phallique et marchand des Etats-Unis ne pouvait
être à ses yeux que le repaire de ses ennemis de longue date, les
juifs.
Notons tout de suite, afin d'éclairer le lecteur, que Bobby Fischer
est juif lui-même. Déjà, en février 1999, après la saisie de
ses biens - de nombreux livres dédicacés (par Castro, Nixon, Marcos,
entre autres), des lettres, des manuels d'échecs annotés de sa main
- dans un garde- meuble de Pasadena, en Californie, dont il ne payait
plus le loyer depuis des années, Fischer avait réagi sur une station
de radio philippine par des propos d'une rare violence et d'un antisémitisme
sans nuance. Sous le titre "Bobby Fischer débloque", notre confrère
L'Humanité diagnostiquait : " Si cette interview
n'est pas truquée, alors Bobby Fischer est vraiment un homme malade."
Tout porte à croire qu'elle n'était pas truquée.
Fischer est-il "malade" pour autant ? Est-on malade de ses idées,
de ses opinions, de ses passions ? En restant prudemment au seuil
d'un débat où chacun entrera avec sa propre raison, sa bonne et sa
mauvaise foi, on ne peut nier que Bobby Fischer s'est montré, très
tôt, spontanément original. Un "bad boy", un sale caractère, un cerveau
phénoménal doublé d'une tête de cochon infernale. Mais, tant qu'un
sale caractère domine ses pulsions meurtrières, ne se lance pas à
la conquête du pouvoir réel, il peut être irritant ou pittoresque,
ce n'est pas trop grave. Tous les bistrots de la Terre, à l'heure
du pastis, sont remplis de Nérons... Bobby Fischer, sans doute, a
toujours plus ou moins "débloqué". Aussi longtemps qu'il est resté
dans les limites de l'excentricité, et surtout qu'il a gagné en portant
les couleurs de son pays, on a vu dans ses humeurs explosives une
sorte de contrepartie étrange de son don prodigieux. Une fois le titre
perdu, le don suspendu, l'homme disparu, l'excentrique est tombé en
disgrâce, sa bizarrerie est devenue suspecte.
"Malade"? Robert James Fischer naît le 9 mars 1943, à Chicago,
Illinois, au bord du lac Michigan. D'après son biographe, Frank Brady
- joueur d'échecs, arbitre international, qui a connu Bobby à l'âge
de onze ans -, la mère de l'enfant, Regina, étant juive, selon la
loi talmudique Bobby est de facto juif. Le père, Gerhardt Fischer,
né en 1909 à Berlin, biophysicien, divorce de Regina deux ans après
la naissance de l'enfant. Regina a 31 ans et doit élever seule Bobby
et sa sœur Joan, de six ans son aînée. Selon la légende, c'est
à Brooklyn, vivier traditionnel des échecs américains, que Joan offre
son premier jeu à Bobby, pour ses 6 ans. La précocité en musique
est bien connue ; au jeu d'échecs, qui demande un peu plus de
maturité, elle est à peine plus tardive : un Paul Morphy ou un
José Raul Capablanca sont déjà révélés à 10 ou 11 ans. Bobby
Fischer, lui, n'est pas immédiatement un joueur exceptionnel, mais
dès l'âge de 7 ans un passionné du jeu, totalement absent pendant
les cours au lycée, indifférent à tout ce qui ne figure pas sur les
soixante-quatre cases de l'échiquier. Sa mère essaie de l'en détourner,
en vain. Elle consulte un psychiatre, le docteur Ariel Mengarini,
lui-même maître d'échecs, qui lui conseille au contraire de laisser
faire Bobby. A 12 ans, celui-ci prend son essor, est admis dans
les clubs les plus exigeants, joue sans arrêt. Avant même son quinzième
anniversaire, en janvier 1958, il est champion des Etats-Unis.
C'est un élève solitaire. Il a un QI de 180 points, celui d'un
génie. Aucune aptitude pour le travail scolaire. Il lit beaucoup de
bandes dessinées, avec une prédilection pour les aventures de Fu-Manchu.
