Messier la guigne
Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te
regarder, ils s'habitueront."C'était en l'an 2000. Jean-Marie
Messier s'apprêtait à racheter Universal.
Peaufinant son image de maître du monde en devenir, il plaçait cette
phrase de René Char en exergue de son autobiographie. On ne sait ce
que le poète aurait pensé d'une telle utilisation de son œuvre, en ouverture
d'un ouvrage dont la poésie du titre - j6m.com- ne saute pas
aux yeux... Malheureusement pour Jean-Marie Messier, la prédiction de
René Char ne lui est plus d'aucun secours. Même comme paravent. Lui
qui, le 25 juin, se voyait encore à la tête du deuxième groupe
mondial de communications "une quinzaine d'années" environ, n'a
pas réussi cette fois à "imposer sa chance". A 45 ans, l'homme
vient de connaître son premier échec. Comme il se doit, la chute a été
fulgurante, à l'image de l'ascension, et se prête à tous les clichés
de circonstance (du "scénario digne de Hollywood" à la proximité
du Capitole et de la roche Tarpéienne...
Deuxième patron le mieux payé de France (5,12 millions d'euros
en 2001, sans les stock-options) derrière son homologue de L'Oréal,
Jean-Marie Messier aime à rappeler ses origines modestes. "Un de
mes grands-pères était agent administratif, mon autre grand-père était
chauffeur de préfet, et tellement fier de ce métier. Mon père, lui,
a conquis ses galons d'expert-comptable à Grenoble, où il s'était
installé pour des raisons de santé. Dans la famille, nous avons pris
l'ascenseur social en deux générations", explique-t-il dans son
livre, précisant même : "Ces origines, j'en suis fier, et
je ne veux pas m'en couper."
Pourtant, en vingt ans à peine, il passera de la cuvette de l'Isère
à un duplex de 520 mètres carré sur Park Avenue à New York, acquis
par l'entreprise pour la somme record de 17 millions de dollars.
"Il est le plus doué de sa génération", explique, en 1999,
Ambroise Roux, ancien patron de la Compagnie générale des eaux, et
véritable "parrain" du capitalisme français. Si l'intelligence est
grande, l'ambition ne l'est pas moins et elle est explicitement assumée.
En 1986, diplômé de Polytechnique et de l'ENA, ce jeune inspecteur
des finances, qui a eu le flair d'étudier de près les privatisations
de Margaret Thatcher, devient - dans un premier temps - directeur
de cabinet de Camille Cabana, secrétaire d'Etat aux privatisations,
dans le gouvernement de Jacques Chirac. Mais, très vite, s'apercevant
que le véritable pouvoir est chez Edouard Balladur, ministre de l'économie
et des finances, il parviendra à y rejoindre le tandem de choc formé
par Philippe Jaffré et Michel Pébereau, concepteurs et principaux
ordonnateurs des privatisations : TF1, Saint Gobain, Havas, Matra,
CGE (devenue Alcatel).
Mais l'expérience ne durera pas. La réélection de François Mitterrand,
en 1988, lui donne l'occasion, à 32 ans, de pantoufler dans le
secteur privé. Déclinant de multiples offres - dont une émanant de
la Générale des eaux -, il jette son dévolu sur la banque d'affaires
Lazard, dont la discrétion n'a d'égale que l'influence. A l'écart
des médias, ce poste particulièrement bien rémunéré lui permet de
cultiver ses réseaux : il côtoie les plus grands noms du CAC 40
et ceux qui aspirent à le devenir, comme Patricia Barbizet (principale
collaboratrice de François Pinault), Philippe Germond (aujourd'hui
président de Cegetel) ou Eric Besson (aujourd'hui député socialiste
de la Drôme et responsable de la Fondation Vivendi). Il restera cinq
ans chez Lazard : une durée suffisante pour souhaiter prendre
la tête de la puissante institution financière mais également pour
comprendre qu'Edouard Stern, "Monsieur gendre", n'entend pas
laisser un roturier occuper le fauteuil de son oncle, Michel-David
Weill.
Difficile dès lors de résister à la proposition faite par Ambroise
Roux de succéder à Guy Dejouany à la présidence de la Compagnie générale
des eaux. "Je voulais un homme jeune et parachuté qui ne soit pas
un industriel mais un généraliste. Messier avait toutes les qualités
requises. Restait le problème de l'argent. Il lui fallait accepter
une baisse importante de salaire en quittant Lazard. Aurais-je réussi
à le convaincre sans son conflit avec Edouard Stern ?", raconta
à l'époque Ambroise Roux.
Moins "glamour" que ne l'est aujourd'hui Vivendi Universal, la Compagnie
générale des eaux est, en 1994, le quatrième groupe français. Ses
multiples contrats avec les collectivités locales, tant en France
qu'à l'étranger, en font un interlocuteur de poids des milieux politiques,
toutes étiquettes confondues. Mais sa force est également sa faiblesse.
En ces temps d'opérations "mains propres", en France comme dans plusieurs
pays européens, la Générale des eaux est davantage connue pour ses
déboires judiciaires que pour ses initiatives en faveur de l'environnement.
Fin diplomate, Jean-Marie Messier met momentanément ses idées libérales
entre parenthèses. Avant d'accepter le fauteuil auquel prétendent
plusieurs noms illustres de l'industrie française, il demande - et
obtient - l'accord des principaux candidats à l'élection présidentielle
de 1995. Entré en octobre 1994 comme directeur général, il exige
d'être membre du conseil d'administration. Dès 1996, il deviendra
PDG.
Fasciné par les Etats-Unis et le dynamisme de leur économie, Jean-Marie
Messier n'aura de cesse de transformer son groupe en un acteur mondial,
spécialisé, certes, dans l'environnement, mais surtout dans la téléphonie
et la communication. En 1998, il rebaptise le groupe Vivendi, tant
pour se démarquer définitivement de son concurrent, la Lyonnaise des
eaux, que pour symboliser la mue de cette entreprise née sous le second
Empire. "Vivendi, c'est quasiment l'anagramme de dividende",
observe un syndicaliste facétieux. Mais peu importent les critiques :
ce changement de nom permet de tourner discrètement la page judiciaire
du groupe.
Dans un jeu de mots hasardeux, Jean-Marie Messier n'a-t-il pas intitulé
un des chapitres de son livre : "De l'eau au net" ?
En quatre ans, l'homme se sépare de dizaines d'activités (l'immobilier,
les travaux publics, la restauration scolaire, les cliniques...),
qui représentent environ 150 milliards de francs et, avant la
fusion avec Universal, réalise des acquisitions ou multiplie les investissements
pour un montant comparable (Havas, Canal+, Cegetel ; Pathé...
"A la base de cette stratégie, il y a d'abord une conviction profonde :
le XXe siècle a été le siècle de l'industrie, le XXIe
sera celui des services. Un produit l'emportera sur la concurrence
grâce à la plus-value d'utilisation, au sens large, qu'il apportera
au client. Sous cet angle, la communication venait compléter l'environnement",
écrit-il.
Paradoxalement, cet homme jeune qui ne cesse de se projeter dans
l'avenir connaîtra son apogée en l'an 2000. Jamais ses actionnaires
ne seront aussi riches que le 10 mars 2000, lorsque le cours
de l'action Vivendi atteint 150 euros à la Bourse de Paris -
contre à peine plus de 20 euros fin juin 2002. Jamais l'homme
ne parut davantage maître du monde qu'au second semestre 2000, lors
de l'annonce de la fusion entre Vivendi, sa filiale Canal+, et le
groupe canadien de communication et de spiritueux Seagram - dont il
ne gardera que les disques et les films Universal. De Serge Gainsbourg
à Elton John, d'Amélie Poulain à Gladiator... Jean-Marie Messier a
indéniablement su faire de son groupe un leader mondial de la communication,
comparable à AOL Time Warner.
Les esprits chagrins craignent depuis plus d'une décennie la mainmise
de Hollywood sur les cerveaux français ? Grâce à "J2M", c'est
l'inverse qui se produit. Paris rachète Hollywood. Jacques Chirac
et Lionel Jospin féliciteront cet homme, accueilli triomphalement
à Cannes et qui, dit la rumeur, a acheté un Airbus pour passer son
temps entre Paris, New York et la Californie. Et à ceux qui s'inquiètent
de son pouvoir sur le monde de l'édition et des médias ainsi que d'une
éventuelle censure sur les esprits, M. Messier se montre patelin
et rassurant : n'est-il pas l'éditeur de José Bové ?
Même si 2001 s'achève apparemment en beauté avec le rachat du réseau
de télévisions câblées USA Network, propriété d'une star des médias
américains, Barry Diller, les vents ont commencé à tourner. Le portail
Internet Vizzavi, lancé en grande pompe avec le britannique Vodafone
en janvier 2000, n'a pas résisté à la mort de la nouvelle économie.
Jean-Marie Messier, qui misait sur le mariage du contenu et du contenant
et rêvait de permettre à chaque consommateur de regarder un match
de football ou d'écouter un disque sur son téléphone portable, a dû
déchanter. Pis : le groupe est à son tour victime de l'éclatement
de la bulle Internet et de la baisse de l'action. Du coup, des critiques
commencent à se faire entendre sur sa stratégie d'expansion.
Les montages financiers, jugés hier ingénieux, deviennent douteux.
Après le scandale Enron, ils sont carrément suspects. D'ambitieux,
Jean-Marie Messier passe désormais pour mégalomane. Y compris auprès
de ses pairs, qui prennent peu à peu leurs distances avec ce jeune
homme qui, finalement, disposerait de moins de réseaux qu'on ne le
disait.
Alors que le chômage recommence à augmenter en France et que les
entreprises se portent moins bien qu'en 2000, les exubérances de Jean-Marie
Messier commencent à choquer. Ses manœuvres pour ne pas pâtir financièrement
de la baisse des résultats financiers du groupe scandalisent. Et quand
il annonce, de New York et en anglais, en décembre 2001, que
"l'exception culturelle française est morte", beaucoup estiment
qu'il n'a fait que tomber le masque. "Banquier d'affaires il était,
banquier d'affaires il restera. Ce ne sera jamais un industriel",
feignent aujourd'hui de découvrir ceux qui hier l'encensaient.
Chute vertigineuse de l'action, limogeage de la direction de Canal+,
pertes records affichées en 2001, le premier semestre 2002 est catastrophique
pour l'enfant prodige.
