Comment Karol Wojtyola est devenu Jean Paul II
LE MONDE | 01.10.03 | 13h26
Dans une nouvelle biographie, à paraître chez Gallimard, Bernard Lecomte raconte comment la lutte de l'évêque polonais avec le pouvoir communiste a forgé un pape. Bonnes feuilles.

A l'approche du 25e anniversaire de l'élection du pape, le 16 octobre 1978, Le Monde publie les extraits d'une nouvelle et importante biographie consacrée à Jean Paul II : écrite par Bernard Lecomte, spécialiste de la Pologne et du Vatican, ancien grand reporter à L'Express, elle paraît le 2 octobre aux éditions Gallimard. Les pages que nous avons choisies portent sur les années polonaises d'un évêque, bientôt cardinal, déjà très combatif. Des années fondatrices : on y voit comment Karol Wojtyla, dans les années 1960 et 1970, en rusant avec le pouvoir communiste, en l'affrontant parfois, se prépare à devenir l'homme aujourd'hui reconnu comme l'un des principaux acteurs de la chute du communisme.

-Les intertitres sont de la rédaction du Monde.-

L'ÉGLISE DE NOWA HUTA : LE BRAS DE FER DES ANNÉES 1960

Cracovie, l'ancienne capitale de la Pologne, fière de ses traditions royales, est à elle seule, depuis 1945, une sorte de défi au régime communiste. De même que Gdansk-la-Rouge, ville au sang mêlé ouverte sur la mer, devait logiquement incarner la résistance ouvrière, il était écrit que Cracovie-la-Fronde, au passé prestigieux, resterait le foyer de la contestation intellectuelle - moins violente, mais ô combien sournoise. (...)

L'Avenir radieux contre le Temps jadis : l'enjeu est symbolique. Cracovie est bientôt encerclée par les complexes chimiques et cent autres usines, qui, des hauts-fourneaux de Huta Lenina, à l'est, aux aciéries géantes de Huta Katowice, à l'ouest, transforment la campagne alentour en une morne périphérie industrielle hérissée d'innombrables HLM gris sale.

L'"homme nouveau" devait se révéler dans la ville nouvelle de Nowa Huta, modèle d'urbanisme prolétarien conçu en 1949, emblème architectural et social de la Pologne "populaire". Dans le décor cauchemardesque de ce gigantesque chantier vivent déjà, au milieu des années 1960, quelque cent vingt mille habitants. Athéisme oblige : il n'est évidemment pas question de prévoir l'érection d'une église dans ce qui doit être la première "ville sans Dieu" (sic) de la Pologne nouvelle.

MAIS les ouvriers de Nowa Huta, souvent originaires de la campagne, ne voient pas les choses ainsi. En 1952, l'archevêque métropolitain de Cracovie, Mgr Baziak, a érigé le quartier prolétarien de Bienczyce en paroisse et demandé officiellement, à plusieurs reprises, l'autorisation d'y bâtir une église. En vain. Le plan n'a pas prévu d'église, il n'y aura pas d'église ! Alors, un jour de 1960, une croix de bois est plantée à la va-vite, nuitamment, au milieu des immeubles qui poussent comme champignons le long des rues "Karl-Marx", du "Grand-Prolétariat" et de "la Révolution".

Cette croix est un défi au régime. Pendant plusieurs années, au mépris des gaz lacrymogènes et des menaces policières, des centaines de croyants courageux, jeunes ouvriers ou vieilles femmes, vont la "garder", jour et nuit, par tous les temps. A Bienczyce, désormais, plusieurs messes sont dites à la file, chaque dimanche, en plein air, qui rassemblent cinq à six mille fidèles obstinés. Les prêtres qui célèbrent ces offices ne sont pas là par hasard : ils sont envoyés par la curie de Cracovie.

Le soir de Noël 1963, à la fureur des autorités régionales, Mgr Wojtyla en personne vient y célébrer la messe de minuit à la lueur des cierges, devant une foule immense qui entonne, debout sous une pluie glacée, cantique sur cantique. C'est avec une joie inexprimable que les fidèles en prière, transis de froid, entendent leur évêque - il sera nommé archevêque quelques jours plus tard - expliquer dans son sermon que ce lieu de Bienczyce est comme une "nouvelle grotte de Bethléem".

Karol Wojtyla retournera chaque année, à Noël, soutenir ostensiblement la lutte des paroissiens de Bienczyce. Le combat pour l'édification d'églises nouvelles, à coups de manifestations et de pétitions, devient un enjeu exemplaire et s'étend aux quartiers de Krowodrza, Azory, Debniki, ainsi qu'à certaines paroisses montagnardes comme Karnasznica. (...)