On l'a dit peu cultivé, ce qui est exagéré. Il habitait près de la
bibliothèque municipale et non loin du Brooklyn Museum of Modern Art.
Sa mère parlait six langues. Il y avait des livres à la maison. On
l'emmena une fois à une représentation de Carmen au Metropolitan
Opera. Voilà. A 16 ans, il quitte définitivement le circuit
scolaire pour se consacrer aux échecs, de tournoi en tournoi - ce
qui rapporte (moins que le golf) si l'on gagne, mais coûte d'abord,
pour le voyage, l'hôtel. Sa mère Regina, personnage pugnace, l'aide
de son mieux, assez maladroitement parfois - à quelle mère souhaiterait-on
Bobby Fischer comme fils ? -, et ils prennent leurs distances
(Regina, remariée en Angleterre, n'a pas souvent revu son fils après
1960). Bobby, d'un orgueil inflexible et sûr de son étoile, refuse
avec mépris tout appui publicitaire qui compromettrait son nom avec
une marque de vêtements ou de pianos.
La nation qui règne alors sur les échecs, l'Union soviétique - Lénine
ayant naguère déclaré les échecs "gymnastique de l'esprit"
- forme, entretient, entraîne ses joueurs aussi sérieusement qu'elle
le fera plus tard avec ses cosmonautes, alors que les Américains n'ont
aucun soutien officiel, en sont réduits à leurs gains. Dans Jeu
d'échecs et sciences humaines (Payot), Jacques Dextreit et Norbert
Engel écrivent : "La démocratie ne vaut pas grand-chose pour
les échecs puisqu'il n'est pour elle de rentabilité que sous la forme
de production de marchandises, ce que le jeu d'échecs est bien sûr
impuissant à réaliser." Le fait est que seules l'URSS, l'Allemagne,
les Philippines de Marcos ont lourdement investi dans les échecs,
sur les plans financier et symbolique. On a injustement critiqué Fischer
pour ses exigences financières. Un talent rare et fragile comme le
sien peut très normalement s'aligner sur les cachets d'un grand ténor,
aussi peu sûr des lendemains, des états d'âme et des courants d'air.
Si l'on ajoute à cela que l'ascension de Fischer se développe en pleine
guerre froide, dans un contexte de soupçon et d'espionnage général,
certains de ses coups de tête peuvent se comprendre, même s'il leur
donne un éclat tapageur propre à exaspérer ses adversaires.
Célèbre dans le monde entier, au-delà du milieu échiquéen, il accuse
les Soviétiques de ne jouer entre eux et leurs alliés que des parties
"faciles" et de réserver leurs forces pour les matches décisifs, comme
le fit Petrossian en 1966, à La Havane - Castro et le Che sont
eux-mêmes adeptes des échecs -, pour remporter la médaille d'or des
Olympiades. Peu après, irrité par les photographes (entre autres innombrables
griefs), il abandonne le tournoi qualificatif pour le championnat
du monde, qui se déroule en Tunisie, alors même qu'il est en tête.
Partout, il se heurte aux autorités de la FIDE (Fédération internationale
des échecs), agit brutalement, maltraite la presse et les officiels,
se comporte en gosse caractériel et malpoli. Bref, il ne joue pas
le jeu, sauf le sien, sur l'échiquier, éblouissant.
Arrive enfin le match de sa vie, le championnat du monde, en 1972,
à Reykjavik, qui doit l'opposer au grand maître Boris Spassky. La
bourse au vainqueur est de 125 000 dollars. Fischer la trouve
insuffisante et ne vient pas. Les cérémonies d'ouverture commencent
sans lui, réfugié chez des amis de Long Island. A la veille de sa
disqualification par défaut, le montant de la mise est doublé par
un millionnaire anglais et Bobby prend l'avion. Commence un ballet
diplomatique sur les excuses que Fischer doit présenter aux Russes,
qui met à rude épreuve les nerfs de Spassky, homme pondéré, tandis
que Fischer semble puiser son énergie dans le harcèlement psychologique
qu'il impose aux autres avec un plaisir évident. Depuis longtemps,
tout lui est motif à discussion, l'éclairage, la présence des caméras,
de la presse, du public, la taille des échiquiers, leur matière, le
décompte du temps de chacun. Il a d'ailleurs mis au point et fait
breveter une pendule révolutionnaire permettant d'éviter la frénésie
inutile des "zeitnot", ces fins de partie bâclées pour respecter le
temps réglementaire.
