Gustave Courbet
Puni pour avoir peint la réalité comme il la voyait, il se targuera
de n'avoir jamais menti dans son art.
Ce jour-là, il fait une chaleur de four à Versailles. Pourtant, on
se bouscule dans la salle du tribunal lorsque le colonel Merlin, président
du conseil de guerre, fait entrer les dix-neuf accusés. Le Tout-Paris
des arts et de la politique est là et, ce 14 août 1871, il n'a
d'yeux que pour un gros homme hagard, aux cheveux blanchis, au teint
jaunâtre, aux yeux injectés, qui pose sur le banc un petit coussin
de cuir et s'assoit en grimaçant. Il a beau serrer les dents, ce n'est
pas facile de paraître digne lorsque des hémorroïdes vous torturent
et que, la prison aidant, les saignements ont tourné à l'hémorragie.
Mais la salle n'en a cure. Elle se gausse, elle se réjouit de ses
tourments. Décidément, il est bien tel que la presse l'a décrit, ce
"peintre du laid", un bouffon "brutal et arrogant",
socialiste avoué, qui a démoli la colonne Vendôme par vengeance. "De
quel accouplement fabuleux d'une limace et d'un paon (...) peut
avoir été générée cette chose qu'on appelle Monsieur Courbet ?",
s'est interrogé Alexandre Dumas fils, "de quelle mixture de vin,
de bière de mucus corrosif et d'œdème flatulent a pu pousser cette
courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du Moi
imbécile et impuissant ?".
C'est de la haine, disproportionnée, qui déborde loin au-delà des
cercles parisiens. Mal remise des affres de la Commune, la bourgeoisie
a trouvé son bouc émissaire. Artiste célèbre et provocateur de talent
apprécié des élites les mieux averties, Gustave Courbet, à 52 ans,
est un homme "arrivé" qui s'est allié à la canaille, aux "rouges" ;
il a trahi, on le méprise en proportion. Dans la moindre gazette,
les caricatures le représentent obèse, débraillé, pipe au bec et barbe
en bataille, vociférant, bravache, dangereux. A Ornans (Doubs), son
village natal, on a mis bas et mutilé le petit pêcheur en bronze qu'il
avait offert pour décorer la place. Sur le chemin de Versailles, une
femme lui a brisé son ombrelle sur le crâne ; quand il sortira,
un cafetier cassera le verre dans lequel il a bu.
Lui est abasourdi. Il ne comprend pas ce qu'il fait là. Certes il
a participé : la République puis la Commune, c'était la revanche
sur les frustrations accumulées depuis 1848, le pouvoir central aboli,
la démocratie, la liberté, tous ses rêves enfin réalisés. Il a rêvé.
Mais en pacifiste, en marginal, pas en émeutier. On ne l'a jamais
vu sur les barricades et très peu au conseil municipal, dont il s'est
retiré au bout d'un mois. Elu président de la fédération des artistes,
il a surtout débattu de réformes utopiques comme le remplacement des
Beaux-Arts par des écoles techniques...
L'essentiel de son énergie, il l'a employée à remplir la mission
officielle que lui avait confiée le gouvernement en septembre 1870,
bien avant la Commune, alors que les Prussiens encerclaient Paris :
protéger les musées et les objets d'art menacés. Il a continué pendant
l'insurrection, s'opposant aux saccages comme il avait lutté contre
les obus - il a même sauvé la collection d'Adolphe Thiers, chef de
la réaction ! D'ailleurs, à l'heure où s'ouvre son procès, le
gouverneur du Luxembourg, pour saluer son dévouement, accroche au
mur du musée l'un de ses grands paysages.
Quant à la fameuse colonne, il a certes publiquement souhaité voir
disparaître de la place ce "bloc de canons fondus qui perpétue
la tradition de conquêtes, de pillages et de meurtres". Mais il
n'a pas été le premier ni le seul. En 1848 déjà, Auguste Comte avait
réclamé la démolition de ce symbole de l'Empire devant lequel les
bonapartistes se rassemblaient chaque année. En septembre 1870, après
la déroute de Sedan et la chute de Napoléon III, Louis Ratisbonne,
dans le Journal des débats, avait carrément proposé de fondre
le monument, tandis que Courbet, lui, suggérait non de le détruire
mais de déboulonner et de stocker ses plaques en bronze. Lorsque,
le 12 avril 1871, la Commune a finalement voté la démolition,
il n'en était pas membre, et il n'a pas assisté à l'abattage, le 16 mai.
C'est ce qu'il explique calmement au colonel Merlin, témoignages
à l'appui. L'un des coaccusés, membre de la Commune, prend d'ailleurs
complètement sur lui le renversement de la colonne et assure que Courbet
n'y est pour rien. Jules Simon, Etienne Arago confirment son rôle
de minoritaire engagé dans un mouvement dont il réprouvait la violence.
Son avocat le fait passer pour un benêt ; le procureur lui-même
souligne sa faiblesse de jugement. Rien n'y fait.
Le tribunal le condamne à six mois de prison et à une amende de 5 000 francs.
Le verdict est modéré - deux des inculpés seront exécutés et
les autres déportés.
Mais c'est cher payer le rêve pour un peintre épris de nature, innocent
et malade de surcroît. "Ils m'ont tué, ces gens-là, je ne ferai
plus rien de bon !", gémit-il à l'hôpital militaire où il
a été transporté.
Rares sont les criminels, les hommes politiques à avoir suscité une
telle rage. A fortiori les artistes ! Courbet est un cas, et
il le sait. A dire vrai, il l'a un peu cherché. Car ce qui l'accable
en ce terrible mois d'août 1871, c'est la légende qu'il a lui-même
créée. Celle d'une grande gueule anarchiste et anticléricale, disciple
de Proudhon, pourfendeur d'institutions et "massacreur de facultés",
comme disait Baudelaire, un ogre excessif en tout, buveur, noceur,
bagarreur, un "maître peintre" qui fait profession d'inculture
parce qu'il a compris, bien avant le marketing, que le scandale fait
vendre. Il voulait "épater le bourgeois" : il a réussi,
au-delà de toute mesure.
Le fait est qu'il fait peur. Non par son poids politique, inexistant,
ni même par ses idées de gauche, assez banales en ce siècle agité.
Mais par l'exemple qu'il incarne : un artiste totalement libre
qui a bravé le système, en lui renvoyant, brute, l'image de ses tares.
Comme Balzac dans La Comédie humaine, Courbet est un révélateur.
Son œuvre n'a qu'un but : la vérité. Et elle choque : ses
campagnes sont dures, ses forêts sombres, ses chasses des carnages,
ses curés ont le nez rouge, ses pauvres sont de vrais pauvres, déformés
par le labeur, ses nus de vrais nus, sensuels voire érotiques. "Le
réalisme, a-t-il expliqué en 1861, n'est que la négation de
l'idéal." En cela, il est révolutionnaire, d'autant plus qu'il
entend faire de sa propre libération un modèle. Bien avant les impressionnistes,
qui s'engouffreront dans la brèche, Gustave Courbet a ouvert la voie
de l'art moderne. Par le choix de ses sujets, par ses méthodes commerciales,
par sa peinture même, il a rompu avec tout ce qui l'avait précédé.
LORSQU'IL "monte" à Paris en 1839, l'Académie des beaux-arts,
organe officiel, régente tout : le choix des professeurs, le
jury et l'organisation des Salons biennaux qui fixent la cote et hors
desquels on ne saurait vendre, l'achat des tableaux pour les musées,
etc. Elle est violemment divisée. D'un côté, les "ingristes"
tiennent l'école et y perpétuent les traditions de David avec une
devise : "Idéal et Impersonnalité". De l'autre, les romantiques,
derrière Delacroix, glorifient l'émotion mais continuent comme les
premiers à privilégier les grandes fresques historiques ou mythologiques,
les drapés, les ruines, les beaux guerriers et les jolies paysannes.
Un jeune peintre, s'il veut vivre, est obligé de se couler dans le
moule.
Gustave Courbet a 20 ans et d'autres ambitions. A l'époque,
il est très beau, grand, mince, des yeux de velours et un profil vaguement
oriental - "assyrien", dit-il. Gai, drôle et bon vivant,
généreux au point d'en être crédule, c'est un fils respectueux, un
ami fidèle et, paraît-il, un amant émérite bien qu'incapable de se
fixer - il ne se mariera jamais. Bref une force de la nature,
travailleur infatigable, doué pour tout (sauf pour les études). Par
ailleurs égocentrique et vaniteux, au point d'agacer ses meilleurs
copains - Baudelaire raille ses "turbulences fanfaronnes".
Seul fils d'un propriétaire terrien mi-paysan, mi-bourgeois, adulé
par ses parents et par ses trois sœurs qu'éblouit son côté bohème,
il ne doute de rien, rien ne le décourage. L'académie le rebute, il
apprend quasiment seul, au Louvre, en recopiant les chefs-d'œuvre,
surtout espagnols et flamands. Il y gagne une dextérité qui épatera
même ses ennemis. Le Salon le refuse, il persiste, peint des autoportraits
à la file, et se choisit un autre cercle dans les brasseries de la
rive gauche : Daumier, Baudelaire, Proudhon et Jules Champfleury,
chantre du réalisme, qui le convertit.
Courbet a trouvé sa veine. Foin du romantisme, il peindra désormais
la réalité telle qu'il la voit, telle qu'il la ressent, sans fioriture.
La chance passe, sous la forme des événements de 1848. Il n'y participe
pas mais profite de la pagaille qui s'ensuit : le Salon repoussé
d'un an admet un nombre exceptionnel d'exposants. Il travaille d'arrache-pied,
présente sept œuvres et décroche une médaille de seconde catégorie.
La réussite ? Pas encore. Il faut marquer un grand coup. Courbet
a 32 ans, il part dans le Doubs, fait poser tout le village et
revient au Salon de 1850 avec une toile gigantesque (7 m × 3,50 m)
qui fera date dans l'histoire de l'art. C'est le fameux Enterrement
à Ornans. Un monument à la gloire du réalisme. Le format, panoramique,
jusque-là réservé aux sujets "nobles", détourné au profit d'une simple
cérémonie rurale, la composition inspirée de l'imagerie populaire,
le paysage, les couleurs sinistres où le noir domine, les personnages,
paysans ou petits bourgeois aussi laids que nature, tout dérange dans
ce tableau. C'est le but.