Obstination pacifique contre harcèlement policier : cette incroyable partie de bras de fer durera dix-sept ans. En attendant, Wojtyla ne ménage pas ses efforts. Il apprend à jouer avec le rapport de forces et à utiliser ses relations. Au moment où l'Etat polonais cherche le contact direct avec le Saint-Siège, il fait visiter Nowa Huta - en février 1967 - à l'envoyé spécial du pape, Mgr Casaroli en personne.

Mieux, alors que l'autorisation a enfin été accordée, le cardinal Wojtyla vient lui-même, le 18 mai 1969, poser la première pierre de l'église de Bienczyce. Cette pierre lui a été offerte personnellement par le pape Paul VI, quatre ans plus tôt, qui a ordonné de l'extraire des ruines de la première basilique Saint-Pierre, celle que fit construire l'empereur Constantin au IVe siècle, lorsque le christianisme eut enfin acquis droit de cité dans l'Empire romain. (...)

Après avoir solennellement scellé cette première pierre, le cardinal improvise un sermon qui va droit au cœur des nombreux fidèles présents. C'est la première fois que Karol Wojtyla tire lui-même les enseignements d'un combat proprement "politique", et son propos n'est pas innocent. A son échelle, il préfigure, dans le fond et dans la forme, toute la philosophie du combat que mènera le futur pape Jean Paul Il contre le communisme. Cela vaut la peine de s'y arrêter.

D'abord, toute cette affaire d'église construite à la barbe du pouvoir communiste se situe, pour l'orateur, sur le seul plan "de la foi, de l'espoir et de l'amour". "Je ne fais pas de politique, dit en substance l'orateur, je reste sur le plan spirituel" - et c'est à coups de références spirituelles qu'il fait passer trois idées fortes, dont le poids politique n'échappe à aucun de ses interlocuteurs :

- En rappelant l'"époque héroïque du martyre des premiers chrétiens", Wojtyla célèbre l'héroïsme des "premiers chrétiens" de Nowa Huta, dont il inscrit le combat dans une histoire de deux mille ans. Sous-entendu : dans quelle histoire s'inscrit, pour sa part, le régime communiste ? Quelle est sa légitimité historique ?

- En soulignant que "la pierre a été bénie par Paul VI, successeur de saint Pierre", il montre que l'église de Bienczyce est reliée directement au Christ et à tous les papes qui se sont succédé à la tête de l'Eglise. Sous-entendu, quel pouvoir politique pourrait sérieusement prétendre briser un tel lien ?

- En expliquant que le pape Paul VI, par ce geste, entend "participer lui-même à la construction de cette église", il fait comprendre que les bâtisseurs de celle-ci font partie de l'Eglise universelle, et que les entraves bureaucratiques ou policières mises par le régime à cette appartenance n'y pourront rien changer.

Et l'archevêque, devant son auditoire fasciné, de conclure tranquillement sur la révélation de l'empereur Constantin, l'ex-persécuteur de chrétiens qui imposa le principe du "respect des chrétiens par le pouvoir laïc" après avoir eu une vision de la croix du Christ portant cette inscription : "Par ce signe, tu vaincras !" Tous ces symboles, toutes ces références sont autant de clins d'œil à ses ouailles. Le plus humble des prolétaires de Nowa Huta sait décrypter ces paraboles qui, derrière leur aspect historique, spirituel ou théologique, sont de véritables provocations politiques.

1976-1978 : UN CARDINAL DANS LA FOURNAISE

A Varsovie, un projet de réforme de la Constitution, publié par le gouvernement, met le feu aux poudres au début de 1976. Largement inspiré par le Kremlin, il prévoit d'inscrire dans le texte fondamental du pays le "rôle dirigeant" du Parti communiste au pouvoir, ainsi que le caractère "privilégié" des relations entre la Pologne et l'URSS. Trop, c'est trop. Ces deux revendications sont inacceptables pour les représentants de la société civile, notamment les intellectuels catholiques. Le groupe Znak, à Cracovie, est au premier rang de la contestation. L'épiscopat s'engage massivement contre le projet de nouvelle Constitution dans une lettre lue dans toutes les églises. Les évêques s'y prononcent pour le principe d'élections libres, de syndicats libres, pour la liberté des agriculteurs individuels, etc. "Ce n'est pas Wojtyla qui a rédigé ce texte, raconte le militant catholique Andrzej Wielowiejski, mais il lui fut généralement attribué." Or ce texte est une provocation pour le pouvoir. Un vrai casus belli.