Dans son ouvrage, celui-ci raconte une anecdote : le 17 octobre
1999, une dépêche de l'agence Reuters annonce sa démission et, devant
la chute du cours de l'action, le groupe est obligé de publier un
démenti. "Heureusement que le cours baisse, j'aurais été ennuyé
qu'il monte à l'annonce de ma démission", ironise alors M. Messier.
Trente mois plus tard, la fiction est devenue réalité.
Frédéric Lemaître
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.07.02
LE FEUILLETON DE LA CHUTE
Messier,
le feuilleton de la fin (1)
Meilleurs
vœux de New York
Ce 17 décembre 2001, Jean-Marie Messier est heureux :
il vient de fêter ses 45 ans. Dans la semaine, il a pris une
participation dans le bouquet satellite américain Echostar, et surtout
racheté USA Networks. Cette acquisition, il en rêve depuis le jour
où il a annoncé la fusion de Vivendi avec Seagram, en juin 2000.
Avec USA Networks, il possède enfin la pièce manquante de son puzzle
audiovisuel. De plus, il a pu s'assurer la coopération du mythique
Barry Diller, reconnu par tout le milieu audiovisuel américain mais
réputé pour son indépendance ombrageuse. C'est le deuxième succès
de l'opération. Il a certes fallu consentir d'importantes concessions
financières pour lui faire accepter la direction de toutes les activités
audiovisuelles et cinématographiques du groupe. Mais il est l'homme
qui va lui ouvrir les portes d'Hollywood et lui permettra d'établir
définitivement Vivendi Universal comme un géant de la communication.
Devant la presse américaine, à New York, le PDG de Vivendi Universal
n'en finit pas de vanter les mérites de l'opération. Une panne de
courant l'interrompt brusquement. Lorsque l'électricité revient,
Jean-Marie Messier reprend, hilare. Grisé par le moment, il se laisse
aller : "L'exception culturelle franco-française est morte",
lance-t-il, abruptement, dans un anglais au lourd accent français.
"Vous l'avez dit ? Vous l'avez vraiment dit ?" Catherine
Gros, sa directrice de communication, piétine à la sortie de la
salle de conférences. Après une semaine de marathon médiatique mené
de part et d'autre de l'Atlantique, elle n'a pas jugé utile d'assister
à cette ultime représentation. Mais les propos de Jean-Marie Messier
lui ont tout de suite été rapportés. "Avez-vous vraiment dit
que l'exception culturelle française était morte ?", insiste-t-elle.
"Je ne sais pas. Je ne sais plus. Ne m'ennuyez pas avec cela.
De toute façon, cela aidera Pierre [Lescure] dans ses discussions
avec le gouvernement et les cinéastes français", réplique Jean-Marie
Messier, d'un geste de la main. "Si vous l'avez dit, alors je
ne réponds plus de rien", répond-elle. Sombre pressentiment :
une simple parole, donnée en gage pour séduire Hollywood, va marquer
le début des épreuves pour le PDG de Vivendi Universal. Voici le
récit des six mois qui ont provoqué la chute d'un patron parmi les
plus puissants de France et déstabilisé le capitalisme français.
Lorsque Pierre Lescure et Denis Olivennes, respectivement président
du directoire et directeur général de Canal+, découvrent la déclaration
de Jean-Marie Messier à la "une" de Libération, le lendemain,
ils sont atterrés. Depuis plusieurs semaines, ils veulent entamer
des discussions avec les milieux spécialisés, pour étudier d'éventuels
amendements au financement du cinéma français, l'idée étant que
Canal+ ne soit plus seul à porter la charge. "Il faut faire comme
nous avons fait avec l'UMTS. Passer en force", avait insisté,
lors d'une réunion en novembre, le PDG de Vivendi Universal. "La
différence, c'est que pour l'UMTS, on ne risque pas de voir Depardieu
s'accrocher aux grilles de Matignon, pour le cinéma, oui", avait
répliqué Denis Olivennes. Les deux dirigeants de Canal+ pensaient
avoir finalement convaincu Jean-Marie Messier de les laisser faire.
Erreur. Après une telle déclaration, il n'y a plus rien à espérer,
constatent-ils : tout espoir de négociation est saboté.
Dès l'après-midi, la polémique enfle. Les grands noms du cinéma
clament leur indignation : Marin Karmitz, producteur et distributeur,
Daniel Toscan du Plantier, PDG d'Unifrance, l'organisme chargé de
la promotion du cinéma français à l'étranger, David Lynch, les milieux
de la production, le CSA... Seul, Luc Besson, le producteur du Cinquième
Elément, choyé par Vivendi Universal et son président, se tait.
Tous les autres dénoncent le scandale d'un PDG prêt à brader la
culture française à Hollywood. Catherine Tasca apporte très vite
son soutien. La ministre de la culture n'a jamais oublié l'affront
fait par Jean-Marie Messier, lequel, alors président du Festival
d'art lyrique d'Aix-en-Provence, avait invité Mme Tasca, quand
elle voulait... - oubliant que son ministère subventionnait
la manifestation depuis ses origines ! Depuis, la ministre
de la culture porte une appréciation mitigée sur ledit M. Messier :
"C'est le propos d'un homme d'affaires qui développe son groupe
outre-Atlantique ; ce n'est pas une politique. Et ce n'est
assurément pas celle de notre gouvernement", souligne-t-elle
le 20 décembre. Jacques Chirac, qui n'a jamais apprécié le
très balladurien PDG de Vivendi Universal, enchaîne lors de ses
vœux à la presse : "Considérer les œuvres d'art, les biens
culturels comme des marchandises ordinaires est une profonde aberration
mentale que rien ne peut justifier."
Face à ce déchaînement, les milieux d'affaires sont perplexes :
comment Jean-Marie Messier a-t-il pu commettre un tel impair ?
Les patrons, qui le connaissent bien, avouent ne pas comprendre.
Jusqu'ici, le PDG de Vivendi Universal a fait preuve d'un instinct
politique sûr, réussissant à se concilier droite et gauche, sachant
obtenir ce qu'il voulait : des allégements fiscaux substantiels
jusqu'aux changements de lois, en passant par la prise de contrôle
sans heurt d'Havas puis de Canal+ considérés pourtant comme deux
sociétés à haut risque politique. Mais depuis quelques mois, tout
semble lui échapper. Il y a d'abord eu ce bras de fer ridicule avec
le gouvernement sur le paiement de la licence de l'UMTS - qu'il
a dû finalement payer -, puis cette querelle épistolaire avec
Martin Bouygues, à qui il reprochera de réécrire l'histoire à son
avantage, ce qui lui vaudra en retour le conseil d'aller voir un
psychiatre, enfin ces déclarations absurdes sur la culture. "Depuis
qu'il s'est installé à New York [en septembre 2001], il donne
l'impression de ne plus comprendre la France", confie un banquier
à un ami. "Il n'entend plus ce qu'on lui dit", ajoute un
autre. "Jean-Marie, il faut moins t'exposer, pour toi et pour
ton groupe. Tu ne dois pas incarner seul Vivendi Universal, surtout
en ce moment. Les marchés ont changé, ils ne te suivent plus",
l'a averti plusieurs fois Georges Ralli, associé gérant chez Lazard,
qui a accompagné toute la transformation du groupe. D'autres lui
ont conseillé, fin 2001, de s'adjoindre un directeur général, qui
puisse prendre en charge une partie de la gestion quotidienne, et
resterait à demeure à Paris pendant qu'il est à New York. Messier
refuse tous les conseils. On lui reproche de vivre à New York, de
provoquer les élites culturelles et politiques, de bousculer les
usages ? La réponse vient début janvier sous la forme d'une
carte de vœux. Une carte hors norme, illustrée par deux dessins
de Sempé. Sur l'un, un promeneur avec son vélo sur les quais de
la Seine, près du pont des Arts, sur l'autre, un couple se roulant
dans l'herbe de Central Park, à New York. Avec les meilleurs vœux
de Jean-Marie Messier...
Pour Vivendi Universal, le début 2002 est beaucoup moins léger.
Dès la première grande séance boursière de l'année, le 8 janvier,
le groupe a annoncé la vente de 5,5 % de son capital, qu'il
détenait en autocontrôle. Ce jour-là, dans l'avion Paris-Londres,
plusieurs responsables bancaires et financiers rentrent des vacances
de Noël, ils ne parlent que de cette opération : pourquoi Vivendi
Universal fait-il preuve d'une telle précipitation ?
Tous ont été sollicités ces dernières semaines pour étudier cette
cession. La plupart des banquiers se sont récusés. Les conditions
imposées par Vivendi Universal sont trop dures : selon les
résolutions adoptées par l'assemblée générale du groupe, celui-ci
n'a pas le droit de vendre en dessous de 60 euros par action.
Mais le cours est tombé en dessous de ce seuil. Pour contourner
l'obstacle, certaines banques ont proposé des montages plus élaborés,
comme des émissions obligataires remboursables en actions. "Trop
long", leur a répondu la direction financière.
Elle est très, très pressée : Vivendi Universal traverse une
crise de liquidités sans précédent. En clair, le groupe est au bord
de l'étranglement. Depuis septembre 2001, l'équipe financière
a commencé à donner l'alarme ; elle a envoyé des courriers
électroniques à Jean-Marie Messier, à Guillaume Hannezo, le directeur
financier. Rien n'a changé. Le groupe a continué son rythme de vie
effréné. Pour soutenir son cours après le 11 septembre, Jean-Marie
Messier s'est même mis à acheter ses propres actions presque tous
les jours sur le marché. Près de 5 milliards d'euros ont ainsi
été dépensés en trois mois pour acheter plus de 5 % du capital.
Pendant ce temps, la vente des alcools de Seagram et celle de la
presse professionnelle traînent. Début décembre 2001, en dépit
de la cession de 9 % du capital de Vivendi Environnement, de
la mise en nantissement de la participation du groupe dans BSkyB,
de prise de garanties sur d'autres actifs, de lignes de crédit court
terme obtenues à l'arraché, la direction financière ne sait pas
comment elle va pouvoir achever la fin du mois. "Il faut coûte
que coûte vendre l'autocontrôle, sinon on va à la catastrophe",
répète Dominique Gibert, directeur financier adjoint du groupe.
Fin décembre, la Deutsche Bank et Goldman Sachs finissent par accepter
de prendre en charge l'opération. Les deux banques rachètent pour
3,3 milliards d'euros 55 millions d'actions sur la base
de 60 euros par titre. A charge pour elles de les revendre.