Le scandale est énorme, les critiques s'écharpent, la politique s'en
mêle. La légende est née. "M. Courbet s'est fait une place
dans l'école française à la manière d'un boulet de canon qui vient
se loger dans un mur", note, ravi, un écrivain socialiste. Le
désormais fameux "peintre du laid", lui, se frotte les mains,
sa cote est faite. Il vend enfin, pas à l'Etat, mais, ce qui est mieux,
à des collectionneurs, et il n'a qu'une envie : continuer. En
1853, il récidive avec Les Baigneuses, où une bourgeoise obèse
exhibe une croupe si provocante que l'empereur la cravache en passant.
La toile est aussitôt achetée. Du coup, Courbet se paie le luxe de
repousser fièrement les avances du directeur des Beaux-Arts. Et écrit
à l'un de ses nouveaux mécènes : "J'espère dans ma vie réaliser
un miracle unique, vivre de mon art (...), sans avoir
jamais menti un seul instant." Il faudra pour cela quelques autres
scandales, et il n'en sera pas chiche. En 1855, pour l'Exposition
universelle, il produit un autre "monument", L'Atelier du
peintre, où l'artiste trône au centre de la société. Et, comme
le jury l'a refusé faute de place, il innove aussi en matière commerciale,
en dressant, à deux pas du bâtiment officiel, son propre pavillon
dédié au réalisme. Il y vend ses toiles, mais aussi leurs reproductions
photographiques et le catalogue, précédé d'un manifeste. La critique
ne trouve plus de mots assez forts. Qu'importe, la cote grimpe encore.
La Belgique, la Hollande, l'Allemagne le célèbrent. Le duc de Morny,
le comte de Choiseul lui achètent discrètement des paysages, des scènes
de genre et des nus, de plus en plus osés. C'est un Turc, l'ambassadeur
ottoman à Paris, qui, en 1866, commande la toile la plus provocatrice
de toutes, L'Origine du monde, un sexe de femme si "réaliste",
si cru, qu'il restera caché jusque dans les années 1950 - y compris
par son dernier acquéreur, le psychanalyste Jacques Lacan.
Heureusement pour Courbet, qui, après 1871, règle en bloc le prix
de ses outrances ! Car le procès n'était rien, le pire reste
à venir. A peine sorti de prison, il est déjà menacé. La Chambre des
députés veut reconstruire la colonne et envisage de saisir ses biens.
A Paris, on le surveille ou on l'évite. A Ornans, il trouve son atelier
vandalisé.
Sa mère est morte, ses amis d'enfance aussi. Tout le monde profite
de son infortune : son ex-logeuse lui a volé deux caisses de
tableaux, ses débiteurs - marchands et collectionneurs -
font traîner les règlements, ses créanciers exigent au contraire d'être
payés de suite, même sa sœur Zoé le berne et renseigne la police.
Il s'épuise en procédures.
La peine purgée n'a pas calmé les passions, au contraire. En mai
1873, le maréchal Mac-Mahon, champion de "l'ordre moral", arrive
au pouvoir.
La Chambre décide aussitôt que Courbet paiera la colonne. La somme
reste à fixer, mais elle sera énorme - au final, 330 091,68 francs
or, l'équivalent de 800 000 euros. Les biens du peintre
sont mis sous séquestre. Faute de payer, il risque encore la prison.
Il s'est remis à peindre, il n'a pas le choix, mais comment travailler
en sachant que chaque tableau risque d'être confisqué ? Il fait
appel, sans illusion.
"Je suis dans un état d'angoisse inexprimable", écrit-il.
La réaction, à nouveau, se déchaîne. Un écrivain suggère de "montrer
à toute la France le citoyen Courbet, scellé dans une cage de fer
sous le socle de la colonne" ! Ne reste que l'exil. Le 22 juillet
1873, il se réfugie en Suisse, où il finit par se fixer à La Tour-de-Peilz,
un petit port du canton de Vaud. Là, il produit à la chaîne, mais
le cœur n'y est plus. Il a toujours abusé de l'alcool. La dépression
aidant, il passe les bornes, se met à l'absinthe, qu'il coupe de vin
blanc ! Il espère, vainement, pouvoir regagner la France. Là-bas,
ses ennuis continuent. Son appel a été rejeté, ses biens définitivement
confisqués ; seul son père continue de le défendre. Il meurt,
en 1877, à 56 ans, rongé par la cirrhose et l'hydropisie.
En 1994, à Besançon, les gendarmes obligent les libraires à retirer
un livre de leurs vitrines. En couverture, l'auteur avait choisi de
reproduire L'Origine du monde.
Véronique Maurus
En savoir plus
1819 : Gustave Courbet naît le 10 juin à Ornans, petit
village du Doubs, où son père Régis possède des vignes et des terres.
Son grand-père maternel, républicain et anticlérical, fait son éducation
politique.
1839 : Après des études médiocres à Besançon, il monte à Paris,
où, à la place du droit, il apprend, seul, la peinture et se lie avec
les milieux intellectuels et socialistes.
1849 : Il obtient une médaille au Salon pour l'Après-dînée
à Ornans et commence à peindre son premier grand tableau réaliste,
l'Enterrement à Ornans, qu'il expose l'année suivante ainsi
que Les Casseurs de pierre, suscitant un tollé.
1855 : Le jury ayant refusé ses plus grandes toiles, dont L'Atelier
du peintre, Courbet construit, en marge de l'Exposition universelle,
son pavillon du Réalisme. Il entame une carrière internationale.
1864 : Un tableau montrant deux lesbiennes endormies choque
l'impératrice mais lui attire une commande de Khalil Bey, l'ambassadeur
turc, pour qui il exécute L'Origine du monde.
1870 : Il refuse la Légion d'honneur mais, après la chute de
l'Empire, accepte de diriger la commission de sauvegarde des œuvres
d'art créée par la Seconde République, en guerre contre la Prusse.
1871 : Pendant la Commune (du 21 mars au 28 mai),
Courbet est élu président de la Fédération des artistes, puis conseiller
municipal du 6e arrondissement. En août, il est condamné à six
mois de prison pour avoir participé à l'abattage de la colonne Vendôme.
1873 : le Parlement de la IIIe République décide de saisir
ses biens pour reconstruire la colonne. Il s'exile en Suisse, où il
meurt, en 1877, à La Tour-de-Peilz.
Au total, Gustave Courbet a peint plus de 600 tableaux. La dernière
toile vendue a atteint 2,45 millions d'euros. Sa vie et son œuvre
ont suscité une abondante littérature, dont Réalisme et vision
sociale chez Courbet et Proudhon, de James Rubin (éditions du
Regard, 1999), également auteur d'un Courbet (éditions Phaidon)
superbement illustré mais non traduit, et la biographie de Gilles
Plazy, Gustave Courbet, un peintre en liberté (Le Cherche-Midi
éditeur, 1998).
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.07.03
CHARLES DARWIN
SEULS CONTRE TOUS (7/12)
Darwin l'opiniâtre
LE MONDE | 26.07.03 | 16h28 • MIS
A JOUR LE 28.07.03 | 14h00
Pour avoir remis en question les origines divines
de l'homme, le naturaliste, plutôt connu pour son conformisme, a déclenché
un énorme scandale.
C'est une grosse maison familiale cachée dans les replis de la
campagne anglaise. Dès le parking, la photo du maître accueille
le visiteur, avec sa longue barbe blanche, son front dégarni, ses
yeux doux sous les sourcils broussailleux. Curieusement, la figure
du jeune Charles Darwin, grand, mince et plutôt joli garçon, n'apparaît
presque jamais. Pour la postérité, le patriarche barbu fait loi.
Preuve que l'évolutionnisme est devenu religion et son auteur une
sorte de "Dieu le père" des savants, avec barbe, vie rêvée, génie,
tout. On pénètre à Down House en silence. Ici, Darwin a vécu quarante
ans, fait dix enfants, et a conçu une théorie si provocatrice qu'un
siècle et demi plus tard elle nourrit encore des débats enflammés.
Dès sa publication, le 24 novembre 1859, L'Origine des
espèces crée un scandale sans précédent. Bien qu'au départ le
savant se soit gardé d'évoquer l'homme et le singe, nul ne s'y trompe.
En affirmant que toutes les espèces vivantes descendent d'un ancêtre
commun au terme d'une évolution qui, par sélection naturelle, a
éliminé les moins adaptés, Darwin heurte non seulement la foi mais
aussi l'anthropomorphisme. Brocardé par la presse, affublé d'une
queue et d'un corps simiesque par les caricaturistes, voué aux gémonies
par l'Eglise, Darwin est devenu célèbre en une nuit : la première
édition, tirée à 1 250 exemplaires, est épuisée en vingt-quatre heures...
Le débat le plus spectaculaire se tient à Oxford en juin 1860,
devant une assistance nourrie. Il oppose les partisans du savant,
dont le zoologiste Thomas Huxley, qu'on surnomme le "bouledogue
de Darwin", au féroce évêque d'Oxford, Sam Wilberforce. Dans une
apostrophe célèbre, ce dernier demande à Huxley si c'est "par
son grand-père ou par sa grand-mère qu'-il- descend du singe",
et s'attire une réplique non moins célèbre bien qu'apocryphe :
mieux vaut un singe qu'un imbécile...
Depuis l'Antiquité, la perfection des mécanismes naturels constituait
la preuve de l'existence divine. Avec le brûlot de Darwin, exit
la Providence. Il s'agit ni plus ni moins de remplacer la religion
par la science, et l'intelligentsia en est bouleversée. Du fond
de sa Provence, Jean-Henri Fabre, le "Virgile des insectes", consacrera
sa vie à démonter la démonstration darwinienne, dans laquelle il
ne voit "qu'un jeu de l'esprit". D'autres se dévoueront corps
et âme à sa défense, comme Huxley, le botaniste Joseph Hooker et
beaucoup d'autres. Car la "guerre du singe" ne cessera plus. En
1925, aux Etats-Unis, le Tennessee interdira "d'enseigner toute
théorie niant la création divine de l'homme". Les évolutionnistes
engageront un procès fameux, le Monkey Trial, qu'ils ne gagneront
que pour vice de forme, ouvrant la voie à une série de législations
hostiles - la dernière, au Kansas, date d'août 1999. Bien que
le Vatican ait admis en 1996 que la théorie de l'évolution était
"plus qu'une hypothèse", les puissants lobbies protestants,
eux, ne désarmeront jamais.
Pendant que sa théorie déchaîne des tempêtes, Charles Darwin poursuit
sa vie de père tranquille dans le calme de Down House, dont il ne
bouge pratiquement pas - les débats publics lui font horreur. Il
mange à heures fixes, lit, écrit, travaille à heures fixes, pense
même à heures fixes, de midi à 1 heure, au cours d'une immuable
promenade autour du parc, toujours sur le même sentier couvert de
sable, avec sa canne et son chien. La fantaisie consiste à prendre
en cachette une pincée de tabac à priser dans le pot situé dans
le vestibule, en feignant d'aller surveiller le feu...
