Un tronc nommé
Adam
Septembre 2001,
le corps d'un petit garçon noir est retrouvé dans la Tamise, à Londres,
la tête et les membres tranchés. S'ouvre alors une enquête hors du commun,
qui mobilise biologistes, ethnologues, géologues et médecins. Et entraîne
les policiers sur la piste d'un réseau criminel de Nigérians qui auraient
pratiqué un rite vaudou.
Par
Christophe BOLTANSKI
lundi 16 février 2004
Londres de notre correspondant
Du
haut du Tower Bridge, la Tamise défile à la vitesse d'un tapis mécanique.
Ses eaux boueuses et agitées charrient ce matin-là une branche, un carton,
un cageot et d'autres rejets de la grande ville. Le monument symbole
de Londres est envahi comme d'habitude par les touristes venus contempler
ses deux piliers en forme de donjons. Le 21 septembre 2001, depuis son
parapet, un passant a cru apercevoir un tonneau de couleur vive près
du HMS Belfast, un ancien cuirassé de la Royal Navy transformé
en musée. Quelques instants plus tard, il a vu passer sous le pont une
forme humaine. La police fluviale a repêché un mile plus loin le corps
mutilé d'un enfant de sexe masculin à la peau noire, vêtu d'un short
orange. Sa tête et ses membres avaient été tranchés.
«La
coupe était nette, les os intacts. Ceux qui avaient fait ça possédaient
des notions d'anatomie. Nous n'avions jamais rien vu de pareil»,
s'écrie le detective inspector, Will O'Reilly. Assis dans la
cafétéria de Scotland Yard, l'inspecteur a la mine rassérénée d'un homme
proche du but. Il espère enfin boucler une enquête unique qui a mobilisé
des biologistes, des géologues, des médecins, des ethnologues et mêmes
des sorciers. Une longue traque qui l'a conduit aux Etats-Unis, en Afrique
du Sud et enfin au Nigeria. «Nous avons transmis le dossier au Crown
Prosecution Service (le ministère public, ndlr) qui devrait bientôt
lancer des poursuites», se borne-t-il à déclarer. Un épilogue inattendu
dans une affaire qui aurait dû finir classée.
Morceau
de chair qu'on ne réclame pas
Pendant
les premiers mois, les policiers chassent un fantôme. Ils envisagent
d'abord un crime domestique ou pédophile. L'autopsie révèle peu de chose.
L'enfant est mort décapité avec un couteau «aiguisé plusieurs fois».
Le médecin légiste situe son âge entre 4 et 7 ans et estime qu'il a
séjourné de cinq à dix jours dans l'eau. A cause du va-et-vient de la
marée, son cadavre a pu être jeté à l'eau n'importe où dans l'estuaire
de Londres. A part ses entailles béantes, il ne présente pas de trace
de coup et n'a subi aucune violence sexuelle. Avant de le tuer, ses
gardiens ont même pris soin de sa santé jusqu'à lui administrer un sirop
pour la toux. Plus étrange encore, le short porte des tâches du sang
de l'enfant qui était déjà coagulé. «Cela prouve que le vêtement
a été placé sur le corps après le meurtre», explique Will O'Reilly.
Le bermuda n'a été commercialisé qu'en Allemagne, et s'est vendu à 120
exemplaires. C'est le seul indice sérieux dont disposent les enquêteurs.
Le
garçon demeure un morceau de chair que personne ne réclame. Il ne correspond
à aucun profil de disparu. Scotland Yard lance en vain un appel à témoin
sur une émission télévisée. Mais, à la vue des blessures, un spectateur
déclare reconnaître un rituel sud-africain appelé «muti», mot d'origine
zoulou désignant une médecine traditionnelle. Une pratique de «collecte»
qui consiste à extraire, de plantes ou d'animaux, des substances susceptibles
de soigner ou de porter chance. Parfois, les sorciers recourent à des
organes humains, comme les parties génitales pour traiter la stérilité.