C'est à partir de cette époque que Mgr Wojtyla devient un véritable ennemi pour le pouvoir, qui n'imagine pas sans frisson ce cardinal de combat - qui fait ériger en plein centre de Cracovie, en mai 1976, une statue à la mémoire du cardinal Sapidia, sans la moindre autorisation, à l'esbroufe - succéder un jour au primat Wyszynski

C'est aussi à partir de cette époque que les sermons du cardinal Wojtyla deviennent délibérément plus "politiques". Les événements de juin 1976 - les émeutes ouvrières d'Ursus et Radom - vont lui en donner maintes occasions. Certes, jamais le futur pape ne soutient explicitement tel ou tel groupe de dissidents, telle ou telle revendication politicienne, mais il condamne sans ambages la répression qui frappe les ouvriers ou leurs porte-parole, et rappelle avec force le droit à la liberté d'expression, à la liberté de réunion, à l'égalité de tous les citoyens devant la loi : "L'Etat doit être au service de la nation, et non l'inverse !", clame Wojtyla lors d'un sermon prononcé au soir du 31 décembre 1976. Dans cette homélie de la Saint-Sylvestre, il montre aussi qu'il tient compte des réalités politiques : "Nous ne pouvons nous permettre d'agir de façon irresponsable, car nous nous trouvons dans une situation géographique très difficile" (...).

Au printemps 1977, la tension monte à Cracovie, comme dans toute la Pologne. L'aumônerie étudiante, animée par les dominicains, s'est ouverte aux non-croyants, intéressés par les conférences qui s'y donnent, peu conformes aux canons du marxisme-léninisme. Il est notoire que le cardinal Wojtyla soutient les "universités volantes" qui se sont constituées autour de professeurs courageux, dans la clandestinité. Certains jeunes ont commencé à aider systématiquement le KOR (Comité d'aide aux ouvriers) dans son soutien aux contestataires persécutés par la police depuis les événements de juin 1976.

LE samedi 7 mai, c'est le drame : l'un de ces étudiants, Stanislaw Pyjas, vingt-trois ans, est tabassé à mort, devant chez lui, par des inconnus. Pour ses amis venus le voir à la morgue, il ne fait aucun doute qu'il a été battu. Par la police politique, évidemment. Il est des signes qui ne trompent pas : le lendemain, aucun journal n'accepte de publier le faire-part de décès. Et la police se met à arrêter les jeunes qui se dirigent vers Cracovie pour la messe dite en mémoire de leur camarade.

A la veille des Juvénales, ces trois jours de fête qui auraient dû clôturer traditionnellement l'année scolaire avant le départ en vacances, une marche pacifique s'improvise au pied de l'immeuble où Pyjas est mort. Des milliers de jeunes défilent lentement, un lumignon allumé à la main, jusqu'au château de Wawel. Certains distribuent des tracts appelant au boycott des Juvénales. Tous chantent Dieu sauve la Pologne. L'atmosphère est pesante et électrique. Mais la foule se disperse sans incident. Etonnés eux-mêmes de cet extraordinaire élan de solidarité, les amis de Pyjas décident, ce soir-là, de créer un mouvement non officiel concurrent de la très conformiste Union socialiste étudiante, fermement encadrée par le Parti communiste. Ils se baptisent "Comité étudiant de solidarité". En polonais : Solidarnosc. Le terme choisi, qui n'est pas neutre, aura un bel avenir.

Trois des fondateurs de ce "SKS" qui est encore un groupuscule, dont Lijana et Boguslaw Sonik, ont l'idée d'aller voir le cardinal Wojtyla, au palais de la rue Franciszkanska. Sa porte est toujours ouverte le matin, et le secrétaire, Stanislaw Dziwisz, les fait passer devant tous ceux qui attendent une audience - et qui en seront quittes pour revenir plus tard : Wojtyla garde le trio une heure durant. Une question le préoccupe : "Vous et vos amis, vous n'avez pas peur ?" Le cardinal sait que la plupart des étudiants viennent de milieux modestes, souvent des campagnes alentour ; en défilant ainsi au grand jour, ils risquent d'être exclus de la faculté, ce qui serait pour eux une catastrophe.