Le rez-de-chaussée de la maison, remis en son état d'origine, est
à l'image de cette routine victorienne, avec ses meubles inconfortables,
son aspidistra en pot perché sur sellette, son papier peint Liberty.
Dans le bureau étouffant, encombré de collections poussiéreuses,
trône le fauteuil surélevé où Darwin, géant frileux perpétuellement
patraque, travaillait emmitouflé, guettant d'éventuels visiteurs
dans le miroir ad hoc fixé entre les deux fenêtres. La maison sent
le confiné, les conventions, les paperasses. On en ressort en remâchant
la même question : comment un homme aussi conformiste a-t-il
pu produire une théorie aussi subversive ?
Alire sa biographie, le mystère persiste. Car Charles Darwin est
tout sauf un rebelle. Pur produit de la grande bourgeoisie provinciale,
il vénère son père, médecin célèbre, lui-même fils de médecin, et
s'il renonce à suivre à son tour la carrière médicale, c'est qu'il
ne supporte pas le sang et manque de goût pour les études, auxquelles
il préfère la chasse à la bécasse et la collection de coléoptères.
Il adore la nature, il a toujours été observateur et méthodique,
mais, à l'époque, il passe pour un étourdi : "Vous ne vous
souciez que de la chasse, des chiens et des rats, vous serez une
honte pour votre famille et pour vous-même !", tonne un
jour le terrible docteur Darwin du haut de son mètre quatre-vingt-dix.
Sur ses conseils, Charles se prépare à devenir pasteur et suit sans
éclat le cursus classique à Oxford. Là, il croise la chance en la
personne du professeur Henslow, qui enseigne la botanique, seul
cours que le jeune dandy suit régulièrement. Par amitié pour son
mentor, il s'initie à la géologie.
C'est Henslow qui procure à Darwin l'occasion décisive de son existence.
Le 24 août 1831, peu après qu'il a obtenu son "baccalauréat
ès arts", il lui propose d'accompagner le capitaine Fitz-Roy
à bord du Beagle pour un très long voyage d'étude. Charles
a été choisi pour ses qualités de gentleman accompli (le capitaine
a un caractère difficile) plus que pour ses connaissances, des plus
limitées à l'époque. "Ce n'est pas, écrit Henslow, que je
vous considère comme un naturaliste achevé, mais vous êtes capable
de collectionner et de noter ce qui est digne d'être enregistré."
Le docteur Darwin refuse net. Charles, fils docile, écrit à Henslow
pour exprimer son très vif regret, mais, diplomate, va quêter l'appui
de son oncle, lequel finit par emporter la décision. Reste à convaincre
le capitaine, féru de physiognomonie, qui trouve le nez du jeune
homme trop rond... Le 21 décembre 1831, le Beagle
lève l'ancre pour un tour du monde qui durera cinq ans. De ce voyage
inconfortable, la légende a fait une odyssée, un périple fondateur
dont tout naturaliste doit réciter les étapes : la découverte,
près de Montevideo, de fossiles géants, ancêtres présumés des tatous,
celle des Aborigènes en Australie, l'émerveillement devant la splendeur
des forêts tropicales, la curiosité face à la diversité des tortues
spécifiques à chacune des îles Galapagos, etc. Ce serait au cours
de cette expérience que l'illumination aurait transformé l'apprenti
collectionneur en savant de génie.
La réalité est plus complexe : si le jeune naturaliste est
revenu de ce voyage transformé, mûri - et malade d'une fièvre étrange
qui ne le quittera plus -, s'il a amassé tous les éléments qui serviront
à étayer ses recherches, l'idée de L'Origine des espèces
n'a pas germé à bord du Beagle. Elle naîtra après son retour,
pendant la période féconde où il trie ses découvertes et rédige
son journal de bord. Comment ? En soi, l'idée d'une évolution
des espèces n'est pas neuve, Jean Lamarck l'a avancée dès 1809 et
le propre grand-père de Darwin, Erasmus, a écrit une Zoonomie,
plus poétique que scientifique. Ne manque à ces théories que l'essentiel :
le mécanisme expliquant la transformation. Darwin, lui, va le trouver.
La nature procède comme les éleveurs, par sélection systématique,
dit-il. C'est la lutte pour la vie qui, à chaque génération, privilégie,
dans une population, les mieux adaptés au milieu aux dépens des
plus faibles. La lecture de Malthus, en 1938, aurait provoqué le
déclic, assure-t-il : " J'avais enfin trouvé une théorie
sur laquelle travailler."
En tout cas, il se garde bien d'en parler à ce moment-là. Pendant
plus de vingt ans, il va rassembler une montagne de documents à
l'appui de sa thèse, prévenant toutes les objections, amassant les
preuves, enquêtant par courrier sur les méthodes des éleveurs de
pigeons, sur le sens de l'orientation des abeilles ou des chats
domestiques, etc. Sans publier une ligne de ses réflexions. En 1839,
il a épousé sa cousine, Emma, déjà âgée pour l'époque (30 ans),
mais cultivée, pieuse et dotée de revenus qui, ajoutés aux siens,
lui permettent de vivre sans exercer un métier. Toujours méticuleux,
il a listé les avantages et les inconvénients de cette union et
conclu : "Marry ! Marry ! Marry !"
En 1842, il rédige quand même une ébauche de sa thèse, assortie
de consignes en cas de malheur. Elle restera stockée pendant des
années sous l'escalier, entre raquettes de tennis et manches de
croquet, servant de réserve de papier à brouillon aux enfants, pendant
que Darwin se consacre à d'autres études. Rien ne presse, pense-t-il
en collectionnant les observations comme, jadis, les insectes -
"Je suis, comme Crésus, submergé par la richesse des faits que
je possède."
Pourtant, en 1858, un jeune naturaliste, Alfred Russel Wallace,
lui adresse un mémoire développant presque mot pour mot la même
thèse. Le choc est rude. Vexé, réticent, mais aiguillonné par la
concurrence, Darwin, sur les instances de ses amis, se résigne à
publier, d'abord une esquisse, puis De l'origine des espèces,
500 pages écrites en moins d'un an dans un style imagé, personnel,
très accessible - gage du succès. De ce succès, il ne profitera
guère, cloîtré chez lui, refusant obstinément les hommages publics
comme il fuit les confrontations. A Down House, il écrit, réfléchit
et écrit encore, pour enfoncer le clou et répondre à ses détracteurs.
Autant d'ouvrages savants qui lui semblent la seule façon honorable
de se défendre.
Darwin est la preuve que le génie peut être modeste et ne s'accompagne
pas forcément d'excentricité. Simple, aimable, conciliant, sensible
aux critiques comme aux louanges, il s'intéresse beaucoup à l'accueil
qu'on fait à ses idées, non par vanité mais par besoin de convaincre.
Dans son autobiographie, rédigée en 1876, six ans avant sa mort,
il ne se reconnaît, outre l'amour des sciences, que des " dons
d'observation" et une "patience sans borne". Le génie ?
C'est une autre histoire. "Etant donné la médiocrité de mes capacités,
il est vraiment surprenant que j'aie aussi considérablement influencé
l'opinion des hommes de sciences", écrit-il. Même en faisant
la part de l'extrême modestie de bon ton à l'époque, l'aveu est
étonnant.
Certains en ont tiré argument pour l'accuser de plagiat. A-t-il
été inspiré par le mémoire d'un naturaliste resté obscur, Edward
Blyth, lequel a évoqué dès 1835 la "lutte pour la vie" ?
C'est possible, mais cela ne change rien, car Blyth, prisonnier
des thèses dominantes, n'en a pas tiré les conclusions. Le secret
de Darwin, sa seule originalité, est son extraordinaire capacité
à vivre et penser seul, loin de la société et de ses influences.
Une indépendance discrète, mais tenace, qui s'exprime dans tous
les domaines de sa pensée : il a perdu la foi en 1851, après
la mort de sa fille Annie, âgée de dix ans, mais il l'a tu pour
ne pas peiner sa femme ni choquer l'opinion. De même il a cherché
en silence, pendant vingt-deux ans, quasiment pour lui-même, le
secret de la vie. C'est sa force. Si elle n'avait été écrite par
un reclus doublé d'un esprit méthodique et prudent, sa thèse n'aurait
jamais supporté le feu des critiques.
Car Darwin a gagné. Même si la naissance des espèces pose toujours
le problème du "chaînon manquant", nul scientifique ne conteste
plus sérieusement l'évolution. Amendé dans les années 1930 par les
découvertes de la génétique, le transformisme a fécondé toutes les
disciplines, débordant largement les sciences de la nature pour
gagner l'histoire, la philosophie ou la sociologie, générant parfois
de dangereuses dérives (eugénisme, racisme). Dans les années 1980,
Richard Dawkins a relancé le débat - nous ne serions selon lui que
le jouet de nos propres gènes, soucieux de se reproduire à l'infini...
" La théorie néodarwinienne de l'évolution ne cesse d'incorporer
des données nouvelles, de remettre en cause ses principes fondamentaux,
de s'ouvrir aux critiques", lit-on dans la préface du "Monde
selon Darwin", numéro spécial de Sciences et avenir d'avril 2003...
Véronique Maurus
En savoir plus
1809 : Charles Darwin naît à Shrewsbury, cœur de l'Angleterre
profonde, où son grand-père, Erasmus, puis son père, Robert, ont
exercé la médecine. Sa mère est la fille de Josiah Wedgewood, fondateur
de la célèbre fabrique de céramique.
1828 : après avoir abandonné ses études de médecine, Charles
entre à Cambridge dans le but de devenir pasteur. Il rencontre le
professeur Henslow, botaniste, et se lie d'amitié avec lui.
1831 : Henslow propose à Darwin d'accompagner le capitaine
Fitz-Roy, au titre de naturaliste, au cours d'un voyage autour du
monde qui durera cinq ans, à bord du Beagle. Le jeune naturaliste
découvre les terres australes. Il prélève de nombreux échantillons
et remplit de pleins carnets de ses observations. De retour à Cambridge
puis à Londres, Charles classifie ses découvertes avec l'aide de
spécialistes et commence à réfléchir à la théorie de l'évolution.
1839 : il publie le Voyage d'un naturaliste autour du monde
et épouse sa cousine germaine, petite-fille de Josiah Wedgewood,
dont il aura 10 enfants.
1842 : le couple s'installe à Down House, dans le Kent. Darwin
rédige une ébauche de sa thèse et se consacre pendant sept ans à
une étude sur les bernacles.