Le match commence le 11 juillet. Bobby perd la première partie,
sur une faute apparente. Ne se présente pas à la deuxième.
Spassky, décontenancé et gentleman, accède à sa demande de jouer
la suite dans une salle close sans spectateurs. Un suicide psychologique,
avouera-t-il trop tard : Fischer le bat.
Les Russes ont beau invoquer des "ondes mystérieuses" qui perturberaient
le jeu, on ne trouve rien et, le 3 septembre, Spassky abandonne.
Fischer, à 29 ans, remporte la couronne et l'argent. De 1972 à 1975,
il est champion du monde.
Toutefois, un roi aux échecs, comme à la boxe, est tenu de remettre
son titre en jeu. Fischer n'y consent pas, malgré une prime de match
énorme offerte par le président Marcos. Il est déchu d'office, à 32
ans, au profit d'Anatoly Karpov. Fischer disparaît alors de la scène
pendant des années, probablement dans les souterrains de la secte
mystique à laquelle il appartient, la Worldwide Church of God, à laquelle
il reverse ses gains. Il est le Howard Hughes des échecs, fuyant les
journalistes, déclinant toutes les offres, seul contre tous.
CURIEUSEMENT, il accepte en 1992 de rejouer contre Spassky, dans
une île du Montenegro, pour 5 millions de dollars, son premier
match public en vingt ans. La Serbie, alors en guerre, est sous embargo
américain, et Fischer est averti qu'il s'expose à une peine de prison
et une forte amende s'il revient sur le sol des Etats-Unis. Fischer
crache sur la dépêche du Trésor américain, se condamne de lui-même
à l'exil. Il bat Spassky de nouveau. L'affaire du garde-meuble de
Pasadena, en 1999, déchaîne sa fureur, et il se répand sur Internet
en propos outranciers sur la conspiration des juifs contre lui. Depuis,
cette date, on ne sait où il est - aux Philippines, à Budapest,
ailleurs - ni à quoi il ressemble.
Il dialogue à distance avec de rares élus, dont Spassky - retiré
en banlieue parisienne après sa défaite et son autocritique en règle
-, mais aucun ne le trahira.
Alors le génial excentrique vit-il désormais dans la soixante-cinquième
case de son jeu contre la mort, cette "case en trop" que l'on décèle
chez les cerveaux en surchauffe ? Est-il véritablement malade ?
Seul le fisc américain a prétendu l'inter-ner, pas pour désordre mental.
En 1981, Fischer a accusé le FBI de l'avoir emprisonné et torturé
en le confondant exprès avec un voleur de banque, mais on n'a pu faire
la part entre la bavure policière et les interprétations de Fischer.
Dans leur ouvrage, Dextreit et Engel ont noté que beaucoup de grands
champions des échecs ont fini déments, en proie à un délire de persécution.
Morphy refusait tout repas non préparé par sa mère, craignant d'être
empoisonné ; Steinitz affirmait jouer des parties avec Dieu ;
Rubinstein, se croyant suivi, sautait par les fenêtres... Paranoïa,
mégalomanie, obsession permanente du jeu, misogynie confinant à l'abstinence
totale, peur du regard d'autrui. Un tableau clinique correspondant
assez bien à ce qu'on peut deviner de Fischer, quand il s'exprime,
avec une coloration antisémite fortement œdipienne, indiquant
que sa psychanalyse d'adolescence fut, elle aussi, un échec.
Excentrique assurément, a-t-il franchi la délicate frontière indiquée
par le facteur Cheval, le séparant encore de la folie ? Pour
l'heure, il est libre, sans camisole, que l'on sache, et malgré ses
propos odieux continue de fasciner bien des joueurs, à la veille de
ses 60 ans : récemment, le champion britannique Nigel Short
a déclaré avoir disputé sur Internet plusieurs parties de trois minutes
avec un inconnu mystérieux qui ne pouvait être que Bobby-le-Terrible
en personne.