Mais lorsqu'elles se présentent sur le marché, le 8 janvier,
les arbitragistes les attendent : la vente tourne à la catastrophe.
A la fin de la journée, les deux banques restent "collées" avec
plus d'un tiers de leurs titres. L'opération leur coûtera, selon
les estimations du marché, 300 millions d'euros chacune.
LE signal de la débâcle boursière est donné. Pour le marché, le
groupe est vendeur de ses titres, quel qu'en soit le prix. Dans
les couloirs de Vivendi Universal, on minimise la gifle. "Un
revers passager", insiste-t-on. La direction financière est
plus inquiète. "Il faut envisager très vite une émission obligataire
de 2,5 à 3 milliards pour consolider la structure financière
du groupe", insiste une note interne de la direction de la trésorerie.
L'opération commence à être étudiée. Mi-janvier, Jean-Marie Messier
décide de l'annuler : il ne veut pas s'expliquer devant les
analystes. Les marchés ne l'aiment plus, il n'aime plus les marchés
Ce qu'il veut, c'est prendre directement l'opinion à témoin. "Le
groupe a un problème de communication. Il faut s'expliquer, inverser
l'image, passer outre les lobbies", tranche le PDG. Maurice
Lévy, président de Publicis devenu un de ses plus proches conseillers,
est appelé à la rescousse. Une campagne de publicité est préparée.
"Des exceptions culturelles ? Non, des hommes d'exception",
clament les affiches, sur fond de portraits de Picasso, Dali, Louis
Armstrong ou Mozart. Début janvier, l'état-major découvre le projet.
Agnès Touraine, la présidente de Vivendi Universal Publishing (VUP),
la branche édition, approuve, Pierre Lescure ne dit rien, Denis
Olivennes s'oppose. La parole du directeur de Canal+ pèse peu. Mais
d'autres voix, plus influentes, se joindront à lui pour faire savoir
leur désaccord sur cette campagne et enterrer le projet.
S'il n'y a pas de campagne de publicité, il y aura au moins un
entretien dans Paris Match. Jean-Marie Messier
veut répondre à ses détracteurs, s'expliquer sur son installation
à New York, sur son engagement américain, et en profiter pour démentir
la rumeur qui court tout Paris d'une liaison avec l'actrice Sophie
Marceau. Le 8 janvier, alors que le groupe est en pleine tourmente
boursière, quelques salariés de la direction générale, au siège
du groupe, avenue de Friedland, sont sur les dents. Il faut trouver
d'urgence une assurance pour le PDG de Vivendi Universal. Le propriétaire
de la patinoire de Central Park exige cette garantie avant d'autoriser
les prises par les photographes de Paris Match. Tout l'après-midi,
des fax s'échangent entre Paris et New York sur un ton de plus en
plus nerveux. Finalement, l'assurance est trouvée. Quinze jours
plus tard, les patrons découvriront, interloqués, Jean-Marie Messier
virevoltant sur la glace.
Martine Orange
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.09.02
LE MONDE | 03.09.02 | 10h51
• MIS A JOUR LE 03.09.02 | 12h09
Messier,
le feuilleton de la fin (2)
Les conjurés de Cardiff
Sur les marchés, l'action Vivendi Universal amorce sa descente
aux enfers. Pendant que le PDG parle de complot, des administrateurs
s'inquiètent. Claude Bébéar sonne l'alerte.
C'est devenu un rituel. Chaque année, Claude Bébéar (Axa),
Henri Lachmann (Schneider), Christian Blanc (Merrill Lynch), Jean-René
Fourtou (Aventis), Serge Kampf (Cap Gemini), Thierry Breton (Thomson
Multimedia), Jean-Pierre Rives (ex-capitaine du XV de France) se
retrouvent pour suivre ensemble les matches de l'équipe de France
de rugby du Tournoi des six nations, entraînant à leur suite des
patrons amateurs du ballon ovale et du Sud-Ouest. Le 16 février
2002, ils se sont donné rendez-vous au Bourget pour aller assister
au match France - pays de Galles à Cardiff. Ils ont loué
un avion, un Airbus de petite taille, capable de transporter une
trentaine de personnes.
Surprise ! C'est l'avion de Jean-Marie Messier. Celui dont
il a toujours nié l'existence. En 2000, Vivendi Universal avait
acheté un Airbus A-319 afin de permettre à la direction générale
de voyager facilement entre Paris et New York. L'avion avait été
aménagé très confortablement, si confortablement que le sujet était
devenu polémique. Pour couper court aux critiques, le PDG de Vivendi
Universal avait décidé de ne jamais l'utiliser et de prendre un
Falcon-900. L'Airbus avait été confié à une société de location.
Mais l'affaire avait fait tellement de bruit dans le petit monde
parisien que le président de la République avait demandé à visiter
cet avion mieux équipé que l'avion présidentiel, lors du Salon du
Bourget de 2001.
Ils ont beau connaître l'histoire, lorsqu'ils découvrent l'avion
ils sont stupéfaits. Très vite, la conversation s'anime. On en vient
à Vivendi Universal, à Jean-Marie Messier, à son train de vie. Ils
se remémorent les repas fins, arrosés de grands crus exceptionnels,
servis à la table de Vivendi Universal, les voyages personnels organisés
en Falcon pour traverser l'Atlantique, avec un hélicoptère à la
descente de l'aéroport pour l'emmener directement au centre de New
York, les vacances aux Bahamas, l'avion pour des week-ends de ski
à Courchevel. Sans parler de l'appartement de Park Avenue, 17,5 millions
de dollars à l'achat, plus 4 millions de dollars au moins pour
la rénovation intérieure réalisée par Jean-Michel Wilmotte. Plus
cher que ce qu'a dépensé François Pinault, voisin de Jean-Marie
Messier à New York, pour rénover son appartement.
"Il a perdu le sens des réalités", constate un patron. "Mais
on ne peut rien lui dire. Il est totalement fermé à toute remarque",
souligne un autre. Claude Bébéar, le président du conseil de surveillance
d'Axa, est l'un des plus critiques. Ce libéral convaincu, qui a
hissé son groupe d'assurances au premier rang mondial en vingt ans,
n'a jamais beaucoup apprécié Jean-Marie Messier. Le PDG de Vivendi
Universal court trop les médias au goût de cet homme secret et froid.
Les leçons de l'adepte d'un capitalisme "à visage humain", discutant
avec le leader paysan José Bové le matin et avec le patron allemand
du FMI, Horst Köhler, l'après-midi, exaspèrent au plus haut point
ce grand chasseur qui goûte les dangers des battues africaines.
Le courant n'est jamais vraiment passé, mais, depuis un dîner, en septembre,
Claude Bébéar a acquis la conviction que Messier avait perdu ses
repères et qu'il ne gérait plus son groupe.
Au même moment, chez Vivendi Universal, l'heure des comptes est
arrivée. La direction financière s'inquiète. Pour la première fois,
la Commission des opérations de Bourse (COB) se montre très réticente
sur leurs méthodes comptables. Philippe Danjou, l'économiste de
la COB, s'est montré très insistant sur le sujet auprès de Gérard
Rameix, directeur général de l'institution boursière : pour
lui, il ne faut pas accepter le traitement que Vivendi Universal
propose pour sa participation dans BSkyB. En octobre, le groupe
a obtenu 4 milliards d'euros de la Deutsche Bank contre la
mise en nantissement des 23 % qu'il détient depuis 1999 dans
le bouquet de chaînes satellites britanniques détenu par Rupert
Murdoch. S'agit-il d'un prêt, s'agit-il d'une vente ? La COB
a demandé leur position à Andersen et à Salustro Reydel, les deux
cabinets d'audit qui certifient les comptes du groupe depuis des
années. Dans une note du 19 février, Andersen a expliqué qu'il
fallait considérer cette opération comme une cession. Le 21 février,
Xavier Paper, chef de doctrine chez Salustro Reydel, estime qu'il
s'agit d'un montage de prêt. Simple problème de théorie comptable ?
Il en va de 1,5 milliard d'euros. Selon le traitement choisi,
le groupe est ou non en perte. Pour la première fois, la COB décide
de ne pas suivre la direction financière de Vivendi et soutient
le traitement le plus rigoureux. "Je m'étonne qu'un membre du
cabinet puisse agir ainsi", s'insurge Jean-Marie Messier dans
un courrier électronique envoyé à Jean-Claude Reydel, président
du cabinet Salustro Reydel. Mais la décision de la COB est irréversible :
Vivendi Universal est condamné à afficher des pertes.
"What is the financial position of the group ?" Dans
un anglais plus que scolaire, puisque désormais tous les conseils
du groupe se tiennent en anglais, Jacques Friedmann, administrateur
de Vivendi Universal, essaie d'obtenir, le 5 mars, des éclaircissements
sur les comptes. L'ancien président du groupe d'assurances UAP,
absorbé en 1997 par Axa, est un proche de Jean-Marie Messier. C'est
lui qui l'a repéré dès l'ENA, qui l'a introduit dans les cercles
de pouvoir de droite et a soufflé son nom lorsque Jacques Chirac
cherchait, en 1986, un conseiller pour le cabinet de Camille Cabana,
secrétaire d'Etat chargé des privatisations. Il l'a toujours soutenu.
Cette fois-ci pourtant, il est surpris par les chiffres donnés.
Comme l'ensemble du conseil.
Pour la première fois, les administrateurs renâclent devant les
explications de Jean-Marie Messier. Tous avaient été avertis, à
la suite de l'incident avec la COB, que le groupe opterait pour
une large politique d'amortissements de survaleurs. La période s'y
prêtait : profitant du ralentissement de la conjoncture, de
la baisse boursière et du passage à l'euro, de nombreuses sociétés
ont déjà annoncé d'imposantes remises à plat de leur bilan. Mais
tout de même, Jean-Marie Messier leur présente une addition inattendue :
15 milliards d'euros d'amortissements de survaleurs, 13,6 milliards
d'euros de pertes. Autant que la facture du Crédit lyonnais. Même
s'il s'agit de déficit comptable, l'effet est désastreux. Et il
y a plus inquiétant encore : l'endettement. En juin 2001, le
PDG de Vivendi Universal avait assuré à ses administrateurs que
le groupe n'avait quasiment pas de dettes, en septembre, que ces
dernières ne dépassaient pas les 8,5 milliards d'euros, en
décembre, qu'elles étaient de 14 milliards. Et là, ils découvrent
que le montant brut de l'endettement dépassait les 23 milliards
d'euros à la fin de l'année, et 19 milliards en net...