1859 : aiguillonné par la concurrence et poussé par ses amis,
le savant se décide à publier De l'origine des espèces par voie
de sélection naturelle, qui s'arrache aussitôt. De 1862 à sa
mort, en 1882, Darwin écrira 8 ouvrages développant sa thèse.
Outre son autobiographie (éditions Belin, 1985) et ses propres
œuvres, on peut lire Darwin et la science de l'évolution,
dans la collection "Découvertes", de Gallimard.
GALILEO GALILEE
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.07.03
SEULS CONTRE TOUS (3/12)
Galilée le présomptueux
LE MONDE | 22.07.03 | 13h33 • MIS
A JOUR LE 22.07.03 | 14h24
"Et pourtant, elle tourne..." En soutenant la théorie
de l'hélio- centrisme, le plus illustre des savants de son temps a
été jugé hérétique par l'Inquisition.
Il a trôné dans le salon de tous les instituteurs de la IIIe République.
En bronze doré, version pendule, ou en sépia, version lavis, Galilée
à demi nu, boulet au pied, vêtu d'une toge censée figurer les haillons
du pénitent, rumine dans sa barbe bouclée à la Henri IV le verdict
des juges de l'Inquisition, en gravant sur une pierre le schéma
(vrai) du système solaire.
Pour un peu, on croirait l'entendre murmurer le célèbre "Eppur
si muove !" ("Et pourtant, elle tourne !"), au rythme
lent du balancier - dont il a le premier imaginé le principe. Symbole
éternel de la vérité bafouée par l'obscurantisme religieux, il est
le plus célèbre des héros de la science, le martyr laïque par excellence.
A l'époque des "hussards de la République", son Dialogue
a été retiré de l'Index, mais l'Eglise ne l'a toujours pas réhabilité,
et c'est pour cela qu'on l'aime.
Pourtant, en juin 1633, pendant son procès, le vieillard ne croupit
pas en guenilles dans les cachots de l'Inquisition romaine. S'il
rumine dans sa barbe, c'est confortablement installé dans les salons
de l'ambassade de Toscane à Rome. De noir vêtu, à la mode des clercs,
il n'a enfilé la robe blanche du pénitent que l'espace d'une journée,
le temps d'abjurer face à ses juges. Puis il a regagné l'ambassade,
où le pape, par égard envers le grand duc de Toscane et la santé
précaire du savant, lui a permis d'attendre pendant les trois mois
de l'instruction, puis d'effectuer les premiers jours de sa "réclusion".
Quelques jours plus tard, il sera confié à la garde bienveillante
de l'un de ses plus anciens admirateurs, l'archevêque de Sienne,
qui lui prête sa litière pour limiter les fatigues du voyage. Il
y tiendra salon pendant cinq mois avant de regagner sa propre villa,
à Arcetri, dans les environs de Florence, à deux pas du couvent
où vivent ses deux filles. En tout et pour tout, il n'aura passé
que quinze jours dans les locaux de l'Inquisition, non dans une
cellule, mais dans une chambre des officiers de palais du Saint-Office.
Agé de 69 ans, Galileo Galilei, en 1633, n'est pas un chercheur
solitaire ni un idéaliste prêt à mourir pour ses idées, encore moins
un hérétique. Mais le plus illustre des savants de son temps, un
homme honoré, protégé, connu dans toute la chrétienté. Un homme
qu'il faut ménager. Le verdict est un compromis, négocié pendant
des mois par un dominicain, le commissaire Firenzuola, qui a fait
la navette entre l'ambassade et le Saint-Siège : Galilée renoncera
solennellement "à la fausse opinion selon laquelle le Soleil
est au centre du monde et immobile et que la Terre n'est pas au
centre du monde et se meut".
Le texte de son abjuration publique sera affiché dans toute l'Europe
par les inquisiteurs locaux afin de prévenir d'éventuels émules,
moyennant quoi il évitera la torture et le bûcher, sa peine étant
commuée en une sorte de mise en résidence surveillée et son Dialogue
interdit. Ce qui n'empêchera pas ledit Dialogue de s'arracher
sous le manteau - son prix sera multiplié par six en un été - ni
Galilée de continuer ses recherches : son dernier livre, Les
Discours, somme de ses découvertes en mécanique, sera publié
cinq ans plus tard à Leyde, en Hollande.
Quant à la fameuse petite phrase, il l'a peut-être murmurée, mais
en privé, loin des oreilles ennemies. Et encore, ce n'est pas sûr.
D'une part, la théorie de l'héliocentrisme n'est pas la sienne,
mais celle d'un moine polonais, Copernic, mort en 1543. Il l'a défendue
malgré l'interdiction parce que ses propres recherches l'avaient
convaincu, mais, ayant évité le pire, il n'est sûrement pas prêt
à risquer une seconde fois sa peau pour une impertinence. D'autre
part Galilée est croyant et son repentir est sincère. Il n'a pas
voulu affronter l'Eglise, qu'il respecte, encore moins le pape,
qu'il considérait comme un ami.
S'il a péché, c'est, comme il l'admet, par "ambition vaniteuse,
pure ignorance et étourderie", non par duplicité. Fort de sa
renommée et de ses arguments, il espérait convaincre les catholiques
qu'ils faisaient fausse route. Moins que l'héliocentrisme, il défendait
la science face à la théologie et cherchait, non sans présomption,
à les réconcilier.
Il a surestimé ses appuis, sous-estimé ses adversaires et, surtout,
il a totalement négligé l'enjeu politique. En pleine Contre-Réforme,
alors qu'en Allemagne la guerre de Trente Ans fait rage, le pape
Urbain VIII, lettré déjà critiqué pour son indulgence vis-à-vis
des humanistes et son alliance avec Richelieu, menacé au Sud par
l'Espagne, et dans le Nord par la propagation des idées protestantes,
ne peut pas se permettre de laisser un de ses anciens protégés diffuser
des idées hérétiques. Car, depuis le concile de Trente (1545 à 1564),
le dogme est clair : en toutes choses, y compris la science,
seule l'Eglise est habilitée à dire le vrai, et Aristote, sa référence
universelle, plaçant la Terre au centre du monde, toute théorie
contraire est hérétique. Les jésuites, corps d'élite, sont chargés
de propager la doctrine, l'Inquisition et l'Index de la faire respecter.
Par son arrogance, Galilée s'est mis à dos les premiers ; par
son entêtement, il a bravé les seconds. Bref, il s'est lourdement
trompé et le regrette.
Galileo Galilei est un curieux personnage, une "personnalité
double", souligne Claude Allègre dans le livre qu'il lui a consacré.
D'un côté, c'est un savant passionné, un génie infatigable qui cherchera
toute sa vie à travers l'expérimentation et les mathématiques à
percer les lois fondamentales de la nature, c'est à dire l'œuvre
de Dieu : "La philosophie est écrite dans cet immense livre
qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers.
(...) Il est écrit dans la langue mathématique." De
l'autre, c'est un habile homme de cour, très à l'aise en société,
avide d'honneurs et de récompenses, un "carriériste", dirait-on
aujourd'hui.
Galileo n'en a jamais fait qu'à sa tête. Fasciné par Euclide, qu'il
étudie seul, selon la légende, il bifurque vers les mathématiques
en cours de cursus et sort de l'université à 21 ans sans diplôme.
Qu'à cela ne tienne ! Quatre ans plus tard, sa réputation d'érudit
est telle qu'il décroche la chaire de mathématiques de l'université
de Pise. Il n'y reste que le temps d'explorer les mystères du pendule
et de se voir attribuer le surnom de "bagarreur".
Le 26 septembre 1593, à 29 ans, il est nommé professeur
de mathématiques à l'université de Padoue, qui dépend de Venise.
Là, son génie s'épanouit. Pendant dix-huit ans, il va multiplier
les découvertes qui fonderont la physique moderne : outre la
chute des corps, dont il démontre les lois, il comprend l'accélération
et la relativité des mouvements, travaille sur l'optique, les corps
flottants, etc. Dans chaque domaine, il applique une méthode originale,
combinant expériences et calculs théoriques, qui deviendra "la"
méthode scientifique, encore appliquée aujourd'hui.
A côté de ces recherches fondamentales, il mène divers travaux
d'applications techniques pour arrondir ses fins de mois. Son père
est mort en 1591, il doit subvenir aux besoins de ses sœurs, de
son frère, de sa mère, et bientôt de ses propres enfants, deux filles
et un garçon que lui a donnés une jeune Vénitienne qu'il n'épousera
pas, par convenance - un patricien ne se marie pas avec une plébéienne.
Son maigre salaire de clerc n'y suffit pas. Alors il bricole, dresse
des horoscopes, invente des instruments d'usage militaire ou maritime
qu'il fait fabriquer et dont il vend fort cher le mode d'emploi,
dessine des affûts de canon, écrit un traité sur la manière de construire
les fortifications. Ces activités lui attirent une riche clientèle
et la faveur des puissants. Son salaire est multiplié par vingt.
Il conseille le Doge, forme des généraux, des princes ; la
haute bourgeoisie vénitienne s'entiche de son brio, de son humour
et de ses multiples talents - il joue fort bien du luth.
Dans cet esprit mercantile, il perfectionne en 1609 la lunette
de vue importée de Hollande et, avec l'aide des verriers de Murano,
invente le télescope - qui grossit de trente à cinquante fois, au
lieu de deux auparavant. Il a 45 ans. C'est l'apogée de sa carrière
et le début des ennuis. Car, tout de suite, il tourne son instrument
vers le firmament et découvre, émerveillé, des mondes inconnus.
La Voie lactée et sa poussière d'étoiles, les satellites de Jupiter,
les reliefs de la Lune, les phases de Vénus. Soucieux de relations
publiques, il fait don de l'instrument au Doge, dédie les satellites
de Jupiter aux Médicis et organise des soirées astronomiques sur
sa terrasse. Le tout- Venise accourt, suivi bientôt de toute la
Péninsule, y compris les prélats comme le puissant cardinal Bellarmin,
ou Christophe Clavius, maître des jésuites, qui le cautionnent.
De Prague, Kepler, enthousiaste, lui envoie son Astronomie nouvelle.
Galilée avait déjà des doutes sur le système aristotélicien, il
est définitivement convaincu par les démonstrations du savant protestant.
D'autant que ses propres observations confortent les hypothèses
de Copernic. Prudent, il n'y fait que des allusions dans Le Messager
céleste, dans lequel, en 1610, il expose ses découvertes et
sa philosophie de la science. Le livre fait un triomphe. La renommée
du savant passe les frontières. Henri IV souhaite qu'il dédie à
la France quelques-uns des nouveaux corps célestes.