Michel Braudeau
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.08.02
Les
fantômes de Sarah Winchester
Faut-il être riche pour être excentrique ? En principe non,
cela n'a rien à voir, on en a maints exemples. Tout de même, on ne
peut nier que l'argent facilite les choses quand on décide de passer
les bornes. Vivre en dehors des règles communes exige beaucoup d'abnégation
ou beaucoup d'argent. De plus, certains caprices sont onéreux. La
passion de l'architecture, par exemple – pour laquelle d'aucuns
se croient doués, étrangement, en dépit du bon sens –,
le goût de bâtir peuvent commencer de façon très petite, triviale,
par l'achat de quelques nains de jardin, la confection d'une girouette
avec ses initiales.
Mais ensuite, comment ne pas songer à Néron incendiant Rome pour
la reconstruire ? A la mégalomanie des pharaons Khéphren et Khéops ?
Il serait aisé de poursuivre l'inventaire des errements de construction
jusqu'à nos jours en songeant à certains puissants de ce monde qui
se sont hâtés d'édifier vite, vite, avant la mort, des œuvres
aux fondements discutables. Doit-on discuter, d'ailleurs, quand on
ordonne ces choses ? Pierre le Grand, sans sa brutalité proverbiale,
n'aurait pas créé Saint-Pétersbourg. Même la tour Eiffel, geste architectural
plein d'autorité, en agace encore plus d'un.
Les bâtisseurs ne sont pas tous des excentriques, loin de là, mais,
dès que leurs dépenses excèdent un certain seuil, le mot de "folie"
vient tout de suite à la bouche de leurs détracteurs : ça va
coûter une folie – on nommait les maisons de fantaisie
au XVIIIe siècle des "folies", comme pour s'en excuser –
et l'excentrique est justement celui qui parvient à s'approcher de
la folie sans y tomber, à lui faire sa part en lui, à la frôler et
à retirer sa main à temps.
On objectera qu'il y a des excentriques bâtisseurs sans le sou :
en témoignent maintes villas modestes et absurdes dans la plupart
des stations balnéaires. Et on invoquera inévitablement les mânes
du facteur Cheval, humble postier de la Drôme, qui lors de ses tournées
ramassa pendant trente ans des cailloux avec lesquels il éleva peu
à peu, de 1879 à 1912, son fameux Palais idéal, à Hauterives, consacré
par les surréalistes, puis par André Malraux, comme un temple de l'art
naïf.
Tout cela est vrai, mais à titre de contre-exemple : on admire
l'univers poétique du facteur Cheval, surtout sa persévérance laborieuse,
alibi rustique qui dédouane à lui seul les excentriques plus dépensiers.
En fait, bâtir est coûteux, et les résultats les plus mémorables ne
sont pas les plus économes. Ce qui fait rêver chez l'excentrique constructeur,
c'est d'abord le luxe – il faut que cela coûte cher et
soit inutile – et ensuite la bizarrerie. Le nom de William
Beckford (1760-1844), l'auteur de Vathek, est resté dans l'histoire
à proportion de tout ce que son caractère original l'a mené à ruiner.
Jeune aristocrate, à la tête de la plus grande fortune d'Angleterre,
il visite l'Europe, s'exile un temps à la suite d'un scandale amoureux,
revient sur ses terres et fait élever une vaste abbaye, Fonthill Abbey
– qui lance le mouvement du renouveau gothique –,
dont la flèche, faite de matériaux de mauvaise qualité, s'effondre
en 1797. Beckford y voit un signe encourageant et en fait dresser
une autre, de 84 mètres, qui restera un des plus hauts bâtiments
du pays, avant de s'écrouler à son tour en 1825. Une réputation perdue,
une fortune dilapidée, des ruines grandioses, voilà qui frappe les
esprits autrement que la brouette du facteur, même s'il ne reste plus
rien à visiter des folies de Beckford.