En sortant du conseil, Henri Lachmann (Schneider), Jean-Louis Beffa
(Saint-Gobain), Jean-Marc Espalioux (Accor), Bernard Arnault (LVMH)
ne se sentent pas à l'aise. Tous ont le sentiment que Jean-Marie
Messier ne leur a pas tout dit.
Le lendemain, le PDG tient le même discours optimiste à la presse
et aux analystes. "Le groupe va plus bien que bien", assure-t-il.
Quant aux pertes, elles ne sont que "comptables". Dans les
couloirs de Vivendi Universal, l'atmosphère s'est brusquement détendue.
La présentation semble avoir été acceptée : les pertes ont
été avouées, le discours sur la bonne santé du groupe agréé et le
cours de Bourse remonte. La fin de la période noire paraît enfin
s'achever. Dans l'état-major, on ne parle pas encore de nouvelles
opérations mais au moins de réorganisation, chez Vivendi Environnement
comme à Canal+. Quant au téléphone, les difficultés ont été résolues :
l'engagement - non annoncé au marché - de racheter en
février 16 % du capital de Maroc Telecom au gouvernement marocain
pour 1,1 milliard d'euros a été renégocié, au grand soulagement
du directeur financier, Guillaume Hannezo. La reprise a été reportée
à 2003. D'ici là...
Dans les milieux bancaires, en revanche, le malaise grandit autour
du groupe. Après la publication des comptes, Jean-Marie Messier
a refusé de tenir des road-shows dans les principales capitales
boursières pour rencontrer les investisseurs. Une série de conférences
téléphoniques a été donnée, la plupart des analystes en sont ressortis
avec le sentiment d'un manque de clarté dans les chiffres et les
méthodes comptables, d'une confusion sur la stratégie. A Paris,
à Londres, les milieux financiers commencent à douter. "Il y
a une décote Messier qui pèse sur le groupe", murmurent les
analystes. Sur les marchés, le groupe a perdu plus du quart de sa
capitalisation boursière en trois mois. Plus de 20 milliards
d'euros sont partis en fumée.
"Scénario no 2, le débarquement" : pour la première
fois, une étude du Crédit lyonnais sur Vivendi Universal, publiée
le 20 mars, ose évoquer publiquement la possibilité d'un renvoi
du PDG du groupe. L'hypothèse est jugée très peu plausible, mais
tout de même. Un tabou a été brisé. Pour la première fois, Messier
ne semble plus irremplaçable !
Agnès Touraine (VUP), Philippe Germond (Cegetel), Eric Licoys,
directeur général du groupe, qui forment la garde rapprochée de
Jean-Marie Messier, sont comme foudroyés. Bien sûr, leur patron
s'est trop exposé, a trop parlé, n'aurait jamais dû donner cet entretien
à Paris Match, brocarder les milieux d'affaires français.
Mais cela ne justifie pas une telle sanction. Pourquoi le cours
s'effondre-t-il à ce point ? Pourquoi les jugements deviennent-ils
si négatifs sur le groupe ? Les mauvais résultats qui ne passent
pas ? Non, il y a autre chose. Jean-Marie Messier, qui n'a
connu que la croissance, l'euphorie boursière, les bulles spéculatives,
mais jamais de retournement, en est le premier persuadé. Si l'action
chute, a-t-il expliqué à plusieurs de ses administrateurs, c'est
qu'il y a un complot. Rupert Murdoch, le patron australien de News
Corp, veut lui faire payer sa tentative de prendre le contrôle de
sa filiale BSkyB, et l'empêcher de devenir son vrai rival dans la
communication. Des fonds spéculatifs apportent leur concours à cette
entreprise de déstabilisation. Il faut organiser la réplique.
L'explication n'a pas convaincu tout le monde. Inquiets de
l'évolution du groupe, des administrateurs, Henri Lachmann en tête,
sont retournés, après le match de rugby de février, solliciter les
conseils et l'aide de Claude Bébéar. Celui-ci, en partie par désœuvrement,
en partie pour se prouver qu'après l'échec de la candidature de
Paris aux Jeux olympiques de 2008 il pouvait encore jouer un rôle
et être utile, a accepté de les aider et il a commencé à se renseigner.
Une étude des services financiers d'Axa l'a conforté dans son opinion :
le groupe est en grand danger financier. Et la place de Paris aussi,
a pensé Claude Bébéar. "La situation devient dangereuse pour
le groupe. Votre responsabilité est engagée. Si vous ne faites rien,
un préjudice grave risque d'être porté à la place de Paris",
assure-t-il à tous ses interlocuteurs.
"Claude Bébéar veut sans doute être le seul patron qui réussit
aux Etats-Unis", ironise Jean-Marie Messier. Le PDG de Vivendi
Universal vient de découvrir en ce début avril le complot "des
papys flingueurs" mené par Claude Bébéar. Un nom est même avancé
pour le remplacer, celui de Thierry Breton. Même s'il feint de faire
bonne figure, il est ébranlé. Que veut Claude Bébéar ? S'affirmer
comme le nouveau parrain de la place de Paris ? Est-ce une
de ces nouvelles conjurations comme le capitalisme français en a
déjà connu autour de Suez, de la Société générale ou de Paribas ?
Rendez-vous a été fixé le 17 avril entre les deux hommes au
domicile de Claude Bébéar. Le président du conseil de surveillance
d'Axa attaque fort, reproche à Messier sa surexposition médiatique,
ses dérapages, ses mensonges et la mise en danger du groupe. L'action
a touché les 40 euros. "J'étais très introverti quand j'avais
20 ans. Aujourd'hui, j'ai l'impression de vivre l'adolescence
que je n'ai pas vécue", tente d'expliquer Jean-Marie Messier.
"A 45 ans, il n'est plus temps de faire sa crise d'adolescence,
rétorque le patron d'Axa. Plus personne n'a confiance en toi."En
sortant, Jean-Marie Messier s'empresse de téléphoner à ses proches :"Tout
s'est bien passé. Claude Bébéar est d'accord avec moi. Je l'ai convaincu."
Martine Orange
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.09.02
LE MONDE | 04.09.02 | 10h12
• MIS A JOUR LE 04.09.02 | 12h57
Messier,
le feuilleton de la fin (3)
Mais
à quoi pense la presse ?
Lorsqu'ils poussent la porte de Chez Miocque, une des grandes brasseries
de Deauville, dans la soirée du 20 mars, certains membres de
Canal+ comprennent tout de suite que quelque chose ne va pas. Presque
tous les cadres dirigeants de Vivendi Universal, invités deux jours
pour un séminaire dans la station balnéaire, sont là. Pierre Lescure,
le président du directoire de la chaîne, et Denis Olivennes, le
directeur général, sont assis au fond de la salle sur une banquette.
Mais ils n'ont pas du tout envie de les saluer : Denis Olivennes
a sa tête des mauvais jours. De dos, ils devinent la silhouette
de Jean-Marie Messier.
Entre les trois hommes, l'heure des comptes a sonné. D'emblée,
les deux dirigeants de la chaîne cryptée parlent de l'ultimatum
que leur a adressé Messier quelques jours auparavant via un entretien
à La Tribune, dans lequel il les somme de redresser la situation
dès cette année. "Tu sais très bien que le calendrier que tu
nous as fixé est intenable. Il faut dire que nos résultats, cette
année, seront pires qu'en 2001, à cause de Telepiù. Si tu veux que
Canal+ soit en situation de cash positif, il faut vendre Telepiù",
tonne Denis Olivennes. Messier réplique et parle du courrier électronique
envoyé en réponse par Pierre Lescure à tous les salariés, de leur
mauvaise gestion, de leur absence d'esprit d'équipe à l'égard du
groupe, leur manque de loyauté, sans parler des Guignols, qui "ne
cessent de faire de la provocation à l'égard du groupe". "Vivendi
Universal présente toutes les dérives d'un système totalitaire :
le culte de la personnalité, la communication de propagande, la
vision conspiratrice de l'histoire et, maintenant, l'élimination
physique des opposants", conclut Denis Olivennes, qui n'a pas
oublié sa jeunesse trotskiste. En sortant, les dirigeants de Canal+
savent que leur sort est scellé. Plus la peine de sauver les apparences :
ils n'ont pas besoin d'aller demain, à Omaha Beach, rejouer, selon
la mise en scène de Jean-Marie Messier, en ciré jaune, une rose
à la main, Il faut sauver le soldat Ryan.
Combien de temps avant l'éviction ? Les deux dirigeants de
Canal+ ne se font aucune illusion : l'histoire ne peut s'achever
autrement. Depuis octobre, ils ne cessent de s'opposer à Jean-Marie
Messier. D'abord, il y a eu le budget 2002, retoqué trois fois.
Puis, le différend sur le rachat d'USA Network et la prise de participation
dans Echostar : les équipes financières de Canal+, associées
aux dossiers, avaient jugé le premier dossier trop cher et sans
synergie, le second absurde - le premier groupe de cinéma mondial
n'a pas besoin de payer pour s'assurer des canaux de diffusion destinés
à vendre son catalogue. Enfin, le divorce avait été constaté avec
le dossier Telepiù. "Vendons", n'avaient cessé de dire les
deux dirigeants de Canal+. "Pas question", avait répondu
Messier, soutenu par Edgar Bronfman Jr., premier actionnaire du
groupe depuis la fusion avec Seagram.
L'arrivée du mythique Barry Diller a encore un peu plus compliqué
les relations. Pierre Lescure, qui incarnait jusqu'alors l'homme
du cinéma, familier des studios et des stars, n'intéresse plus Jean-Marie
Messier. Le PDG de Vivendi Universal ne jure plus que par Barry
Diller. Ce dernier explique que l'activité audiovisuelle aux Etats-Unis
est séparée entre une branche édition et une branche diffusion.
Canal+ doit adopter ce modèle, décide aussitôt M. Messier.
Pierre Lescure a beau lui faire remarquer qu'aucun groupe audiovisuel
européen n'est organisé sur ce modèle, le PDG de Vivendi Universal
passe outre. D'ailleurs, il n'entend plus, ne voit même plus Pierre
Lescure. Au conseil exécutif du groupe, le 11 avril, il ne
lui adresse pas une seule fois la parole. A la sortie, Denis Olivennes
démissionne. C'est la dernière carte qu'il a pour protéger le président
de Canal+.