Les policiers prennent la suggestion au sérieux et, pour en savoir plus,
sollicitent l'aide d'un pathologiste sud-africain, spécialisé dans ces
questions, le professeur Hendrik Scholtz. Après une seconde autopsie,
l'expert croit à la possibilité d'un meurtre rituel, pas à un cas de
muti. Il note qu'aucun organe n'a été retiré du tronc et que l'enfant
est circoncis. Ce qui exclut la piste de l'Afrique australe, cette coutume
intervenant à un âge plus tardif, autour de 17 ans.
La
police a sorti de la Tamise un sac contenant sept bougies à moitié consumées.
A chaque fois, figure gravé sur la cire un nom d'origine yoruba, la
deuxième plus grande ethnie du Nigeria. Ces objets ont-ils un lien avec
le meurtre ? Cette question en forme d'hypothèse tourne court. Ils ont
en fait servi à une cérémonie d'action de grâce dans une église mi-protestante,
mi-animiste du sud de Londres. Son bénéficiaire, retrouvé à New York
après de longs efforts, est un Nigérian miraculé du World Trade Center.
Le commandant Andy Baker, qui dirige l'enquête, prend alors trois initiatives.
En signe de respect et pour donner corps à l'affaire, il propose de
baptiser le torse Adam, ce premier enfant issu du limon. Il estime ensuite
qu'une telle affaire aux ramifications internationales a besoin d'un
champion qui a l'oreille du continent noir. Il n'a aucun mal à convaincre
Nelson Mandela de lancer un appel à coopérer avec ses services. Enfin,
il décide de mobiliser toutes les connaissances disponibles pour brosser
«un portrait scientifique du garçon».
La
chasse aux particules
De
ses bureaux, situés sur les quais, Ray Fysh peut scruter à loisir ce
fleuve qui fournit régulièrement à ses laboratoires de nouveaux cas
à disséquer. Il est l'un des responsables du Forensic Science Service,
le service de la police scientifique. «Nous devions découvrir son
type d'alimentation, les vaccins qu'on lui avait administrés. Bref,
tout ce qui pouvait permettre d'établir où il avait vécu.» Des biologistes
examinent surtout son hérédité. Ils s'intéressent plus particulièrement
à un type d'ADN, dit mitochondrial, présent autour du noyau cellulaire
et transmis uniquement par la mère. C'est un fil d'Ariane qui court
d'une génération à l'autre et permet d'esquisser l'empreinte génétique
d'une population. La photographie obtenue correspond à des séquences
d'ADN existantes en Afrique de l'Ouest. «Cela ne suffisait pas. La
famille d'Adam aurait très bien pu être installée en Angleterre depuis
des décennies», souligne Ray Fysh. Ils se mettent donc en quête
d'un deuxième point de repère : le strontium. Un élément issu du sol,
proche du calcium et qui entre dans la constitution des os. L'homme
l'absorbe en mangeant ou en buvant. Sa masse atomique diffère d'une
région à l'autre. C'est un peu comme une signature apposée par l'environnement.
Celle d'Adam démontre qu'il ne peut pas avoir été élevé en Angleterre
ou ailleurs en Europe. En revanche, elle trahit, selon un géologue,
la présence d'une roche précambrienne qui abonde au Nigeria. Par deux
fois, le compas pointe dans la même direction. «Cette technique avait
déjà été utilisée en anthropologie, jamais dans une affaire criminelle»,
souligne Ray Fysh.
Avec
une meilleure base de données, il espère resserrer encore l'étau. En
octobre 2002, il va, avec Will O'Reilly, à la chasse aux particules.
Durant deux semaines, les deux hommes sillonnent le Nigeria, ses champs,
ses morgues, ses fermes, et reviennent avec 150 fragments d'origine
humaine, animale ou minérale. Les analyses effectuées à partir de cet
échantillonnage permettent de réduire les recherches à une bande comprise
entre les villes d'Ibadan et de Benin City, berceau des Yorubas. Les
savants de la police sont d'autant plus fébriles qu'un autre chercheur,
par une voie totalement différente, arrive à des conclusions voisines.