Le 8 mai, dans une lettre pastorale consacrée au martyre de saint Stanislaw, Mgr Wojtyla donne en exemple ce "défenseur de la liberté qui avait osé dire au roi en personne que celui-ci était tenu de respecter la loi de Dieu". "Toute atteinte à la liberté de la part de l'État constitue une violation de l'ordre moral et social", explique le cardinal dans des propos qui annoncent déjà le Jean Paul II de la grande époque : "La loi morale est le fondement de l'ordre social." Les Cracoviens boivent ces paroles, qui sont autant de flèches décochées en direction d'un pouvoir de plus en plus paralysé (...).

Les étudiants du SKS rencontreront régulièrement le cardinal - environ une fois par mois - jusqu'au conclave de 1978. Ostensiblement, l'abbé Dziwisz les accueille au palais épiscopal d'un sonore "Comment allez-vous ?" afin de bien montrer aux policiers en civil attachés à leurs basques qu'il vaut mieux ne pas s'en prendre à eux : le cardinal les a pris, en quelque sorte, sous sa protection. Dans leurs conversations téléphoniques, qu'ils savent écoutées par la police, les étudiants ont pris l'habitude de l'appeler "Charly".

Au dernier rendez-vous du cardinal et des délégués du SKS, en octobre 1978, les jeunes ont décidé de s'adjoindre un invité exceptionnel : leur ami et complice varsovien Adam Michnik. Ancien "scout rouge" devenu l'un des phares de la contestation, le dissident a publié en 1976 un livre étincelant d'intelligence, Lewica, Kosciol, Dialog -La Gauche, l'Eglise, le dialogue- où il théorise l'idée

d'un"front antitotalitaire" réconciliant l'Église et les opposants laïcs, y compris les anticommunistes de gauche - qu'une partie de l'épiscopat, jusqu'alors, considère comme des gauchistes irresponsables. Le rendez-vous n'aura pas lieu : le cardinal, qui devait rentrer de Rome quelques jours avant cette rencontre, sera élu pape, entre-temps, par le conclave.

1979 : LA "DIVINE SURPRISE" DU PREMIER VOYAGE

2 juin 1979. Ce jour-là, la Pologne s'est habillée de fleurs multicolores, de fanions jaune et blanc (couleurs du Vatican), de drapeaux rouge et blanc (couleurs de la Pologne) et de centaines de milliers de portraits du Saint-Père qui flottent à tous les balcons. A Varsovie, les seules taches grises, sur le parcours du pape, sont les bâtiments du Parti et du gouvernement. Lorsque Jean Paul II, à l'aéroport d'Okecie, baise le sol de sa terre natale, de ce geste qui deviendra si familier, personne ne sait comment va se passer la visite. La curiosité est à son comble. L'atmosphère, électrique. Les rumeurs, innombrables, le premier ministre Jaroszewicz serait mort d'une crise cardiaque ; les Russes auraient fermé, Dieu sait dans quel noir dessein, la frontière avec la Pologne...

Etrangement, l'accueil des Varsoviens est mitigé. Comme si ces dizaines de milliers de gens massés sur le premier parcours du cortège n'osaient clamer leur enthousiasme et se contentaient de sourire aux anges ou, souvent, de pleurer d'émotion. Les journalistes occidentaux eux-mêmes hésitent dans leurs premiers commentaires. L'éditorialiste du New York Times observe que, finalement, "le voyage du pape ne menace en rien l'ordre politique en Pologne". Ayant à boucler avant le début de la première messe, place de la Victoire, l'envoyé spécial de France-Soir expédie son télex. Sur le thème : le pape a fait un "bide". Son confrère du Figaro le convainc de changer son titre. Juste à temps : une heure plus tard, quelque trois cent mille Varsoviens sont là, fervents, heureux, stupéfaits d'être aussi nombreux. Ils n'en reviennent pas d'être au centre de Varsovie, sur cette place devenue, pour quelques heures, un incroyable espace de liberté.

Surtout quand ils entendent cet homme en blanc au sourire malicieux lancer à la face du régime : "Nul ne peut exclure le Christ de l'histoire de l'Homme, en quelque partie du globe !" C'est la première vague d'applaudissements de la journée. Immense, prolongée, irrépressible. Comme un cri libératoire, un signal que tout est devenu possible (...). Pour un peuple entier, c'est la révélation que le régime n'a tué ni sa foi, ni son identité, ni son unité. Un véritable électrochoc. Le futur dissident Zbigniew Bujak, alors tout jeune ouvrier des usines d'Ursus, témoigne : "Je suis arrivé sur la place de la Victoire et j'ai compris, comme beaucoup d'autres, la force immense dont ce pays disposait. Toute l'idéologie officielle n'était plus que ruines ! Je me disais : si quelqu'un réussit à rassembler cette force-là une nouvelle fois, personne ne pourra s'y opposer" (...).