Là, Galilée fait une énorme bêtise. Le grand duc de Toscane lui
a offert de devenir son philosophe et mathématicien privé, en sus
d'une chaire à vie à Pise. Flatté, il accepte, quitte Venise, ses
amis, sa compagne, case ses filles dans un couvent et commence dans
sa ville natale une seconde carrière. Elle sera beaucoup moins heureuse
que la première. D'abord parce que le climat de Florence réveille
une vieille fièvre et d'autres maladies qui le clouent sans arrêt
au lit. Ensuite parce que ce poste prestigieux l'expose aux jalousies
et aux cabales de ses collègues alliés aux ecclésiastiques les plus
rétrogrades. Enfin parce que la tête lui tourne. Grisé par le succès,
il passe son temps à discourir, écrase ses contradicteurs de sa
morgue, devient têtu, agressif, capricieux, en un mot insupportable.
Oubliant la prudence, il défend de plus en plus ouvertement le
système de Copernic, et nourrit le débat théologique sans voir qu'on
l'accuse déjà d'hérésie en coulisse. Quand le Sacré Collège se réunit
en 1616 pour fixer définitivement la doctrine sur ce point, Galilée
se précipite à Rome. Il fait jouer ses relations, tente de convaincre.
En vain. Le livre de Copernic est mis à l'Index. Cette fois, pourtant,
Galilée s'en tire sans dommage. Les jésuites le protègent encore
et il compte de nombreux admirateurs parmi les cardinaux. Mafféo
Barberini, le futur Urbain VIII, conquis par son intelligence, lui
dédie un poème. Bellarmin, indulgent, lui explique qu'il peut utiliser
l'héliocentrisme à titre d'hypothèse non démontrée, pas comme une
vérité. Aigri, déçu, mais bon catholique, le savant revient à des
études moins compromettantes. Pas pour longtemps.
En 1623, Barberini est élu pape. Galilée se croit tout permis.
Il engage une polémique avec les jésuites au sujet des comètes et
écrit à l'un d'eux : "Vous n'y êtes pour rien, Stasi, il
a été donné à moi et à moi seul de découvrir tous les nouveaux phénomènes
du ciel, et rien aux autres."A Rome, le nouveau pape le reçoit
sept fois et, pour régler l'affaire, lui recommande d'écrire un
livre exposant sans parti pris les deux théories de l'astronomie.
Bien entendu, Galilée est incapable de rester neutre. Le Dialogue
des deux grands systèmes, publié en 1632, ridiculise le défenseur
de la thèse officielle, qu'il nomme maladroitement Simplicio. Le
pape, furieux, croit se reconnaître. La grosse machine de l'Inquisition
se met en branle. Le savant est allé trop loin et le paye.
Il perd l'honneur, mais gagne l'immortalité. Né en 1642, l'année
de la mort de Galilée, Newton reprendra ses recherches et les prolongera,
suivi par Einstein, qui le nommera "père" de la physique moderne.
Il faudra attendre 1992 pour que Jean Paul II se rallie publiquement
à sa philosophie. Il était temps. En 1995, la sonde Galileo parvenait
à proximité de Jupiter...
Véronique Maurus
En savoir plus
1564 : le 15 février, Galileo Galilei naît
à Pise, où il étudie la médecine et les mathématiques entre 1581
et 1585. En 1589, il est nommé professeur.
1592 : après la mort de son père, Galilée
obtient une chaire de mathématiques à l'université de Padoue, où
il découvre, entre autres, la loi de la chute des corps et met au
point la méthode scientifique.
1609 : Galilée observe les étoiles avec son
premier télescope. Il lit le traité de Johannes Kepler et se rallie
aux thèses coperniciennes.
1616 : Copernic est mis à l'Index. Le cardinal
Bellarmin signifie à Galilée qu'il ne peut utiliser l'héliocentrisme
qu'à titre d'hypothèse.
1632 : Galilée publie à Florence son Dialogue
sur les deux grands systèmes du monde, dans lequel il
démontre la supériorité de l'héliocentrisme.
Juin 1633 : il est jugé pour hérésie par
le Saint-Office de l'Inquisition. Après quelques mois à Sienne,
il rentre chez lui, où il est assigné à demeure. Le Dialogue
est interdit.
1638 : Galilée publie les Discours concernant
deux sciences nouvelles. Il perd la vue.
1642 : Galilée meurt le 8 janvier.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.07.03
OSCAR WILDE
Oscar Wilde le déchu
LE MONDE | 30.07.03 | 13h21 • MIS
A JOUR LE 30.07.03 | 13h30
Un devin lui avait promis la gloire et le désastre.
L'écrivain irlandais plein de charme et d'érudition choqua par ses
mœurs et sa frivolité.
Les sujets britanniques ne sont pas foule à Naples, en ce début
de février 1898. Aussi les deux jeunes maîtres d'école attablés
devant leurs cafés ne sont-ils pas surpris lorsqu'un inconnu, les
ayant entendus bavarder, demande la permission de se joindre à eux.
L'immense silhouette un peu molle, les yeux tombants, le sourire
mi-ironique mi-amer leur rappellent vaguement quelque chose ;
le gentleman a manifestement connu des jours meilleurs, mais il
est encore élégant dans son manteau à col de velours, un rien trop
ajusté. Parapluie au bras, chapeau melon à la main, il les salue
de tout son mètre quatre-vingt-dix, se cale sur une chaise avec
aisance et commence à parler.
De quoi ? Peu importe. Ils tombent aussitôt sous le charme
de cette voix profonde aux inflexions raffinées, à la diction parfaite,
où l'humour le dispute à l'esprit pour faire oublier une érudition
sans limites. Pendant une heure, peut-être deux, il parle et cela
leur suffit. Oscar Wilde a toujours affirmé que "le premier devoir
dans la vie est d'adopter une pose". Il continue envers et contre
tout. Prêt à mourir pour un bon mot. Quelques semaines auparavant,
Alfred Douglas, l'homme à qui il a sacrifié sa vie, l'a laissé tomber
après avoir mangé sa maigre pension, "l'expérience la plus amère
d'une vie amère", a-t-il dit, en confiant à un ami qu'il avait
songé au suicide. "Avez-vous pu imaginer passer à Naples toute
votre vie après la vie ?", a demandé l'ami. "Non, la
cuisine est vraiment trop mauvaise !", a-t-il répondu en
riant.
Ce jour de février, il n'a même plus une chemise à se mettre -
un domestique a profité de son désarroi pour lui dérober le peu
qui lui restait, y compris sa précieuse garde-robe. Mais qui s'en
apercevrait ? Il boit, il parle. Les deux jeunes Anglais, éblouis,
ne voient pas les consommations qui défilent, la note qui s'alourdit.
Elle les fera grimacer tout à l'heure, quand le brillant causeur
prendra congé en leur laissant l'addition. Ils ne lui en voudront
pas. Au contraire, M. Greene racontera mille fois à son fils
Graham sa mésaventure napolitaine : "Songez combien il devait
se sentir seul pour consacrer tant de temps et d'esprit à un couple
d'instituteurs en vacances !" Après tout, notera Graham
Greene, "Wilde payait son verre avec la seule monnaie qu'il eût".
A Naples, il peut encore faire illusion. Pas pour longtemps.
Derrière le masque du barde se dissimule un homme brisé, cassé,
ruiné, un paria trop célèbre. Il n'a que 43 ans, mais les deux
années de travaux forcés qu'il vient de purger comptent pour vingt.
Condamné le 25 avril 1895 pour "outrage aux mœurs" (c'est-à-dire
homosexualité, le plus honteux des crimes à l'époque), il a tout
perdu en huit semaines, passant brutalement du statut de star internationale
à celui de monstre, quelque part "entre Gilles de Rais et le
marquis de Sade", soupire-t-il.
Fortune, relations, famille, il n'a plus rien sauf la célébrité,
désormais plus pesante qu'un boulet. "Il me semble parfois avoir
démontré qu'entre la célébrité et l'infamie il n'y a qu'un pas,
et peut-être moins. (...) On me reconnaîtra où que j'aille
et l'on connaîtra ma vie, dans ses folies tout au moins", a-t-il
écrit pendant son incarcération, dans une bouleversante confession,
De profundis.
Désormais, il n'a même plus la ressource de l'écriture. Après la
prison, il lui restait juste assez de force pour écrire La Ballade
de la geôle de Reading, plaidoyer contre la peine de mort et
l'abomination de la vie carcérale. Puis plus rien. Entre Naples
et Paris, la Suisse et de nouveau Paris, il croise parfois d'anciens
amis qui changent de trottoir pour ne pas avoir à le saluer. Un
jour, il rencontre André Gide, très gêné, et le tape de quelques
francs ; cette fois, il ne "paiera son verre" que d'une
phrase poignante : "Il ne faut pas en vouloir à quelqu'un
qui a été frappé." Epuisé, tari, il n'attend plus que la mort,
qui le rattrapera en 1900, à 46 ans, dans un petit hôtel de
la Rive gauche.
Irlandais superstitieux, Oscar Wilde a toujours été hanté par le
sentiment de la fatalité. Elle court en filigrane à travers toutes
ses œuvres, même les plus légères. Comme s'il avait pressenti que
son destin n'était pas la comédie mais le drame. Un jour, un devin
lui a prédit la gloire, suivie du désastre. Il l'a cru. Au point
de s'y abandonner, spectateur de sa propre déchéance. A lire
ses derniers écrits, les questions se pressent en foule. N'en déplaise
à la légende qui en fera un martyr, Wilde n'est pas la victime expiatoire
d'une société coincée ni un militant homosexuel poursuivi pour ses
idées. Il ne le prétendra jamais. La société victorienne, impitoyable
mais hypocrite, tolérait tous les écarts, à condition qu'ils restent
cachés.
"Pas vu, pas puni", telle était sa devise. Wilde savait
parfaitement jusqu'où il pouvait aller. Dans ses livres, l'homosexualité
reste allusive - les juges abandonneront d'ailleurs ce volet de
l'affaire - et, en public, il se gardait bien d'étaler une vie privée
fort agitée.
S'il est victime, c'est d'abord de lui-même, de sa "faiblesse",
dit-il, de son aveuglement, et surtout de la passion destructrice
qu'il a nourrie pour un monstre à visage d'ange, Lord Alfred Douglas,
dit "Bosie" ("petit garçon"), le mauvais génie dont l'allure d'éternel
adolescent évoque de façon troublante le héros maléfique du portrait
de Dorian Gray, pourtant écrit un an avant sa rencontre en 1891,
alors que tout souriait à Wilde, parvenu à l'apogée de son succès.