L'Amérique était encore un pays jeune et corseté quand la vieille
Angleterre ne comptait plus ses aristocrates extravagants. Mais on
y devenait parfois très riche, très vite. La jeune Sarah Pardee, née
en 1839 à New Haven, Connecticut, a 23 ans quand elle épouse
William Winchester, le fils de l'inventeur du fusil à répétition qui
a rendu son nom célèbre, un engin permettant de tirer une balle toutes
les trois secondes, qui fait merveille pendant la guerre civile et
ensuite contre les Indiens. Quatre ans plus tard, Sarah Winchester
met au monde une petite fille qui meurt très vite, laissant sa mère
à moitié folle. Le couple n'aura pas d'autre enfant, et quand William
Winchester meurt de tuberculose, en 1881, sa veuve hérite d'un capital
de 20 millions de dollars, une somme colossale pour l'époque,
avec un revenu de 1 000 dollars par jour, exonéré d'impôts
jusqu'en 1913.
Sarah Winchester a quarante-deux ans, beaucoup de chagrin, des millions
à ne savoir qu'en faire. De bons amis lui suggèrent de consulter un
médium pour soulager sa peine. Celui-ci lui explique qu'elle est victime
d'un sort qui pèse sur sa famille à cause de l'invention funeste du
fusil. Les âmes des milliers de morts tués par des fusils Winchester
réclament réparation.
Le médium conseille à Sarah de quitter la Côte est et d'aller vers
le soleil couchant. Elle vend sa propriété de New Haven, voyage et
s'arrête en Californie, dans la vallée de Santa Clara, au sud de San
Francisco (aujourd'hui la ville de San José), où elle achète une maison
de six pièces en travaux et plus de 80 hectares de terres alentour.
Le médium a précisé qu'il lui faudrait construire une demeure non
seulement pour elle-même mais aussi pour les fantômes des défunts
assoiffés de vengeance, innombrables. Elle ne devrait donc jamais
s'arrêter de l'agrandir, sous peine de mourir aussitôt. Sarah Winchester,
définitivement convaincue de la prédiction du mage, obéit et, pendant
trente-huit ans, fait bâtir jour et nuit.
Elle n'a pas de connaissances particulières en architecture, mais
des moyens illimités et une détermination inébranlable... Une équipe
de vingt-deux charpentiers travaille pour elle, vingt-quatre heures
par jour, sans relâche. Trente-huit ans de coups de marteau pour le
voisinage. Elle construit, change d'avis, démolit, fait reconstruire,
ajoute encore et encore de nouvelles chambres et des salles de bains,
des escaliers, sans fin. La maison finit par avoir 160 pièces, 10 000
fenêtres, 47 cheminées, 3 ascenseurs, 13 salles de bains.
Une voie ferrée apporte les matériaux et le mobilier, de nombreux
vitraux de chez Tiffany, des tapis, des portes... Sarah est obsédée
par le chiffre 13. La plupart des fenêtres ont treize vitres, les
murs treize panneaux, la serre a treize verrières, les escaliers treize
marches. A l'exception d'un seul qui en a 42, hautes de cinq centimètres
chacune, moins pour satisfaire une lubie, pense-t-on, que parce que
Sarah, de petite taille (moins de 1,50 m), est devenue rhumatisante
avec l'âge. La maison prend de la hauteur et compte jusqu'à sept étages
à son apogée.
Le grand tremblement de terre qui ravage San Francisco en 1906 se
fait sentir jusqu'à San José, détruit une partie de la maison, les
trois étages du haut. Mme Winchester, un moment prisonnière d'une
pièce où elle se trouvait, y lit un message des esprits, fait condamner
30 chambres. (Elle a souvent des décisions brusques de ce genre :
descendue un jour à la cave, où elle garde des vins fins, elle voit
la trace d'une main sur un mur et fait immédiatement murer la cave
et son contenu, pour toujours.) Après quoi, les travaux reprennent
de plus belle.
Ce qui étonne le plus, lorsqu'on visite aujourd'hui cette maison,
classée monument historique, est l'absence totale de grandeur de l'entreprise.