Contacté
par Scotland Yard, Richard Hoskins, un ethnologue du King's College
spécialisé dans les religions africaines, a tout de suite écarté la
possibilité d'un cas de muti. «Les organes génitaux étaient intacts,
alors qu'ils sont extrêmement prisés dans ce type de rituel à cause
de la puissance qu'on leur prête.» Il y voit plutôt une perversion
d'un culte animiste «juju», mieux connu sous le nom de vaudou. Le corps
d'Adam a été vidé de son sang. «C'était pour moi la preuve qu'il
s'agissait d'un sacrifice fait à une ou plusieurs divinités. En échange
du sang répandu, l'immolateur reçoit protection et pouvoir.» Deux
indices lui font penser à Oshun, la déesse de la rivière, grande figure
du panthéon yoruba. L'enfant a été jeté dans les eaux et, plus important
encore, portait sa couleur orange (le short). L'universitaire estime
qu'un «balawo», un prêtre traditionnel, a officié et que la victime
a dû ingurgiter une potion.
Les
experts examinent à nouveau Adam et trouvent dans le bas de son intestin
une mixture composée d'os, d'argile, de particules d'or et de graine
de Calabar, une plante africaine, utilisée comme poison ou sédatif dans
certains rites jujus. Après tant d'indices, c'est alors que les enquêteurs
obtiennent enfin une piste. Une Nigériane, Joyce Osagiede, réfugiée
à Glasgow, dit fuir son mari, un balawo, parce qu'il a tué leur bébé.
Elle n'est pas la mère d'Adam: leurs ADN ne correspondent pas. Mais
à son domicile, les policiers mettent la main sur des vêtements de la
même taille et de la même marque que celui porté par le garçon. Ils
découvrent aussi que son époux, Sam Onojhighovie, impliqué dans un trafic
humain, a été condamné en Allemagne à sept ans de prison par contumace.
L'homme a été arrêté à Dublin en juillet. Une semaine plus tard, vingt
et une personnes, la plupart nigérianes, étaient appréhendées à Londres.
Elles sont accusées d'être liées à une vaste traite d'enfants vers l'Europe
et avaient en leur possession différents objets vaudous. Placés auprès
de faux parents, les jeunes illégaux étaient contraints de travailler
gratuitement, parfois de se prostituer. Le procès de ce réseau débute
le 23 février. Eclairera-t-il l'affaire Adam ?
Un
universitaire devenu détective
Richard
Hoskins pense qu'Adam a peut-être été sacrifié pour porter chance à
un réseau criminel naissant. «Il fallait un motif très sérieux pour
le faire venir en Angleterre à cette seule fin.» Installé dans un
petit local du East End, Trumpet, un bimensuel africain, a consacré
à Adam plusieurs de ses unes. Ses lecteurs, comme ses journalistes,
sont surtout Nigérians, une communauté forte d'un million de membres
en Grande-Bretagne. «C'est un incident isolé, s'exclame son directeur,
Femi Okutubo. D'une manière générale, le juju est en recul. Au pays,
on entend parfois parler d'organes humains qui servent dans des rituels.
Mais c'est très rare.» Professeur de langue yoruba à la SOAS, l'école
des études orientales et africaines, Akintundé Oyètàdé est moins catégorique
: «Les sacrifices humains n'ont pas complètement disparu dans notre
société.» L'universitaire de King's College, Richard Hoskins, de
son côté, est devenu une sorte de détective anthropologue. Depuis Adam,
il a participé à vingt-cinq autres enquêtes criminelles à caractère
religieux. «Vous ne pouvez pas comprendre si vous n'examinez pas
une telle affaire avec des yeux africains. Dans une Europe multiethnique,
la police va devoir de plus en plus faire appel à des gens comme moi.»
Le «portrait scientifique» d'Adam est désormais complet. L'enfant,
lui, demeure à ce jour sans visage.