La vie d'Oscar Wilde se divise en deux phases : avant et après
"Bosie". Avant, il y a la réussite trop facile d'un homme gâté.
Après, la décadence qui aboutira à la catastrophe. Avant, c'est
d'abord une enfance de rêve, en Irlande, entre des parents séduisants
et un peu fantasques. Le père est un don Juan qui élève ensemble
ses enfants légitimes et ses bâtards, aussi bon médecin que piètre
gestionnaire - il ne laissera qu'un maigre héritage. La mère est
une poétesse nationaliste exaltée, petite nièce de Charles Mathurin,
l'auteur de Melmoth, qui, comme son second fils se lève à
midi, fuit le soleil et affectionne les tenues bariolées, romanesques.
Oscar se révèle vite un surdoué des études littéraires, bien qu'il
affiche un détachement de bon goût - on prétend qu'il travaille
la nuit.
Il brille au Trinity College de Dublin, où il décoche une médaille
d'or - qu'il vendra pour survivre à Paris. Il brillera plus encore
à Oxford, où, après avoir travaillé ses humanités, sa "pose"
et sa diction, il se mue en parfait dandy. Major de sa promotion,
il épate ses comparses par ses culottes de velours, ses bas de soie,
son snobisme et son amour immodéré des lys, qu'il dispose dans des
vases de chine bleue. Conquis par l'esthétisme, il se fait le chantre
de "l'art pour l'art", et clame à qui veut l'entendre qu'il
"fera de sa vie un chef-d'œuvre".
IL y réussit fort bien, de façon surprenante. A peine sorti d'Oxford,
sans fortune et sans profession avouée, sans avoir rien produit
sinon quelques critiques, des poèmes ronflants et des pièces injouables,
il devient immensément célèbre. La presse comme la haute société
louent ses réparties, ses extravagances, son impertinence et son
humour. Partout, on le copie, on le cite, on se l'arrache. Après
Londres et Paris, où il fraye avec l'intelligentsia (Verlaine, Mallarmé,
Gide, Degas, Monet, etc.), il conquiert les Etats-Unis au cours
d'une tournée de conférences. Coqueluche des salons, il n'exerce
son talent de conteur qu'en bonne compagnie et consacre le plus
clair de son temps à dénicher le dernier tailleur ou le décorateur
à la mode.
Pourtant il persiste à vouloir devenir écrivain. Et, là encore,
il réussira au-delà de toute espérance avec un roman (Dorian
Gray), des contes et des pièces comiques, comme L'Eventail
de Lady Windermere - qui n'a jamais quitté l'affiche depuis
sa création.
Derrière l'apparente futilité, Oscar Wilde est un homme complexe,
sensible et généreux, tiraillé par des aspirations contradictoires.
Il a adhéré à la franc-maçonnerie tout en flirtant avec l'Eglise
romaine, balancera longtemps entre l'éthique et l'esthétisme, court
les actrices mais bée devant la statuaire grecque. S'il apprécie
la plastique masculine, il n'en demeure pas moins parfaitement conventionnel
dans ses choix : après de longues fiançailles avec le plus
beau parti d'Irlande, il épouse à 30 ans Constance Lloyd, aussi
riche et discrète qu'il est dépensier et flamboyant. Ce n'est pas
une union de façade, la preuve est qu'il lui fait deux enfants en
deux ans. Mais il se lasse vite de ce rôle de "bourgeois malgré
lui" que raille le peintre Whistler. Deux ans après son mariage,
il découvre l'homosexualité, par curiosité semble-t-il, en succombant
aux avances de Robert Ross, dit "Robbie", un jeune étudiant qui
deviendra son plus fidèle ami.
Ce qui n'est encore qu'une expérience discrètement contenue dans
les limites de la bienséance prendra un tout autre tour lorsque
le flâneur de génie, devenu auteur à succès, croisera le chemin
de Lord Alfred Douglas, en 1891. Paresseux mais violent comme son
père, le marquis de Queensberry, dit "Bosie", grand amateur de boxe,
incapable de maîtriser ses pulsions ni ses colères, capricieux,
prodigue de l'argent des autres, a tous les défauts. Mais il est
beau et s'entiche d'Oscar Wilde, lequel, d'abord simplement flatté
par l'admiration du jeune Lord, succombe à son tour. Là, tout bascule.
Sa réputation, ses relations, la prudence, la raison, Wilde oublie
tout, sacrifie tout pour Douglas. Il suit le jeune dépravé dans
les bas-fonds de Londres, règle ses dettes et ses démêlés sordides
avec les prostitués. Il écrit des lettres passionnées que l'autre
égare, et il tombe entre les pattes des maîtres chanteurs. "C'était
comme déjeuner avec des panthères", écrira-t-il. Subjugué, incapable
de rompre, il s'enlise toujours plus. "Ce que le paradoxe était
dans la sphère des idées, la perversité le devenait dans la sphère
de la passion."
Entre autres vices, "Bosie" hait son père, l'insulte, le nargue.
Le marquis, en retour, s'acharne. Traumatisé par le suicide de son
fils aîné, lui aussi impliqué dans une sombre affaire d'homosexualité
avec un ministre en vue, il s'en prend à Wilde plutôt qu'à son cadet
afin de protéger le nom. Tiraillé entre les deux, l'écrivain finit
par prendre la décision la plus absurde de son existence. Le 28 février
1895, le marquis a déposé à son club une carte adressée à "Oscar
Wilde qui pose au somdomite (sic)". Deux jours plus tard,
poussé par "Bosie" qui ne se tient plus, Wilde va au commissariat
déposer une plainte en diffamation puis, toujours sur les instances
de son amant, part à Monte-Carlo, négligeant de préparer le procès.
La débâcle est inévitable. Mal conseillé, Wilde prend les choses
à la légère, plaisante et indispose le jury alors que le marquis
a engagé des détectives, soudoyé dix témoins, bref mis tout en jeu
pour le confondre. Le 5 avril, Queensberry est acquitté sous
les applaudissements. Dans les heures qui suivent, son avocat convainc
le procureur d'engager une nouvelle procédure contre l'écrivain,
sur la base des témoignages recueillis. De plaignant, Wilde est
devenu accusé.
Un journaliste le prévient qu'un mandat d'amener a été lancé, il
a encore le temps de traverser la Manche, comme "Robbie", "Bosie"
et la plupart de ses amis - on se bousculera à Douvres, cette nuit-là.
Lui reste pourtant. Il est arrêté en fin de soirée et aussitôt incarcéré.
Pourquoi ? Fatalisme, inconscience, fascination de la tragédie,
ici, les biographes bredouillent. D'autant qu'une seconde occasion
lui sera offerte un mois plus tard, lorsqu'il obtiendra une mise
en liberté sous caution en attendant d'être définitivement jugé.
Un ami lui propose son yacht. A ce stade, il ne peut plus ignorer
le piège, mais il refuse encore de fuir : "Je veux purger
ma peine"...
Rares sont les hommes qui sont tombés, comme lui, "d'une sorte
d'éternité de gloire" dans "une sorte d'éternité d'infamie".
Encore plus rares ceux qui ont analysé et admis leurs erreurs avec
une telle sincérité. Oscar Wilde adorait les paradoxes, le moindre
n'est pas que cet apôtre de la frivolité ait dû toucher le fond
pour produire son vrai chef-d'œuvre. De profundis, ce long
monologue de 150 pages, est, écrira Albert Camus, "l'un
des plus beaux livres qui soient nés de la souffrance d'un homme".
Car le dandy, découvrant la douleur, comprend qu'il s'est trompé
non seulement sur la vie mais sur l'art et, reniant tout ce qu'il
a été, devient enfin profond. "Mon erreur, avoue-t-il, fut
de me confiner exclusivement aux arbres de ce qui me semblait le
côté ensoleillé du jardin et de fuir l'autre côté à cause de ses
ombres et de son obscurité." Et il ajoute cette phrase, qui
revient en ritournelle : "Le vice suprême est la superficialité.
Tout ce dont on prend conscience est bien."
Véronique Maurus
En savoir plus
1854 : le 16 octobre, Oscar Fingal O'Flahertie Wills
Wilde naît à Dublin, deuxième fils de Sir William Wilde, chirurgien
célèbre.
1871-1878 : il suit des études classiques à Trinity College,
Dublin, puis à Magdalen College, Oxford, où il remporte tous les
premiers prix.
1876 : Oscar voyage en Italie, en Grèce et s'installe à Londres,
où il devient un personnage très en vue, esthète et homme d'esprit.
1882 : il parcourt les Etats-Unis pour une tournée de conférences.
1884 : il se marie avec Constance Lloyd, dont il a deux fils,
Cyril en 1885 et Vyvyan en 1886. En 1886, il a une première relation
homosexuelle avec Robert Ross.
1890 : il publie Le Portrait de Dorian Gray, qui obtient
un énorme succès, de même que les pièces qui suivirent : L'Eventail
de Lady Windermere, Une femme sans importance, Un mari idéal
et L'Importance d'être constant.
1891 : il rencontre Lord Alfred Douglas, fils cadet du marquis
de Queensberry, qui l'entraîne dans les milieux de la prostitution
masculine.
1895 : il engage un procès en diffamation contre le père de
Douglas, qui l'a accusé de sodomie, et le perd. Il est aussitôt
poursuivi, incarcéré et condamné à deux ans de travaux forcés pour
délit d'homosexualité.
1896-1897 : en prison, Oscar écrit une longue confession sous
forme d'une lettre à Douglas, qui sera publiée après sa mort par
Robert Ross, sous le titre De profundis.
1898 : après un séjour en Normandie, où il écrit La Ballade
de la geôle de Reading, Wilde rejoint Douglas à Naples. Celui-ci
l'abandonne, une fois ses dernières ressources épuisées.
1900 : le 30 novembre, Oscar Wilde meurt d'une méningite
à l'Hôtel d'Alsace, rue des Beaux-Arts, à Paris. Il est enterré
à Bagneux et ses restes seront transférés en 1908 au cimetière du
Père-Lachaise.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 31.07.03
RABELAIS
LE MONDE | 21.07.03 | 15h14 • MIS
A JOUR LE 21.07.03 | 17h31
Censuré par le parlement pour hérésie, jugé obscène
par les théologiens, François Rabelais, dont l'anagramme était Alcofribas
Nasier, n'a dû son salut qu'à ses fuites et à quelques protecteurs.