Cette ultime parade ne sert à rien. Jean-Marie Messier a pris sa
décision. L'éviction de Pierre Lescure lui semble d'autant plus
nécessaire que lui aussi est mis en cause. Avec ses proches, il
s'inquiète de la prochaine assemblée générale du groupe, prévue
le 24 avril. Comment affronter les actionnaires alors que Vivendi
Universal annonce des pertes abyssales, que le cours a perdu près
de 40 % de sa valeur depuis le début de l'année ? En offrant
la tête du patron de la chaîne cryptée, présenté comme le mauvais
élève du groupe, le PDG de Vivendi Universal peut espérer dévier
la colère de l'assemblée.
Renvoyer Lescure est une chose. Trouver son remplaçant en est une
autre. Discrètement, Jean-Marie Messier a pris contact avec Nicolas
de Tavernost, président du directoire de M6, avec Jean Drucker,
président du conseil de surveillance de M6 aussi, avec Valérie Bernis,
directeur général adjoint de Suez et PDG de Paris Première. Même
Karl Zéro, l'animateur du Vrai journal sur Canal+, a été
contacté. Tous se sont récusés sauf Xavier Couture, directeur d'antenne
de TF1. Ce sera donc lui. Pendant le week-end des 13 et 14 avril,
Jean-Marie Messier le recontacte pour régler les dernières formalités.
Jean-Marie Messier a convoqué Pierre Lescure à 11 heures,
mardi 16 avril. Au dernier moment, celui-ci a fait repousser
le rendez-vous à 14 heures. Il arrive, avec sous le bras Le
Monde, titrant en manchette : "Qui veut la chute de Messier ?"
Ultime provocation pour le PDG de Vivendi Universal, persuadé que
Pierre Lescure et Le Monde font cause commune pour le déstabiliser.
Furieux, Messier attaque aussitôt : "Pierre ? je te
propose de prendre la présidence du conseil de surveillance de Canal+."
"Qui serait président du directoire ?"demande Lescure,
"Xavier Couture. Tu as trois minutes pour accepter. c'est oui
ou c'est non". "C'est non." Pierre Lescure pourrait accepter
un second, un financier, pour le compléter. Mais Xavier Couture,
qu'il envisageait il y a trois mois d'embaucher pour prendre la
direction d'une des filiales de la chaîne ! "Alors, tu en
tires les conséquences", dit Messier. "Non, c'est toi
qui en tires les conséquences. Je ne démissionnerai pas", conclut
Lescure en partant. L'entretien n'a pas duré dix minutes.
"Tout s'est bien passé", souffle Guillaume Hannezo, le directeur
financier, en remontant tout de suite après dans les services. Tous
les membres de l'état-major pensent que le plus dur est passé, que
l'éviction de Lescure va permettre d'éteindre l'incendie. Au même
moment, la colère saisit les salariés de Canal+ en apprenant le
renvoi de leur président, l'homme qui a fait cette chaîne et en
incarne le mieux l'esprit. Ils décident d'interrompre les émissions
et de s'emparer de l'antenne. Déchaînés, les Guignols brocardent
toute la soirée "le maître du monde".
"Mais à quoi pense la presse ?"Le lendemain comme les
jours suivants, la classe politique de droite comme de gauche ne
cache pas son étonnement, voire son agacement : en pleine campagne
présidentielle, il n'y en a que pour Jean-Marie Messier, Pierre
Lescure, Vivendi Universal, la Bourse. Le danger Le Pen est écrasé
par le tourbillon Canal+. Au point qu'à Bercy, les membres du cabinet
de Laurent Fabius se demandent si entre les deux tours, il ne faudrait
pas intégrer des déclarations sur la chaîne cryptée dans la campagne
de Lionel Jospin ! Enervé, le premier ministre a déjà demandé
qu'on vérifie la conformité du capital de Canal+ et de Vivendi Universal
avec la loi audiovisuelle. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel
(CSA) convoque Jean-Marie Messier, le jeudi 18 avril, pour
s'expliquer.
Les situations compliquées n'ont jamais effrayé le PDG de Vivendi
Universal. Au contraire. Il aime cela. Pouvoir retourner l'opinion,
jouer sur sa chance et ses talents de conviction - qui jusqu'ici
ne lui ont jamais fait défaut - est un peu grisant. Méthodiquement,
il organise la riposte : d'abord neutraliser Thierry Breton,
le PDG de Thomson Multimedia, dont le nom a été avancé pour le remplacer
à Vivendi Universal. Opportunément, des membres de son équipe se
sont souvenus d'un accord en discussion depuis des mois avec le
groupe d'électronique sur les décodeurs numériques. Les négociations
sont précipitées, l'accord conclu et Thierry Breton invité à sa
descente d'avion de Tokyo pour signer le projet : Jean-Marie
Messier peut annoncer, le jeudi 18 au matin, qu'il est au mieux
avec le patron présenté comme son successeur. Rude journée !
Dans l'après-midi, des salariés de Canal+ l'attendent à l'entrée
du siège du CSA. Sa voiture est bloquée. Cris. Bousculades. Quelques
minutes plus tard, il parvient à entrer et demande, tout sourire,
aux membres du CSA de bien vouloir excuser son retard. Cela agace.
Mais il a préparé sa réplique : une annexe à la charte conclue
entre son groupe et le CSA au moment de la fusion, dans laquelle
il garantit le respect à la lettre de tous les engagements à l'égard
du cinéma. Et, devant des juges désarçonnés, il fait amende honorable :
"J'ai participé involontairement et maladroitement à la polémique
sur l'exception culturelle (...). J'enterre cette polémique
artificielle."
"J'ai personnellement, involontairement et maladroitement participé
à une certaine incompréhension par un excès ou une précipitation
de communication", reprend Jean-Marie Messier, le 24 avril,
lors de l'assemblée générale. Devant un auditoire surchauffé, le
PDG de Vivendi Universal défend sa stratégie. Comme il l'avait prévu,
les salariés de Canal+ l'aident : monopolisant le micro, un
brin provocants, ils font peu à peu basculer les petits actionnaires
de son côté. "Le conseil d'administration vous a-t-il mis sous
tutelle ?", ose tout de même demander un actionnaire, reflétant
l'interrogation de l'assemblée. Jean-Marie Messier ne répond pas
mais tend le micro, au hasard, à Marc Vienot, responsable du comité
d'audit. "Nous aurions pris la décision de réduire le rôle du
président si nous étions mécontents. Or ses choix stratégiques bénéficient
du soutien, à mon avis unanime, du conseil." Des administrateurs
sont soufflés par cette réécriture de l'histoire. Pendant le conseil
juste avant l'assemblée, Marc Vienot avait préparé un texte de confiance
à voter. Pas question, avaient répondu les administrateurs. Certes,
ils n'allaient pas renvoyer le PDG pour des mauvais comptes et un
effondrement de son cours, mais de là à lui voter la confiance !
Ce sera l'une des dernières décisions de tous les administrateurs.
Jean-Louis Beffa, PDG de Saint-Gobain, profitant du dénouement des
participations croisées entre les deux groupes a annoncé son intention
de quitter ce conseil, où il siège depuis 1986. René Thomas, l'ex-président
de la BNP, invoque, lui, les raisons de l'âge pour avancer son départ.
Philippe Foriel-Destezet, le fondateur d'Adecco, inquiet de la situation,
est lui aussi tenté. Opposés à la façon dont le groupe est dirigé
mais n'osant pas se heurter à Jean-Marie Messier, d'autres pensent
aussi à démissionner du conseil.
LE conseil a aussi décidé le versement de 1 milliard d'euros
de dividendes, en dépit de la faiblesse des moyens financiers et
des interrogations de certains membres sur l'opportunité de la mesure.
Edgar Bronfman et Jean-Louis Beffa, premiers actionnaires, ont beaucoup
insisté sur son maintien. En contrepartie, ils ont accepté la création
de nouvelles stock-options, représentant 5 % du capital, bien
que la proposition ulcère les petits actionnaires.
A l'assemblée générale, ces derniers le feront savoir en rejetant
la mesure. "Il faudra revoter. Il faut bien rémunérer les talents",
maugrée le PDG de Vivendi Universal. Le lendemain, le groupe parle
de piratage des votes. "Un piratage bien opportun", dénonce
Colette Neuville, présidente de l'Association de défense des actionnaires
minoritaires. "Ou vous êtes avec moi, ou vous êtres contre moi",
l'avertit Jean-Marie Messier deux jours plus tard, la menaçant de
représailles. Quelques jours plus tard, elle recevra l'étrange visite
d'un journaliste censé travailler à Radio France, se présentant
sous le pseudo d'Yves Ilvinec. "Je reviens de Colombie. Là-bas,
on tue les gens pour moins que cela", lance-t-il à la présidente
de l'Adam.
Chez Vivendi Universal, on pense qu'il faut briser la cabale contre
Jean-Marie Messier. Maurice Lévy (Publicis) est à nouveau appelé
à la rescousse. Yves de Chaisemartin, le patron du Figaro,
décide, très fraternellement, de prendre lui-même la plume :
"Il faut sauver le soldat Messier", écrit-il.
Martine Orange
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.09.02
Messier,
le feuilleton de la fin (4)
La bombe
d'Esther
Patiemment, Henri Proglio, président du directoire de Vivendi Environnement,
essaie encore de convaincre Esther Koplowitz. "Esther, réfléchis.
Tu peux exercer ton option de vente. Mais es-tu sûre que Vivendi
a les moyens de te payer ? Tu risques de tout faire exploser
sans avoir l'assurance de retrouver ta mise. Si tu restes, la cession
de Vivendi Environnement peut être lancée. Cela nous sauverait.
Je n'ai pas grand-chose à t'offrir en échange pour l'instant, sauf
un renforcement de nos accords commerciaux. Mais tout peut évoluer
plus tard si nous nous en sortons." Il est 11 heures, ce
lundi 17 juin. Le conseil d'administration de Vivendi Universal
doit se réunir à 15 heures pour entériner - ou non - la cession
partielle de Vivendi Environnement. Le groupe veut ramener sa participation
dans sa filiale de services collectifs de 63 % à 40 %.
A quatre heures de la réunion, rien n'est encore joué : tout
est conditionné à l'accord d'Esther Koplowitz. Et la milliardaire
espagnole n'a toujours pas dit ses intentions.