Le 10 juin, un million et demi de fidèles se pressent sur la prairie de Blonie, à Cracovie. Une foule immense qui entend, comme dans un rêve, le pape s'exclamer, dans cette dernière homélie, à deux reprises : "Il faut ouvrir les frontières !" Sur l'immense podium de six cents mètres carrés où l'on a dressé l'autel, quelques-uns des nombreux célébrants - Mgr Bengsch (Berlin), Mgr Tomasek (Prague), tel évêque hongrois ou roumain - n'en croient ni leurs yeux ni leurs oreilles. Depuis une semaine, de messe en messe, un peuple s'ébroue. Des millions de gens, habitués depuis trente ans à "parler vrai" en famille ou entre amis, mais à se taire en public, prennent conscience de leur nombre, de leur force. Combien de petits magnétophones, brandis par des mains anonymes au-dessus de la foule, qui enregistrent ses précieux sermons que l'on reproduira sur des cassettes - non censurées, cette fois - et que l'on discutera, pendant des mois, dans les églises, les cercles religieux, les associations confessionnelles, et tant d'autres "espaces de liberté" que seule l'Eglise offre, alors, à tous ceux qui refusent le communisme ?

1980-1981 : DES ACCORDS DE GDANSK À L'ÉTAT DE GUERRE

Castel Gandolfo, dimanche 17 août 1980. En compagnie de son secrétaire, Stanislaw Dziwisz, Jean Paul II regarde le journal télévisé de la RAI. Depuis trois jours, la grève bat son plein aux bords de la Baltique. Le monde entier reçoit en plein visage ces images de prolétaires en bleu de chauffe communiant, le matin, à genoux devant les autels de fortune installés sous l'enseigne géante des chantiers navals Lénine : Stocznia gdanska im.lenina. La caméra s'étend sur ces étranges révolutionnaires, sur ce décor insolite, et découvre, accroché aux grilles du portail n° 2, aux côtés de l'icône de la Vierge noire de Czestochowa, le portrait de Jean-Paul II.

A Rome, le regard du Saint-Père se fige soudain sur sa propre effigie, apposée ainsi, comme un défi, sur les murs des chantiers. Le pape baisse la tête et, un long moment, reste plongé dans ses pensées. Il sait, mieux que personne, le sens de ce mouvement. Il en mesure l'enjeu. Et les risques. Ce n'est pas Jean-Paul II, évidemment, qui a déclenché cette vague de grèves. La détérioration de la situation économique en est la première cause. "C'est d'ailleurs sur ce terrain que nous avons réagi, explique l'ex-dirigeant Jerzy Waszczuk :par des augmentations de salaires. Cela n'a servi à rien. Comment ne pas voir surtout, dans le développement de la grève, les fruits du voyage du pape de 1979." Avec plus ou moins de nuances, l'avis est général : ce n'est pas un hasard si, un an après le voyage triomphal de Jean Paul II dans sa patrie, les grèves de la Baltique sont si massives, si confiantes, si joyeuses. Si elles sont aussi marquées du sceau de la foi chrétienne, ce qui est une nouveauté par rapport aux précédents soulèvements ouvriers, de Budapest à Prague, de Poznan à Ursus et Radom. (...)

L'Occident observe l'événement, fasciné et perplexe : voilà une classe ouvrière, une vraie de vraie, au cœur d'une révolution parfaitement authentique, qui a troqué l'Internationale contre des cantiques à la gloire du Bon Dieu. Et qui tire sa force de sermons pontificaux, voire de la communion matinale, pour mieux se battre contre un pouvoir "socialiste". Difficile, pour un Occidental, d'admettre que ce diable de Lech Walesa, le petit électricien aux moustaches en guidon de vélo qui conduit les négociations avec les délégués du pouvoir, a pour talisman, accroché à son pull, un badge de la Vierge noire de Czestochowa. Qu'un ouvrier polonais inclue dans ses revendications l'accès de l'Église aux mass media, passe encore, mais faut-il qu'il explique, à longueur d'interviews, que "c'est la foi qui (le) guide"? (...)