Les pièces endommagées par le séisme sont restées dans leur état de
délabrement, mais la majeure partie, restée intacte, n'offre jamais
de belle perspective, sans parler du mauvais goût sinistre de la décoration
décidée par Mme Winchester dans les moindres détails. Les parquets,
les rideaux, les vitraux, oui, tout cela a été fait soigneusement,
à grands frais. Mais on y ressent une impression croissante d'étouffement
proche de la claustrophobie, que l'on soit fervent ou non du chiffre 13.
Une sensation certainement liée à l'humeur mélancolique de celle qui
l'a conçue, et aussi à sa volonté de se protéger des fantômes en leur
tendant des pièges multiples. Ainsi, de nombreuses portes ne s'ouvrent
que dans un sens, d'autres donnent sur un mur ou sur un vide de deux
étages. Des escaliers ne mènent nulle part, s'arrêtent au plafond.
Des chambres sont incluses dans d'autres chambres, on ouvre le tiroir
d'un buffet sans fond, et ainsi de suite, tout cela afin d'emprisonner
les esprits malveillants qui auraient pu menacer la maîtresse des
lieux.
Laquelle, en même temps, fait la distinction entre les bons fantômes
et les mauvais. Pour les mauvais, les pièges et les trompe-l'œil.
Pour les bons, tous les égards : elle cherche à leur plaire en
multipliant les cheminées inutiles pour qu'ils puissent entrer et
sortir à leur aise, bannit les miroirs (deux en tout et pour tout
dans la maison, tournés contre le mur) parce que la vision de leur
propre image passe pour effrayer les fantômes. Il est certainement
complexe de vouloir cohabiter ainsi avec l'au-delà pendant quarante
ans, au point que, malgré un système de sonnettes électriques sophistiqué,
les domestiques se perdent aussi souvent que les âmes défuntes dans
le labyrinthe de Mme Winchester, la seule sans doute à s'y retrouver
à peu près.
Mme Winchester ne se remaria jamais. Les légendes couraient
la ville à son propos. Elle changeait de chambre chaque nuit, s'entretenait
avec les esprits, ne recevait aucun visiteur, ne se montrait jamais
le visage découvert, toujours voilée – il paraît que sa
ressemblance avec la reine Victoria était remarquable –,
et les domestiques qui par accident la croisaient non voilée étaient
licenciés. On disait qu'elle jouait parfois au petit matin sur son
piano désaccordé. Qu'elle gardait des coffres pleins d'or et de vaisselle
précieuse pour dîner avec les fantômes (on n'a rien trouvé dans ces
coffres qu'un peu de linge, des coupures de presse relatant la mort
de sa fille et de son mari, une boucle de cheveux d'enfant). Comme
beaucoup d'adeptes du spiritisme, elle refusait d'être prise en photo.
La faculté de médecine de Yale a un portrait d'elle jeune fille. Un
jardinier fit en cachette un cliché de la vieille dame dans sa calèche,
c'est tout.
La prédiction et les conseils du médium avaient fait dépenser à Sarah
Winchester plus de 5 millions de dollars de l'époque, et ses
héritiers commençaient à trouver la plaisanterie longue.
Le 4 septembre 1922, Sarah Winchester réunit ses fantômes une
dernière fois dans son salon de conférence spirite, partit se coucher
et mourut dans son lit, à 83 ans, laissant tous ses biens à sa
nièce, Frances Marriot, et quelques millions à l'hôpital de New Haven.
Quand son héritière vendit les meubles, il fallut pour les emporter
huit camions par jour pendant six semaines et demie.
Les curieux purent enfin investir l'endroit. De nouveaux médiums
expertisèrent les lieux, notèrent des phénomènes étranges, des bruits
de marteau ou de volets qui claquent, des voix mystérieuses... Ils
débattent encore pour savoir si la maison est hantée ou non. On ne
voit pas ce qui les empêcherait de continuer leurs spéculations, puisque
la Winchester Mystery House attire des milliers de visiteurs payants.
Que l'on croie ou non à l'existence des revenants, peu importe, finalement.
Un vrai fantôme est distinctement sensible dans ce dédale, mieux que
dans tous les châteaux d'Ecosse : celui de l'excentricité assumée
jusqu'au bout comme un destin et un châtiment.
Michel Braudeau
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.08.02
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