Depuis des semaines, les proches, les avocats, les banquiers pressent
l'héritière du premier grand groupe de BTP espagnol, FCC, de profiter
de la cession de Vivendi Environnement pour exercer l'option de
vente que lui a accordée Vivendi Universal. En 1998, lors leur alliance
dans les services collectifs en Espagne, le groupe français lui
avait garanti un droit de rachat de sa participation de 51 %
dans la holding commune créée à l'occasion. L'engagement représente
près de 1 milliard d'euros, une fortune. Et une bombe
en puissance pour Vivendi Universal. Jamais le groupe ne pourra
honorer une telle promesse. Pourtant, Jean-Marie Messier n'a pas
parlé avec Esther Koplowitz pour la convaincre de rester. Ami de
longue date de la milliardaire, Henri Proglio tente de désamorcer
cette situation de plus en plus explosive. Il a besoin de l'accord
de Mme Koplowitz. Il l'obtiendra à l'arraché, juste avant le
conseil.
S'éloigner de Vivendi Universal, quitter les "paillettes"
de la communication, Henri Proglio en rêve depuis des mois. Pour
lui, Vivendi Environnement a déjà perdu beaucoup trop dans l'aventure.
La société n'est plus que l'ombre de la puissante Générale des eaux.
Toutes les richesses du groupe accumulées depuis près d'un siècle,
même les milliards de réserves payés par les consommateurs pour
entretenir les réseaux d'eau, ont été dilapidées dans la folle course
médiatique. En contrepartie, Vivendi Environnement a récupéré les
dettes, toutes les dettes, celles de l'immobilier, du BTP, du téléphone.
Exsangue financièrement, il lui reste ses métiers et sa place de
leader mondial dans les services collectifs, à égalité avec Suez.
Depuis le début de l'année, le rêve est devenu cauchemar. Asphyxié
financièrement, Vivendi Universal semble prêt à régler rapidement
le sort de sa filiale, sans trop se soucier de son intérêt. Début
mars, le groupe a décidé de confier un mandat de vente à la Deutsche
Bank pour la dédommager des pertes qu'elle a subies lors de la vente
de l'autocontrôle, en janvier, et aussi pour donner des garanties
aux banques.
Cette cession était demandée depuis longtemps par la famille Bronfman
et les actionnaires américains, lesquels jugeaient que cette activité
n'avait rien à faire dans un groupe de communication. Plusieurs
schémas de vente ont été envisagés : une cession partielle,
une cession totale, voire une mise en pension des titres. Quel que
soit le scénario, il faut au préalable lever l'obstacle d'Henri
Proglio. Le président du directoire de Vivendi Environnement est
très ombrageux lorsqu'il s'agit de son groupe. Jean-Marie Messier
a dû temporiser avec lui à de nombreuses reprises. Mais cette fois,
le PDG de Vivendi Universal n'a pas le choix. Il doit céder Vivendi
Environnement. Il doit changer Henri Proglio.
"Cher Henri." Lorsque le président du directoire de Vivendi
Environnement découvre la lettre de Jean-Marie Messier, le 25 mars,
la colère le submerge : le PDG de Vivendi Universal veut le
démettre de ses fonctions. Eric Licoys, l'ombre de Jean-Marie Messier,
serait nommé président à sa place, lui deviendrait directeur général.
"Mais tu garderas toute la responsabilité opérationnelle. J'ai
besoin de toi", lui assure M. Messier. Pour Henri Proglio,
la nomination d'Eric Licoys est une déclaration d'hostilité. La
découverte du mandat de la Deutsche Bank confirme toutes ses craintes :
Vivendi Environnement court un grand danger.
Dès lors, la guerre entre les deux hommes est déclarée. A la Générale
des eaux depuis 1972, Henri Proglio a eu le temps de rencontrer
tous les maires, les députés et les conseillers généraux de France,
et de se forger un solide réseau de connaissances et d'amitiés,
à droite comme à gauche. Il sonne l'alarme, fait jouer tous ses
réseaux politiques, financiers, amicaux. André Santini, maire d'Issy-les-Moulineaux
(Hauts-de-Seine), président du Syndicat des eaux d'Ile-de-France,
et à ce titre, principal client de Vivendi Environnement, est le
premier à donner de la voix : "Ce retrait, qui serait contraire
aux engagements répétés pris personnellement par Jean-Marie Messier,
ne pourrait être sans conséquence pour les 8 000 maires
de France [qui ont passé un contrat de gestion avec Vivendi
Environnement]. " Jean-Paul Delevoye, ancien senateur
RPR, président de l'Association des maires de France - devenu depuis
ministre de la fonction publique -, tonne à son tour et demande
un contrôle des élus locaux sur tout changement de l'actionnariat
dans les sociétés d'eau. Le monde des collectivités locales est
en ébullition. A l'Elysée, à Matignon, à Bercy, déjà échauffés par
l'affaire Canal+, on s'énerve. Jean-Marie Messier décidément en
fait trop en pleine campagne électorale.
"On ne vend pas un numéro un mondial français." L'avertissement
du ministre des finances, Laurent Fabius, est sans ambiguïté pour
Jean-Marie Messier. Les deux hommes ont été invités, le 18 avril,
à la remise de décoration de Maurice Lévy, le patron de Publicis,
au titre d'officier de la Légion d'honneur. A la fin du repas, en
petit comité, Laurent Fabius prend le PDG de Vivendi Universal à
l'écart. Le message est bref et clair : interdiction de toucher
à Vivendi Environnement. Mis au courant par Jean-Pierre Raffarin,
alors président de l'Association des régions de France et ami de
longue date d'Henri Proglio, Jacques Chirac est sur la même longueur
d'onde. "Vivendi Environnement doit rester français", déclare-t-il
à la fin du premier tour de sa campagne présidentielle.
La manœuvre de dissuasion a parfaitement fonctionné : aucun
groupe étranger n'osera braver le veto présidentiel. Jean-Marie
Messier a compris : il est condamné à faire marche arrière.
Au lendemain du premier tour de la présidentielle, il demande discrètement
un rendez-vous à l'Elysée. Refus net de Jacques Chirac - "Ce
mec m'em.... Je ne veux plus le voir." Alors, publiquement,
devant les actionnaires, M. Messier assure le 24 avril :
"Une opération sur Vivendi Environnement n'est pas à l'ordre
du jour." En coulisse, il fait discrètement savoir au personnel
politique que "Vivendi Environnement ne sera pas cédé avant la
fin des élections législatives". En fait, même si nombre de
ses administrateurs français, nostalgiques de la Générale des eaux,
sont très hostiles à la cession, le PDG de Vivendi Universal ne
peut plus différer cette vente. Chaque jour, la situation financière
devient plus pressante. Le 3 mai, l'agence de notation Moody's
a abaissé la note de crédit du groupe, soulignant que, "une fois
le dividende payé, le groupe n'avait plus de trésorerie significative".
Il lui faut trouver une solution qui rassure ses administrateurs
comme les politiques. Pourquoi ne pas organiser une scission de
Vivendi Environnement puisque aucun candidat français ne peut reprendre
l'ensemble ? Les projets de découpage s'ébauchent : la
partie française du groupe de services pourrait être reprise par
Vinci (un groupe de BTP issu de la fusion entre la SGE et GTM-Dumez),
et les actifs internationaux par Suez. Cette perspective révulse
Henri Proglio. Lui, a une autre idée : organiser un groupe
d'actionnaires stables avec la Caisse des dépôts, des banquiers
et EDF. "Si EDF entre dans le capital de Vivendi Environnement,
ce sera la guerre nucléaire", fait savoir Gérard Mestrallet,
le PDG de Suez, qui redoute la création d'un gigantesque concurrent.
"Je ne ferai rien qui déplaise à Gérard Mestrallet", fait
répondre, aigre-doux, François Roussely, le président d'EDF. Les
deux groupes enterrent leur projet, l'un de scission, l'autre d'entrée
dans le capital. Mais l'épisode laissera des traces.
Expert de la diplomatie patronale, Jean-Marie Messier n'aurait
jamais laissé autrefois grandir un tel conflit. Mais il n'a plus
le temps de s'occuper de ces différends. Tout empire. Les informations
sur la crise de trésorerie quasi permanente du groupe, connues d'une
poignée de personnes, sont devenues publiques. Les administrateurs
commencent à demander des comptes. Marc Vienot, l'ex-président de
la Société générale (principale banque créditrice du groupe) et
président du comité d'audit, se fait le plus rassurant possible :
de simples ragots journalistiques, le groupe n'a aucune difficulté,
il a vérifié.
Claude Bébéar, le président d'Axa, est beaucoup plus pessimiste.
Pour lui, il est plus que temps d'agir. Un homme discret va beaucoup
l'aider. Financier d'origine iranienne, opposant de toujours au
régime des mollahs et très engagé dans la vie politique de son pays,
il est aussi fort bien introduit dans les milieux financiers internationaux.
Représentant un groupe d'investisseurs étrangers, il s'inquiète
depuis plusieurs mois de l'évolution du groupe. Lorsqu'il apprend
que M. Bébéar se préoccupe de l'avenir de Vivendi Universal,
il prend contact avec lui et décide de lui apporter tout son soutien.
L'objectif ? Sauver le groupe et défendre les intérêts de ses
actionnaires. Donc démissionner Jean-Marie Messier...
Rencontres et discussions avec tous les hommes d'affaires qui peuvent
influencer le cours des choses se multiplient. Dans une atmosphère
de plus en plus tendue. "Nous sommes sur écoute", assure
M. Bébéar à plusieurs de ses homologues, persuadé que la direction
de Vivendi Universal a renoué avec les usages de la Générale des
eaux, adepte des cabinets occultes et des renseignements parallèles.
D'autres pensent être suivis. Les rencontres se font dans des lieux
de plus en plus insolites. Certains patrons envoient à leurs interlocuteurs
leurs secrétaires munies de téléphones portables neufs, afin d'être
sûrs que leurs conversations ne sont pas écoutées. Le Paris des
affaires joue au complot, sans oser aller au-delà.
"Non, je ne peux pas. Jean-Marie est un ami." Henri Lachmann
a réfléchi toute la journée, puis il a prévenu ses homologues. Même
si cet administrateur, patron de Schneider, est inquiet pour Vivendi
Universal, et de plus en plus critique sur son PDG, il ne se voit
pas se lever en plein conseil et demander la démission de Jean-Marie
Messier. Aucun d'ailleurs n'a ce cran. Certains restent sous le
charme, les autres choisissent l'absentéisme ou la démission. Les
conseils se déroulent dans une atmosphère de plus en plus violente :
le malaise et le non-dit s'installent derrière le juridisme.