Jean Paul II, lui, est soucieux. Il sait que les Polonais jouent avec le feu. Durant les premiers jours de la crise polonaise, à Rome, la consigne est simple : prudence et discrétion (...). Le 20 août, Stanislaw Dziwisz, le secrétaire du pape, qui a quitté Rome pour prendre quelques "vacances" dans son pays natal, circule, incognito, du côté des chantiers Lénine. Ce jour-là, Jean Paul II sort du silence où il se mure à Castel Gandolfo et, d'un saut en hélicoptère, va demander aux vingt mille pèlerins rassemblés place Saint-Pierre pour l'audience générale, de prier pour la Pologne, invoquant lui-même "la liberté pour l'Eglise, la paix pour la patrie" et "la protection du peuple contre tout danger". L'allusion est claire. Le pape redoute, par-dessus tout, une intervention soviétique. (...).

Le Parti communiste polonais, désemparé, tente de jouer la carte de l'Eglise catholique, seule institution capable de se faire entendre de la société. Ses dirigeants savent qu'au sommet de l'épiscopat, on craint une intervention soviétique. Et qu'on n'aime pas le désordre. Par des intermédiaires, le premier secrétaire du POUP, Edward Gierek, propose une rencontre à Mgr Wyszynski. Après hésitation, le cardinal primat refuse l'entretien : il prépare son traditionnel sermon du 26 août, fête de la Vierge de Jasna Gora, à Czestochowa, qui est un des grands rendez-vous annuels de l'Eglise polonaise (...).

Le 26 août, devant quelque cent mille pèlerins, le primat prononce son homélie. Le sermon, très balancé, souligne sans ambiguïté la justesse des revendications des grévistes, mais comprend, avec force réserves ampoulées, ce que le pouvoir espérait : une invitation à reprendre le travail. Gierek et Kania se frottent les mains : venant de Wyszyinski en personne, c'est du pain bénit. Et le Parti de diffuser les extraits les plus conciliants de ce sermon inespéré : dans toute la Pologne, par le canal de l'agence PAP, mais aussi vers les grands médias occidentaux, par le télex de l'agence Interpress. La télévision polonaise elle-même diffuse trente-cinq minutes de l'homélie du primat, ce qui ne s'était jamais vu dans toute l'histoire de la Pologne communiste.

Mais le Parti en fait trop. Le texte du primat a été soigneusement expurgé de toutes ses critiques envers le pouvoir. Au point que les ouvriers, incrédules, pensent qu'il s'agit d'un faux. "Ce fut une énorme erreur, reconnaît Jerzy Waszczuk, le texte n'était plus vraisemblable, alors qu'il était authentique. Et les grévistes ont ignoré l'appel de Wyszynski à cesser le mouvement."

L'homélie du primat fait couler beaucoup d'encre. Au point d'occulter un détail : trois jours auparavant, le chef des grévistes, Lech Walesa, s'est doté d'une petite équipe de conseillers, recrutés parmi les plus grands intellectuels du pays. Y figurent Tadeusz Mazowiecki, rédacteur en chef de la revue Wiez ; Bogdan Cywinski, ancien rédacteur en chef de Znak ; Andrzej Wielowieyski, secrétaire général du Club d'intellectuels catholiques (KIK) de Varsovie. Trois personnalités proches du Saint-Père.

(Les accords de Gdansk sont signés le 31 août).

Rome, le 13 décembre 1981. Depuis le matin, le monde entier sait que le général Wojciech Jaruzelski a instauré la loi martiale - baptisée "état de guerre"- sur tout le territoire polonais, et que des milliers de militants du syndicat Solidarité ont été arrêtés et internés dans la nuit. Toutes les communications avec la Pologne sont coupées. On n'a aucune nouvelle de Lech Walesa (...).

Le pape, à vrai dire, est sous le choc et ne sait comment réagir. Sa crainte, son angoisse, c'est que la remise au pas de la Pologne entraîne une vague de résistance désespérée débouchant sur une sorte de guerre civile. Jean Paul II, d'habitude si bien informé, par mille et un canaux, de la situation polonaise, sait peu de chose sur ce qui s'est vraiment passé pendant la nuit tragique : il n'y a plus ni télex, ni téléphone, ni avions pour relier la Pologne au reste du monde (...).

Le -21 décembre-,un peu avant minuit, il accueille sur le pas de son appartement Mgr Bronislaw Dabrowski, évêque auxiliaire de Varsovie et secrétaire général de la conférence épiscopale polonaise, qu'il embrasse et qu'il entraîne dans son bureau pour une longue conversation privée.