Il est, près de Chinon, un pays béni où l'air est plus doux, le soleil
plus mielleux, la nature féconde, où les vallons défilent, verdoyants
et prospères, piqués de petits bois et de clochers pointus. Un pays
de cocagne, dont les collines ourlées de vignes dissimulent en leurs
flancs des caves troglodytes aussi vastes que des palais. En ces derniers
jours de juin 1543, un homme chemine sur une mule entre champs
et prés. Il transpire sous son bonnet carré et son caban, un vêtement
à manches longues et pans croisés, inspiré du caftan, qu'il a adopté
depuis qu'il a quitté le froc pour apprendre la médecine, il y a quinze
ans. Dessous, l'habit est modeste mais propre, le docteur Rabelais
prône l'hygiène dans un siècle qui n'en a pas, et se targue d'avoir
ainsi fait reculer la mortalité à l'hôtel-Dieu de Lyon. Lui-même n'est
plus tout jeune, mais se porte à merveille, grâce à un régime qui
s'autorise tout - surtout le vin -, mais, pour faire mentir la légende,
avec "juste mesure". Il est maigre, de taille moyenne, les
cheveux poivre et sel, la lèvre moqueuse sous une barbe bien taillée,
les yeux bruns, brillants, "magnifiques", disent ses amis -
et les femmes, qui l'apprécient...
A la ceinture, il porte toute sa fortune : une fourchette, curiosité
ramenée d'Italie, quelques instruments, herbes et poudres nécessaires
à sa pratique, un précieux pot de gingembre vert que lui a offert
l'ambassadeur de France à Venise, et des lunettes dernier cri, dotées
de verres concaves, sans lesquelles, trop myope, il ne peut lire,
ni écrire, ni soigner. Dans un coffre, il a serré les livres dont
il ne s'est jamais séparé en vingt ans de pérégrinations, les Aphorismes
d'Hippocrate, qu'il a commentés en public à l'issue de ses études
médicales, l'Eloge de la folie d'Erasme, son modèle et son
maître à penser, l'Utopie de Thomas More, Platon, Sénèque,
Lucien, plus le sulfureux ouvrage d'un Polonais inconnu, Nicolas Copernic,
qui vient d'être publié à l'insu de l'Eglise et qui circule déjà parmi
les lettrés. Combien de temps échappera-t-il à la censure et à l'Inquisition ?
Maître François soupire, il est triste et, pour la première fois,
découragé. En mars, ses propres livres ont été censurés par le parlement
pour hérésie et, s'il revient dans son "pays de vaches", ce
n'est pas pour voir son frère aîné, qui a hérité des propriétés familiales,
mais pour se cacher en attendant que l'orage passe. Qui viendra le
chercher à la Devinière, cette grosse métairie où son père, avocat
à Chinon, a fait construire il y a un demi-siècle une maternité privée,
loin des miasmes de la ville ? Le petit bâtiment à un étage est
élégant, avec son toit d'ardoise doucement pentu, son escalier extérieur
abrité par un auvent à colonnes, ses chambres dotées de vastes cheminées,
de pierres à évier et de coussièges aménagés dans l'épaisseur des
fenêtres. Le domaine a son puits privé, des caves immenses où l'on
presse le raisin, un jardin de simples où s'alignent pavots, mandragore,
safran et camomille. Là, il a grandi, étudié, rêvé. Là, il peut oublier
les "cerveaux à bourrelets", "cafards", "cagots",
"géants parasites et procéduriers" qui le harcèlent.
Ce n'est pas la première fois que les théologiens le condamnent ;
un an après sa publication, en 1532, Pantagruel a déchaîné
les foudres de la Sorbonne, la puissante faculté parisienne qui veille
sur le respect de la doctrine. Accusé d'obscénité - en sus de l'apostasie
-, il s'en est tiré de justesse grâce à l'un de ses anciens condisciples,
Jean du Bellay, diplomate et évêque de Paris, qui l'a emmené fort
à propos à Rome au titre de médecin. Les esprits calmés, la bienveillance
de François Ier et de sa sœur, Marguerite de Navarre, lui ont
permis de reprendre son poste à l'Hôtel-Dieu de Lyon.
Le succès inattendu de Pantagruel, écrit pour se défouler
- plus de 4 000 exemplaires vendus -, lui avait fait "pousser
des géants dans la tête", et il a récidivé, deux ans plus tard,
avec La Vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel.
Malgré son apparence de grosse farce, sa démesure, les précautions
prises dans la préface et l'usage d'un pseudonyme, il est vrai transparent
(Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais), ce second roman,
brocardant les "sorbonnagres", les moines, l'enseignement scolastique,
les juges et la plupart des institutions a failli lui coûter très
cher.
La parution suivait de peu l'affaire des "placards", une bravade
des réformistes qui avait fait basculer le roi du côté des bourreaux.
Des bûchers s'étaient allumés à Paris et à Rouen, six hérétiques avaient
eu la langue percée, 200 avaient été bannis.
Cette fois, Rabelais n'a dû son salut qu'à la fuite précipitée. Quittant
l'hôpital sans préavis, en février 1535, il a trouvé asile chez
son premier protecteur, Geoffroy d'Estissac, évêque de l'abbaye bénédictine
de Maillezais, un érudit amateur de jardins, qui l'avait déjà recueilli
en 1524, lorsqu'il n'était encore qu'un jeune moine révolté par l'inculture
des dominicains. Puis, l'alerte passée, il a réussi à rejoindre Jean
du Bellay, en partance pour Rome, lequel l'a de nouveau pris dans
sa suite, protégé et fait revenir en grâce. Rabelais a même obtenu
l'absolution du pape pour son apostasie et l'autorisation d'exercer
la médecine tout en réintégrant l'ordre des bénédictins à titre de
chanoine séculier.
Depuis, il a vécu grâce à l'appui de ses protecteurs, le succès de
ses livres et ses talents de médecin - dûment appréciés par ses contemporains
qui le classaient parmi les dix meilleurs praticiens du monde. Il
a parcouru la France et l'Italie, poussé par une soif de connaissance,
d'expériences, inextinguible. A Rome, il a herborisé pour Geoffroy
d'Estissac - à qui il envoyait des graines de salades, de melon, de
haricots inconnus en France -, il s'est passionné pour l'architecture
et l'art antique. Il a rencontré la plupart des grands esprits de
l'époque ou correspondu avec eux, Guillaume Budé, Erasme, Clément
Marot ; il a vu Michel Ange peindre son Jugement dernier et
Pierre Lescot construire le Louvre. Il a dirigé la première dissection
publique à Lyon. A Paris menacé par les troupes de l'Empire, en 1536,
il a assisté aux préparatifs du siège, et à Aigues-Mortes, en 1538,
à la réconciliation de François Ier et de Charles Quint ; à Turin,
il a aidé le gouverneur Guillaume du Bellay, frère de Jean, à administrer
le Piémont. Partout il a observé, des coulisses, les intrigues et
la politique du temps, dont il a régalé ses amis et lecteurs, au prix
d'incessants démêlés avec les autorités. Il est célèbre. Mais seul,
sans le sou et de plus en plus menacé.
Jusqu'ici, son optimisme invétéré, sa foi en l'homme et en Dieu,
sa boulimie de culture, son humour et son indépendance l'ont tenu
debout, marchant toujours vers de nouvelles aventures. Mais, en ce
printemps 1543, il est désemparé. La situation des humanistes n'est
pas brillante. En prêchant le retour aux sources antiques, la responsabilité
de l'homme face à Dieu, en critiquant la décadence de l'Eglise romaine,
les superstitions, les pèlerinages, le culte des reliques, ils ont
favorisé la montée des hérétiques, sans pour autant rallier leur camp.
Longtemps ils ont cru que l'Eglise romaine saurait se réformer de
l'intérieur et ont œuvré pour une réconciliation. Mais l'échec de
la diète de Ratisbonne a mis fin à tout espoir de compromis. Pis,
la répression s'est alourdie.
En 1542, le pape a ranimé l'Inquisition romaine, suivant l'exemple
de l'Espagne. En France, François Ier a définitivement choisi
son camp : Clément Marot et Robert Estienne, entre autres, ont
dû s'exiler à Genève, d'où Calvin dirige la Réforme française. Erasme
est mort, fidèle à sa religion, fidèle à ses idées, Budé aussi, Thomas
More a été décapité par Henri VIII après avoir refusé le schisme
anglican. Suspecté de sympathies hérétiques par les catholiques et
de libertinage par les protestants, Rabelais ne sait plus sur qui
s'appuyer. Deux de ses protecteurs, Geoffroy d'Estissac et Guillaume
du Bellay, sont morts au début de l'année. Il s'est fâché avec son
ami, l'éditeur Etienne Dolet, qui a publié une édition non remaniée
de Gargantua alors qu'il avait pris la précaution d'en expurger
les termes trop provocateurs. En vain, puisqu'il figure désormais
sur la liste des auteurs interdits. A l'époque, ce n'est pas une figure
de style : l'imprudent Dolet finira sur le bûcher pour avoir
bravé les censeurs une fois de trop.
L'âge d'or de la Renaissance est fini. Des années terribles se préparent.
Rabelais le pressent-il ? Sur son lit de mort, Guillaume du Bellay
a fait des prédictions qui l'ont troublé. Lui qui s'est toujours moqué
des astrologues et des diseurs d'avenir, jusqu'à publier des "pronostications"
pastiches - "cette année, les aveugles ne verront que bien
peu, les sourds entendront mal, les riches se porteront un peu mieux
que les pauvres..." -, il s'est pris à douter et prépare un "vrai"
almanach pour l'année 1534. La question du mariage le tracasse aussi.
Il n'a jamais respecté ses vœux de chasteté ; bon vivant, il
a même eu à Paris deux enfants qu'il a fait légitimer par le pape,
et, à Lyon, un troisième, mort en bas âge. Mais il veut rester prêtre,
et catholique. Il songe à Diogène et au stoïcisme, lequel, traduit
en "pantagruélisme", devient "une certaine gaîté d'esprit confite
en mépris des choses fortuites". De tout cela, il a envie de faire
une troisième épopée où, sous couvert de bouffonnerie, il pourra exposer
ses réflexions sur le génie humain.
Le risque est énorme, mais il le prendra, et ce sera le Tiers
Livre, ce "merveilleux Tiers Livre", écrira Anatole France,
"le plus riche, le plus beau peut-être". Le plus lu au cours
du siècle suivant, où il inspirera directement Molière (Le Mariage
forcé) et Racine (Les Plaideurs). Craignant le pire, Rabelais
a pris des précautions. Revenu miraculeusement en cour en 1545, grâce
à l'appui d'amis proches du souverain malade - qu'il aurait soigné
-, il a obtenu un privilège royal pour la publication et s'est bien
gardé d'attaquer directement le clergé. Pourtant, la Sorbonne déclarera
le roman, à peine sorti, "farci d'hérésies diverses", et Maître
François, une fois de plus, devra fuir, à Metz cette fois, une ville
d'empire où il ne craint pas les poursuites, puis de nouveau à Rome.