"Démissionne maintenant. Tu peux revenir dans deux ou
trois ans", lui a conseillé Alain Minc. Jean-Marie Messier a
décidé de passer outre, de tenir, de se battre. "Nous avons deux
années difficiles à passer", a-t-il confié à ses proches. Mais
il faut d'abord passer la prochaine échéance de trésorerie. Le 13 juin,
acculé, le groupe décide de déposer en garantie ses titres Vivendi
Environnement contre un prêt de la Deutsche Bank, alors même que
la cession de cette participation ne doit être avalisée par le conseil
que le 17 juin. Or cette approbation, on l'a vu, n'est pas
une formalité, vu les hésitations d'Esther Koplowitz. Lorsque le
marché l'apprend, le vendredi 21 juin, c'est la panique. Les
cours de Vivendi Universal et de Vivendi Environnement s'effondrent.
La vente officielle de Vivendi Environnement est prévue pour le
lundi 24 juin.
"Je ne vendrai pas en dessous de 30 euros", assure
le PDG de Vivendi Universal. "Si tu fixes un plancher, les arbitragistes
feront tout pour que tu descendes en dessous. Il faut lancer l'opération",
soutient Henri Proglio. Pour la première fois, Jean-Marie Messier
n'ose pas appeler ses administrateurs pour leur expliquer la situation,
sa défaite. Alors, le président de Vivendi Environnement prend sur
lui de les appeler. "Le Titanic coule. Laissez-moi m'éloigner
pour ne pas être emporté dans les remous", explique-t-il. Il
obtient leur accord. Mais il faut encore organiser l'opération boursière.
Dans la nuit du dimanche 23 juin, les principaux banquiers
parisiens se retrouveront afin d'assurer le succès du placement.
Au petit matin, le partage est fait : la place a organisé le
sauvetage de Vivendi Environnement, comme le souhaitaient les pouvoirs
politiques.
Martine Orange
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.09.02
Messier,
le feuilleton de la fin (5)
Les
adieux de Fontainebleau
Jean-Marie Messier et Eric Licoys sont abasourdis. Toute la journée
du lundi 24 juin, ils ont assisté, impuissants, à la déroute
boursière de Vivendi Universal : - 23,8 %. Jamais
le groupe n'avait connu une telle sanction. Pour le PDG et le directeur
général, le responsable ne fait pas de doute : quand le directeur
financier les rejoint, les deux hommes lui adressent les pires reproches,
l'accusent de ne pas avoir réussi le placement de Vivendi Environnement,
de ne plus savoir expliquer la stratégie, de ne plus rassurer les
marchés. Guillaume Hannezo accuse le coup, amer. Depuis trois mois,
il est en permanence sur la brèche, pour tenir la maison, négocier
les crédits jour après jour, rattraper les erreurs. Il a même dû
demander au trésorier de ne plus laisser le PDG jouer avec la trésorerie
du groupe en rachetant des actions Vivendi Universal, dans l'espoir
de soutenir le cours. Dans le même temps, il a continué à recourir
à des mécanismes financiers de plus en plus alambiqués pour réaliser
les volontés de son patron.
Jean-Marie Messier ne lui en sait aucun gré. En dépit de ses déclarations
d'amitié, le PDG de Vivendi Universal n'aime pas Guillaume Hannezo :
l'homme est trop brillant, trop populaire, à son goût, auprès des
salariés. Dans le groupe, tous sourient de ce directeur financier
un peu lunaire, sillonnant les couloirs chemise hors du pantalon
et cigare à la bouche à toute heure du jour, mais qui a toujours
un mot à leur attention et qui, depuis le début de la tourmente,
est le seul dirigeant à donner le sentiment d'essayer de tenir la
barre.
Car Jean-Marie Messier, lui, n'est plus là. Si, à l'extérieur,
le PDG de Vivendi Universal apparaît serein et résolu, à l'intérieur
il est devenu inaccessible. Seules trois personnes n'appartenant
pas au groupe ont encore sa pleine confiance : Maurice Lévy,
le patron de Publicis devenu son conseiller le plus proche ;
Valérie Bernis, directeur général adjoint de Suez, rencontrée en
1986 au cabinet d'Edouard Balladur, et Patricia Barbizet, bras droit
de François Pinault, qu'il a connue au moment de la création,
dans les années 1980, du Club des quadras - censé regrouper tous
les dirigeants appelés à gouverner la France dans les années suivantes.
Jean-Marie Messier n'hésite pas à solliciter leurs conseils plusieurs
fois par jour. Eux seuls semblent encore être écoutés.
L'ont-ils averti des dangers ? Même si la situation paraît
compliquée, ses proches continuent à parier sur son intelligence
et sur la chance qui l'a toujours servi. Lui-même est persuadé que
la tourmente n'est que passagère. En dépit de séances houleuses
et de la défection de certains membres, le PDG est convaincu que
son conseil d'administration est toujours derrière lui. La plupart
de ses membres sont des amis, dont il connaît, depuis le temps de
la banque Lazard, les secrets, dont il a parfois conforté la présidence
ou sauvé la fortune. Aucun ne peut aujourd'hui lui faire défaut.
D'autant qu'il possède une arme inégalée pour rassembler tous les
suffrages : jouer sur les divergences, mettre en avant les
risques de scission, agiter la menace américaine. Enfin, il a le
soutien indéfectible de Marc Vienot qui rassure les banquiers et
la place. Aussi, lorsque Jean-Marie Messier apprend par la presse,
au matin du mardi 25 juin, la démission de Bernard Arnault,
il entre dans une colère jupitérienne. Comment le patron de LVMH,
un ami, a-t-il pu le trahir ainsi ? C'est la preuve, clame
le PDG de Vivendi Universal, qu'il y a un complot, tous sont en
train de se liguer pour le faire chuter.
En démissionnant du conseil, Bernard Arnault pense plus à se préserver
qu'à précipiter la chute de Jean-Marie Messier. Admiratif de Claude
Bébéar et de sa réussite, partageant nombre de ses idées, le PDG
de LVHM a été sollicité, au printemps, pour intervenir. Il s'est
récusé. Parmi tous les arguments avancés par Claude Bébéar, un,
cependant, a retenu son attention : la responsabilité des administrateurs.
"Avec Foriel-Destezet, tu es le seul à avoir une fortune personnelle.
Si cela tourne mal, les actionnaires ne manqueront pas de vous demander
des comptes", a insisté le patron d'Axa. Depuis, la pression
des actionnaires ne cesse de grandir. Très active sur le dossier,
Colette Neuville, présidente de l'Association des actionnaires minoritaires,
agite une menace qui terrifie tous les administrateurs : elle
demande des éclaircissements sur le mode de fonctionnement du conseil
et la responsabilité de ses membres. Sa demande a été rejetée par
les tribunaux, mais la menace persiste, comme l'ont confirmé les
services juridiques de LVMH à Bernard Arnault. Ils lui ont conseillé
de très vite démissionner.
Décidé pour des raisons personnelles, le départ de Bernard Arnault
donne le signal de la débandade au sein du conseil. Lorsque les
administrateurs se retrouvent dans l'après-midi, l'atmosphère est
à couper au couteau. D'emblée, Edgar Bronfman Jr. engage le
débat. Depuis la fusion entre son groupe, Seagram, et Vivendi, sa
famille a perdu plus des deux tiers de sa fortune. Tous se demandent
combien de temps les Bronfman, qui portent encore l'image de dirigeants
coriaces pour avoir commencé à faire fortune dans l'alcool du temps
de la prohibition américaine, vont supporter cette situation. De
conseil en conseil, ils n'ont cessé de durcir le ton, de demander
une mise sous tutelle de Messier, puis son renvoi. Cette fois-ci,
Edgar Bronfman a soigneusement préparé son intervention. Il parle
de la débâcle boursière, des mauvaises nouvelles permanentes, des
périls encourus, du management sans légitimité, du rêve perdu d'un
grand groupe de communication. Et demande un vote de défiance à
l'égard de Jean-Marie Messier. Est-ce trop tôt ? Les administrateurs
y voient-ils le danger, tant de fois évoqué, d'une mainmise américaine
sur le groupe français ? La majorité refuse de voter la défiance.
A la sortie, le PDG de Vivendi Universal respire. Même si deux nouveaux
administrateurs, dont Marie-José Kravis, sont sur le point de démissionner,
il est sauvé. Le prochain conseil ne se réunira que le 25 septembre.
D'ici là, il a tout le temps pour reprendre les choses en main.
L'illusion de la victoire s'évanouira vite. Au cours de ce conseil,
le rapport de forces s'est insidieusement inversé. Mettant en exergue
l'intervention des Bronfman au conseil, les conjurés insistent sur
le danger d'une riposte américaine. Les actionnaires américains
sont prêts à prendre le pouvoir, soulignent-ils. Ils ont échoué
lors du dernier conseil, mais ils essayeront à nouveau, devant une
assemblée générale, puisqu'ils peuvent en demander la convocation.
S'agit-il d'une habile mise en scène du péril américain ? La
famille Bronfman fera démentir discrètement avoir demandé la présidence
de Vivendi Universal. Des administrateurs ne s'en souviendront pas
non plus. D'autres soutiennent le contraire.
L'intention, réelle ou non, sera en tout cas habilement utilisée :
le Tout-Paris des affaires est persuadé que les actionnaires américains
sont prêts à agir. A l'Elysée, la cellule économique commence à
s'inquiéter de toute l'agitation autour du groupe de communication.
Mais si le pouvoir a été très présent sur le dossier de Vivendi
Environnement, considéré comme un enjeu politique et économique
français, il ne sait pas trop quoi faire sur Vivendi Universal.