Cette conversation avec Mgr Dabrowski est capitale. Le prélat, en grand secret, a pu rencontrer Lech Walesa dans la villa où il est détenu, près de Varsovie : il sait que le président de Solidarité, malgré les offres de collaboration et les pressions dont il est l'objet, ne cédera pas. Il explique que, face aux propositions d'"entente" de Jaruzelski, la conférence épiscopale polonaise a choisi une attitude beaucoup plus ferme que celle du primat Jozef Glemp : pas question pour l'Eglise d'accepter de dialoguer avec le pouvoir militaire tant que durera l'état de guerre. C'est après cet échange que Jean Paul II prend une décision capitale : il n'abandonnera pas Solidarité (...).

Solidarité, ce n'est pas seulement un syndicat de dix millions de membres, un mouvement social exceptionnellement puissant, c'est la forme la plus sophistiquée qu'a pu prendre une opposition de masse dans un système communiste, la preuve que la victoire est possible sans contre-révolution armée, sans effusion de sang. Si cette forme d'action non violente, "légaliste", est vouée à l'échec, alors on ne peut plus concevoir, dans l'avenir proche, que des gestes de désespoir, de terrorisme, de mort. L'enjeu est donc moral, ou éthique, autant que politique, et il dépasse largement le cadre de la Pologne. (...)

La ligne politique est tracée et ne changera plus : il faut revenir au dialogue entre le pouvoir et la société. Il faut retrouver le chemin d'une entente nationale qui ne soit pas, bien sûr, un marché de dupes. Dialogue, entente nationale : cet objectif, alors peu compris, va résister au temps et triompher, finalement, plus de sept années plus tard.

Jean Paul II. Bernard Lecomte. Gallimard, 637 pages, 28 € .

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.10.03

 

VATICAN. Bernard Lecomte, auteur d'une biographie de Jean Paul II, dresse le bilan du pontificat :
«Le pape est aussi un vrai politique»

Spécialiste de l'Europe de l'Est et du Vatican, Bernard Lecomte, 53 ans, ancien grand reporter à la Croix et à l'Express, vient de publier une biographie de Jean Paul II qui fait déjà référence (1).

Quel est le bilan de ces vingt-cinq ans de pontificat?

Au regard du siècle, on gardera la contribution de Jean Paul II à la chute du communisme. Au regard du millénaire, on retiendra la réconciliation entre les juifs et les chrétiens. Au-delà des problèmes géopolitiques ou géoreligieux, on retiendra que ce pape a remis l'homme au centre de toutes les préoccupations de l'Eglise. A force de mettre en avant la primauté de l'homme et de défendre sa dignité, il va avoir un discours très cohérent tant face au socialisme qu'au capitalisme. On croit souvent qu'il a lutté dix ans contre le communisme, puis ensuite critiqué le libéralisme. Ce n'est pas tout à fait vrai. Le premier voyage de Jean Paul II, avant même la Pologne, était au Mexique et, devant les Indiens, il a tenu un discours révolutionnaire. Il a dit: je suis la voix des pauvres, c'est vous qui avez raison, vous n'avez pas à vous laisser faire. Ce discours, il va le tenir pendant vingt-cinq ans. Dans son encyclique Centisimus annus de mai 1991, capitale sur le plan politique, il affirme que le socialisme est tombé parce qu'il avait fait de l'homme un rouage de l'Etat. Et il souligne que si le capitalisme fait pareil, il tombera aussi.

Avec lui, l'Eglise devient vraiment mondiale ?

Il faut bien sûr nuancer. Paul VI avait déjà fait neuf voyages sur les cinq continents et il avait été le premier pape à prendre l'avion. Mais avec Jean Paul II, il ne s'agit plus seulement d'internationaliser l'Eglise en nommant des cardinaux africains, asiatiques ou latino-américains. C'est le plus souvent au cours de ses voyages qu'il a lancé les idées et les thèmes qui caractérisent son pontificat. Dans un pays protestant, il se repent pour la persécution de Luther et Calvin; dans un pays du tiers monde, il se repent pour la colonisation. Au Sénégal, il se repent pour l'esclavage et à Saint-Domingue pour la colonisation. Il a toujours laissé à Rome l'institution, les prélats, la gestion, la curie, etc. Mais, lui, il a réellement porté l'image de l'Eglise aux quatre coins du monde.

Quel a été son rôle dans la chute du communisme ?