Côté banques, la situation change lors de cette dernière semaine
de juin. La précipitation avec laquelle Vivendi Universal a lancé
des opérations mal ficelées - comme la vente de Vivendi Environnement
ou celle de ses titres Vinci - a fini par semer le doute. Perplexe,
Michel Pébereau a demandé des éclaircissements. Jusqu'alors, le
PDG de BNP-Paribas, seconde banque créditrice du groupe, avait toujours
refusé de rentrer dans les conciliabules. Lorsqu'il découvre la
réalité des chiffres, il s'emporte : Marc Vienot, qui avait
été mis là par la place pour surveiller Messier, n'a rien vu, rien
compris, rien dit. La situation du groupe a totalement dérapé. Mercredi
26 juin, le PDG de BNP Paribas décide de retirer son soutien
à Jean-Marie Messier. Dès lors, Daniel Bouton, PDG de la Société
générale, la banque la plus engagée auprès de Vivendi, peut se libérer
de l'avis de Marc Vienot - son prédécesseur à la Générale. Il coupe
à son tour les crédits. Le piège s'est refermé sur Jean-Marie Messier.
" Jean-Marie, tu dois démissionner." Envoyés en émissaires
par le conseil, Henri Lachmann et Jacques Friedman ont pris rendez-vous,
vendredi 28 juin, avec le PDG de Vivendi Universal pour lui
signifier son renvoi. L'accord a été trouvé entre les principaux
administrateurs au cours des deux jours précédents. Seuls Marc Vienot
et Serge Tchuruk, le patron d'Alcatel qui redoute de connaître le
même sort, ont continué à soutenir M. Messier. En digne patron
de la Ve République, Jacques Friedman, très lié aux chiraquiens,
a averti Matignon, qui a pris acte.
Les deux administrateurs se retrouvent donc devant Jean-Marie Messier
pour obtenir son départ. Celui-ci dénonce le complot. S'il faut
des gages pour les marchés, il est prêt à en donner : pourquoi
ne pas nommer Agnès Touraine, la responsable de l'édition, directrice
générale, lui restant simple président ? Ces suggestions, qui
auraient été accueillies avec soulagement au printemps, viennent
trop tard. Les marchés, les banques, les actionnaires, tous demandent
la démission de Jean-Marie Messier.
Qui mettre à la place ? Claude Bébéar, vexé par un écho paru
dans Le Nouvel Observateur du mois de mai qui le présentait
comme mû par ses seuls intérêts, ne veut pas apparaître au premier
rang. Il ne veut même pas être au conseil. Thierry Breton n'est
plus l'homme de la situation : il ne faut plus un entrepreneur
de la communication, mais un homme capable d'organiser le repli
en bon ordre du groupe. Pressentis, Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain)
comme Jean-Marc Espalioux (Accor) se sont récusés. Vincent Bolloré,
lui, a proposé ses services, en faisant valoir qu'il n'aurait pas
peur de se battre avec les banques. Sa candidature a été repoussée :
si les talents de l'homme d'affaires pour tenir tête aux banques
sont indéniables, beaucoup redoutent qu'ils ne s'exercent que dans
son seul intérêt, et non pour l'ensemble des actionnaires. En contre-feu,
Jean-Marie Messier a lancé le nom de Charles de Croisset, patron
du CCF et ancien du cabinet Balladur. Celui-ci démentira rapidement.
Finalement, on reprend la solution imaginée à la mi-mai : un
tandem Jean-René Fourtou (Aventis) et Claude Bébéar est pressé par
l'ensemble de rejoindre le conseil.
Mais il faut régler auparavant le départ de Jean-Marie Messier.
Au cours du dernier week-end de juin, celui-ci tente une ultime
résistance. " Vous ne pouvez pas faire cela à Jean-Marie",
n'a cessé de répéter, au téléphone, Antoinette Messier, à plusieurs
administrateurs et patrons, pour les fléchir et sauver son mari.
Au siège, le PDG se bat pied à pied. S'appuyant sur les nouveaux
statuts, il refuse de convoquer un nouveau conseil d'administration.
Il faut la menace d'un communiqué commun du conseil qui indiquerait
son désaveu pour le pousser à accepter. Dimanche 30 juin, à
19 heures, tout est fini. Jean-Marie Messier s'incline et donne
sa démission.
Marc Vienot, Jacques Friedman et Edgar Bronfman Jr. ont négocié
avec lui ses indemnités de départ. Ils ont accepté de lui verser
20 millions de dollars, comme il le réclamait, pour lui permettre
de rembourser un prêt de 25 millions de dollars, souscrit à
seule fin d'acheter des actions du groupe. "Les indemnités de
M. Messier relèveront de la responsabilité de l'ancien conseil,
pas du nouveau", a fait savoir la nouvelle équipe, hostile à
tout parachute en or. Prenant peur, les anciens administrateurs
font marche arrière et refusent, officiellement, toute indemnité.
Seule concession : Jean-Marie Messier peut annoncer lui-même
son départ, à sa manière. Pendant deux jours, l'ex-PDG de Vivendi
Universal va entretenir la confusion et préparer soigneusement sa
sortie.
Le 2 juillet, il réunit tous les salariés du siège. La scène,
pour ce président qui a toujours aimé les comparaisons napoléoniennes,
a des allures d'adieux de Fontainebleau. On pleure, on s'étreint,
on dénonce la cabale politique contre le groupe, on s'émeut du sacrifice
de ce président pour sauver Vivendi Universal. Dans le crépitement
des flashes, une nouvelle passe inaperçue : Moody's vient d'annoncer
une nouvelle dégradation pour le groupe. Vivendi Universal est désormais
ravalé au rang des junk bonds.
Martine Orange
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.09.02
Suite et fin: Jean-René Fourtou
Jean-Marie
Messier s'était spécialisé dans les rôles de stars américaines annonçant
des super-méga-deals la larme à l'oeil. Son successeur à la
tête de Vivendi Universal (VU), Jean-René Fourtou (JRF), verse plutôt
dans le registre Bourvil, invoquant sa «baguette de pain et son
béret basque» à tout bout de champ. Pendant près d'une heure,
hier, à l'occasion de la conférence de presse considérée comme l'événement
«business» du semestre, Jean-René Fourtou a passé autant de temps
à raconter son atterrissage au pays de Messier, qu'à dévoiler sa stratégie
sur l'avenir du groupe. Sous le regard éberlué des cadres dirigeants
qui ont entouré J2M pendant toutes ces années et sont quasiment tous
en partance : son fidèle bras droit Eric Licoys, Philippe Germond
(Cegetel), Agnès Touraine (Vivendi Universal Publishing), Agnès Audier
(Vizzavi). «A peine arrivé dans mon bureau depuis cinq minutes
[début juillet], j'ai été confronté à une crise dramatique
de liquidité aussi inattendue que violente, raconte-t-il. Les
agences de notations, persuadées qu'on ne pourrait pas faire face
à nos échéances, avaient décidé de nous dégrader. Je me suis demandé
si c'était un complot. J'ai demandé un délai de grâce au bourreau.
Claude Bébéar [le patron d'Axa qui a oeuvré pour la destitution
de Messier] était parti chasser je ne sais quel animal en Afrique.
Je lui ai dit de revenir dare-dare, parce que là, à Paris, c'était
la crise. J'ai appelé ma part de banquiers et lui, la sienne. Ils
ont rappliqué tout de suite avec les avocats, et on a réussi à trouver
une solution.» Le fameux milliard d'euros qui a sauvé le groupe
en juillet, et les 2 milliards supplémentaires attendus en août et
obtenus à l'arraché le 18 septembre.
Poilu.
Sur ses faits d'armes à VU depuis trois mois, Fourtou est plus
intarissable qu'un poilu de la guerre de 1914 : «Vivendi Universal,
c'est comme en 1972 quand je suis arrivé chez Bossard consultant en
pleine tempête interne.» Mais sur la stratégie du Vivendi nouvelle
version, alors là, il est nettement plus flou. Jugeant la société
trop diversifiée, Fourtou a insisté sur le «recentrage du groupe»
vers une société «d'entertainement» autour de la musique, de
l'audiovisuel et de la téléphonie (lire page 23). «C'est tout comme
j'avais dit que je ferais», a déclaré en substance J2M,
lundi, à la sortie du conseil de Vivendi Environnement. Dans l'entourage
de Fourtou, les sous-entendus de Messier agacent : «Lui, il achetait
tout et n'importe quoi, commente un proche de JRF. Fourtou
ne parle pas de convergences d'activités et de toutes ces conneries,
il débarrasse le groupe Canal de toutes ses filiales européennes qui
plombait les comptes.»
Côté
divertissement, Jean-René Fourtou reconnaît avec une candeur tout
attendrissante que sa «crédibilité égale zéro». Ses partenaires
américains, les redoutables Barry Diller (patron de Vivendi Universal
Entertainment, qui a des engagements très importants vis-à-vis de
VU), les actionnaires John Malone et Edgar Bronfmann Junior savent
pertinemment que «je ne connais rien au métier». «Ils m'ont
trouvé sympathique et rigolo. Alors, bien sûr, tous ces gens-là veulent
acheter ceci ou cela. Mais c'est moi le vendeur, a souligné Fourtou.
Et, pour l'instant, je n'ai rien à leur vendre.»
Mais
le meilleur de Jean-René, c'est quand même quand il parle de Jean-Marie
: «Je ne lui jette pas la pierre. Quand on a une imagination débordante
et qu'on est romantique comme lui et que les marchés valorisaient
Vizzavi 20 milliards d'euros alors que le portail n'existait pas encore,
comment voulez-vous résister ? La griserie lui est montée à la tête.»
Lundi matin, encore, avant le Conseil de Vivendi Environnement, «je
lui ai dit : "du calme Jean-Marie, du calme". Mais il n'a pas pu se
retenir de parler aux médias. C'est plus fort que lui».
Des
sous. La compassion de Fourtou ne va toutefois pas jusqu'à régler
les problèmes financiers de son «ami Jean-Marie». Bien que
Marc Viénot, administrateur de VU, se soit engagé par écrit à verser
des indemnités à J2M, le Conseil d'administration a décidé officiellement
hier de ne «rien lui payer du tout». «Par erreur, on lui
a versé quelque chose depuis les Etats-Unis en juillet, mais on lui
a demandé de rembourser, précise Fourtou. Nous recevons quotidiennement
des plaintes d'actionnaires de France et des Etats-Unis. Il est impossible
dans ces conditions de payer quoi que ce soit à Monsieur Messier».
Pour JRF, en revanche, tout va bien. Il «n'est plus un retraité,
employé gratos» (sic), ni «un mercenaire» (re-sic) chargé
de nettoyer les écuries. «Vu la quantité de travail, je suis payé
normalement, comme un président de société.» Combien ? «Je
ne le sais pas moi-même, répond Fourtou. Le Conseil en a discuté
pendant une bonne demi-heure ce matin. Mais moi, j'étais à la porte.».
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