Les ex-dissidents de l'Est, notamment des militants des droits de l'homme polonais, affirment tous qu'en juin 1979, lors de son premier voyage dans sa terre natale, le pape leur a fait comprendre que la société existait et ne devait rien, au fond, au pouvoir politique. Qui, comme le pape, osait dire à l'époque que le communisme était une parenthèse de l'histoire ? Qui disait alors que l'Europe n'était qu'accidentellement coupée en deux ? En 1975, trois ans avant son arrivée à la tête de l'Eglise, avaient été signés les accords d'Helsinki entérinant le statu quo en Europe. Les dirigeants européens, comme Willy Brandt ou Giscard d'Estaing, disaient que le communisme était là pour longtemps et qu'il fallait négocier avec lui. L'ancien archevêque de Cracovie lance, au contraire, qu'il n'y a pas de statu quo qui tienne. Son Europe va de l'Atlantique à l'Oural et il le martèle dès son premier voyage en Pologne. C'est l'homme du verbe, le prophète. D'autant que, par ailleurs, à Rome, la curie gère la diplomatie du Saint-Siège.

Jean Paul II s'est-il engagé concrètement ?

Le pape est aussi un vrai politique. Après la proclamation de l'état de siège en Pologne, en 1981, il insiste sur la nécessité du dialogue pour en sortir, alors que personne n'y croit plus. Et il veut un dialogue qui ne se limite pas au pouvoir communiste et à l'Eglise, mais intègre la société, c'est-à-dire le syndicat Solidarnosc. Sans la société, il n'y a pas de démocratie possible, dit-il. Et il va y arriver puisque c'est exactement comme cela que les Polonais se sont sortis d'affaire en 1987, à l'ombre d'une Russie qui commençait à bouger. Deux ans plus tard, il se passe ce qu'il avait voulu : le dialogue aboutit à la fameuse table ronde qui débouche sur des élections moyennement démocratiques et à la nomination de Tadeusz Mazowiecki comme Premier ministre en août 1989, trois mois avant la chute du mur.

L'Europe de l'Est de l'après 1989 n'est pourtant pas celle dont il rêvait...

Il y a eu deux grandes désillusions pour lui en Europe. D'abord, ces sociétés, dont la Pologne, n'étaient pas assez solides sur le plan des convictions, notamment religieuses, pour endiguer la vague d'hédonisme et de relativisme éthique. Ensuite, il y eut son échec face à l'orthodoxie. Il a pensé qu'après la chute du mur, l'Europe pourrait enfin respirer avec ses deux poumons ; le poumon occidental, héritage de saint Benoît, et le poumon oriental, héritage de Cyril et Méthode. Et c'est exactement le contraire qui s'est passé. Il n'avait pas prévu que la chute du mur allait déclencher de telles crispations nationales, voire nationalistes; que le dialogue, non seulement n'allait pas reprendre, mais au contraire allait se rompre.

L'autre grand acquis de ce pontificat, c'est le dialogue avec le judaïsme. Pourquoi ?

Quand Jean Paul II arrive à Rome, on est encore dans une situation un peu floue à cet égard. Il y a eu quelques avancées et Jean XXIII, au moment du concile, avait retiré la fameuse prière sur les juifs perfides... Mais on est encore loin d'une véritable ouverture, et d'ailleurs si cela bouge un tout petit peu chez les chrétiens, les juifs, eux, n'entendent rien de tout cela. Quand il était archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla était allé visiter la synagogue de Cracovie. Il avait eu parmi ses meilleurs amis de jeunesse des juifs, d'abord très actifs dans la Pologne de l'entre-deux-guerres, puis victimes de l'antisémitisme et parfois de la Shoah. Quand il va à la synagogue de Rome et s'adresse aux juifs comme «à nos frères aînés», cette phrase vient de très très loin, de sa vie, de son expérience, et d'une démarche très personnelle. Puis il y a, en l'an 2000, la repentance, qui, bien sûr, ne porte pas que sur l'antijudaïsme des chrétiens. Puis, lors de son voyage en Israël, il y a la visite à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah et au Mur des lamentations. Il y pose sa main et prie. C'est une image bouleversante, celle qui, je crois, restera de lui.

Où en est l'Eglise aujourd'hui ?

En 1978, à la mort de Paul VI, l'Eglise est en pleine crise. Elle n'a pas digéré tous les acquis du concile, au contraire elle s'est divisée. Elle est dans une période de doute. Ce n'est pas un hasard si la première grande parole du pape c'est «n'ayez pas peur». Nos sociétés nanties et postindustrielles sont en voie de déchristianisation, mais 87 % de l'Eglise catholique d'aujourd'hui est dans l'hémisphère Sud et c'est là qu'il faut regarder si on veut savoir si l'Eglise est en crise ou pas. L'Eglise est beaucoup plus confiante aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a vingt-cinq ans.

(1) NRF Gallimard, 636 pp., 28 euros.