Jusqu'à sa mort, à Paris, en 1553, dans des circonstances mystérieuses,
il ne cessera de jouer une épuisante et dangereuse partie de cache-cache
avec les autorités, alternant provocations, cavales et retours en
grâce.
ARome, il a encore écrit le Quart Livre, sorte d'odyssée burlesque
à la poursuite de la "dive bouteille". Il en a profité pour
éborgner les mœurs de la papauté et aussi, pour faire bonne mesure,
le "démoniaque Calvin, imposteur de Genève". Il n'a pas eu
le temps de finir la suite, le Cinquième Livre, qui sera publié
sous son nom dix ans après sa mort, sans doute à partir de ses notes,
par un admirateur anonyme.
Il faut lire Rabelais transcrit en langue moderne pour en apprécier
la truculence, l'imagination, la hardiesse, l'intelligence, bref,
le génie, à l'égal de Cervantes ou de Shakespeare. Chaque page est
une mine. Maître François, qui parlait l'italien, le latin, le grec,
l'hébreu, l'arabe et de nombreux patois, qui avait étudié la théologie,
le droit, la médecine, l'architecture, la botanique, l'archéologie,
l'astronomie, et se passionnait pour toutes les découvertes d'un siècle
qui en était riche, a nourri le français de quelque 800 mots,
verbes ou adjectifs - algèbre, bastion, frise, escorte, gymnastique,
bénéfique, indigène, frugal, chahuter, etc. -, et de dizaines d'expressions
comme les "moutons de Panurge", "prendre de la bouteille" ou
"l'habit ne fait pas le moine", pour ne citer que les plus
"célèbres" (un autre de ses mots).
Il a inventé l'anagramme, le calembour et la première contrepèterie,
"à Beaumont le Vicomte" ; le livre de poche et le pastiche.
Outre Molière et Racine, il a inspiré les plus grands, La Fontaine
(abondamment), Balzac, qui le parodiera dans ses Contes drolatiques,
Anatole France, qui lui consacrera une biographie, Céline, Alfred
Jarry, etc. Quant à Gargantua, Pantagruel et Panurge, ils ont fait
le bonheur des illustrateurs, Gustave Doré en tête, avant d'orner
les bistrots et tavernes de France. Par la faute de Ronsard, qui lui
a consacré une fort méchante épitaphe, on l'a souvent assimilé à ses
héros. A tort. Maître François n'était pas un bouffon obèse ni un
moine paillard ou un ivrogne, mais un aventurier de la connaissance,
curieux, sceptique, lucide, qui aimait rire et déguisait ses critiques
en farces pour éviter le bûcher. Un insolent.
Véronique Maurus
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.07.03
Schopenhauer l'incompris
LE MONDE | 25.07.03 | 14h01
En voulant concurrencer Hegel et son système philosophique,
cet inconnu de 32 ans ne verra sa pensée pleine de pessimisme triompher
qu'à la fin de sa vie.
Voilà un jeune homme qui ne doute de rien ! Personne ne le
connaît, presque personne ne sait qu'il a publié, il y a quelques
mois, chez Brock- haus, un gros ouvrage en deux volumes au titre
énigmatique : Le Monde comme volonté et comme représentation.
Et voilà que cet inconnu, âgé de 32 ans seulement, se met en
tête de faire concurrence à Hegel, le grand maître de l'université
de Berlin, le génie de la philosophie universitaire, de la philosophie
allemande, peut-être de la philosophie tout court. Ce dénommé Arthur
Schopenhauer insiste : le doyen de la faculté de Berlin placera
son cours aux mêmes jours et aux mêmes heures que celui de Georg
Friedrich Hegel.
Cet ambitieux n'a pas encore soutenu sa thèse, mais il fait déjà
annoncer son enseignement. Et l'annonce n'est pas des plus modestes :
"Arthur Schopenhauer exposera toute la philosophie, c'est-à-dire
la théorie de l'essence de l'univers et celle de l'esprit humain."
Durée prévue : vingt-quatre semestres !
Il est vrai que Schopenhauer voue à Hegel et à son système une
haine intense. Alors que toute l'Allemagne célèbre la philosophie
de l'histoire de Hegel, sa méthode dialectique, la marche de l'Esprit
à travers les époques et les peuples, la réconciliation de la philosophie
et de la religion chrétienne, ce jeune effronté ne voit chez ce
maître illustre qu'un "charlatan plat, sans esprit, répugnant,
ignorant",dont la philosophie est une "colossale mystification".
A ses yeux, elle constitue "le verbiage le plus creux (...),
le galimatias le plus stupide qui ait jamais été entendu, du
moins en dehors de maisons de fous".
Comment ce verbiage pompeux, qui produit "le plus grand encrassement
possible des intelligences", a-t-il pu valoir à son auteur tant
de notoriété et de pouvoir ? Cette "gloire mensongère, captée,
achetée, produit d'un tissu de faussetés", est malgré tout une
gloire : les auditeurs se pressent en foule au cours de Hegel.
Ils sont environ deux cents, arrivant longtemps à l'avance pour
être certains d'avoir une place et de bien entendre, car Hegel ne
parle pas très fort et possède surtout un accent souabe à couper
au couteau que l'on a du mal, à Berlin, à bien saisir. Il y a là
des étudiants et des professeurs, évidemment, mais aussi des médecins,
des assureurs, des fonctionnaires, des employés. Par dizaines. Et
voilà qu'à la même heure, au cours de Schopenhauer, ils sont cinq.
Schopenhauer croit savoir pourquoi ils sont si nombreux à répéter
les mots creux de Hegel. "Le charlatan de la métaphysique"fait
l'éloge de l'Etat prussien et le jeu du gouvernement, il a donc
aujourd'hui "pour complices intéressés les charlatans de la politique".
Tous ces gens aiment se gaver de mots vides, et comme les termes
creux ("l'Absolu", "l'Être", "la négation de la négation"...)
permettent cette fois de faire carrière, le succès est assuré.
Il l'est même d'autant mieux que cette pensée prétendument nouvelle,
en lieu et place de philosophie, reprend tels quels "les grands
principes de la religion du pays, que chacun a sucés avec le lait
maternel".
Schopenhauer est aux antipodes de tout cela. Allemand de naissance,
il est européen de culture et d'esprit. Son père, Floris, grand
commerçant de Dresde et de Hambourg, lisait le Times chaque
jour, et a envoyé Arthur, à 9 ans, au Havre, pour qu'il
apprenne le français chez un confrère et ami. D'ailleurs, s'il a
prénommé son fils Arthur, c'est que ce prénom est identique dans
la plupart des langues européennes. Schopenhauer ne s'est jamais
coulé dans le moule universitaire. Il n'est pas du sérail. Sa détestation
envers Hegel s'étend aux professeurs de philosophie et demeure vivace
toute sa vie. Vers la fin, il eut cette formule : "Que bientôt
les vers doivent ronger mon corps, c'est une pensée que je puis
supporter ; mais que les professeurs rongent ma philosophie,
cela me donne le frisson !" En outre, cet amoureux du mot
juste s'exprime toujours clairement, en styliste qui sait argumenter
et convaincre. Enfin, peut-être surtout, ce fils des Lumières est
athée, totalement et résolument. Il tient les religions pour des
illusions, les prêtres pour ennemis.
Cela ne l'empêche pas de s'intéresser à la mystique, aux saints,
aux ascètes et aux renonçants, de se passionner précocement pour
les doctrines de l'Inde, de s'enflammer pour le bouddhisme quand
les savants vont commencer à le faire connaître. Il est le premier
philosophe à mettre les Veda et les Upanishad sur le même plan que
Platon et que Kant. Mais, plus que tout, Schopenhauer a le culte
de la vérité. Il croit profondément, presque religieusement, en
la philosophie. Il est convaincu qu'elle doit parvenir à comprendre
l'existence et peut remédier, au moins pour certains, au désordre
qui y règne. "La vie est chose malaisée, j'ai pris la résolution
de consacrer la mienne à y réfléchir", a-t-il écrit à 23 ans.
En un sens, il a tenu parole. Après la mort de son père, pouvant
vivre de ses rentes, il a repris des études, a laissé mûrir en lui
sa propre philosophie, a passé près de cinq ans à rédiger son œuvre
fondamentale, sa pensée unique, et l'a publiée.
Depuis, il attend. Quoi au juste ? Que la vérité soit enfin
reconnue, et que soit glorifié celui qui l'a découverte et exprimée,
en deux gros volumes, chez Brockhaus. Mais rien ne se passe, personne
ne lit, aucun compte rendu ne paraît, la solution du problème de
l'existence ne suscite qu'un silence indifférent et, pour Schopenhauer,
insupportable. Le cours, qu'il inaugure à Berlin en cette année
1820, revêt donc pour lui une importance capitale. Il croit, naïvement
mais intensément, que proclamer la vérité va tout changer. Les auditeurs
quitteront certainement le cours de Hegel, qui finira vite par se
taire. L'humanité se mettra à comprendre, même les professeurs vont
changer d'idées ! Pourtant, au bout d'un semestre, ils ne sont
toujours que cinq. Au semestre suivant, le cours n'a pas lieu, faute
d'auditeurs. Il en ira de même par la suite. Au bout de deux années,
l'annonce disparaît.
Le contrecoup de cet échec est particulièrement rude pour le jeune
philosophe. Il a beau demander à l'un de ses amis de surveiller
les "endroits où l'on parle (de lui) dans des livres,
des journaux, des revues littéraires", rien ne se dit. Il en
tombe malade, doit garder le lit plusieurs mois, pour des troubles
mal identifiés qui ressemblent à un épisode dépressif. Il se demande
s'il est encore à la hauteur de sa propre pensée, s'il pourra poursuivre.
Il a le sentiment d'avoir déjà fait son temps, d'avoir perdu tout
avenir, sans que personne ait pris conscience de sa valeur. Heureusement,
l'homme a de la ressource. Son amertume se transforme vite en sarcasme,
et en autoglorification. Après tout, il ne s'adresse qu'à la postérité,
non à "la foule des singes".
"Ils n'ont pas daigné m'écouter ; mais le temps qui marche
fera tout paraître au grand jour", écrit-il pour se remettre
de l'échec de son cours. Il se répète qu'en fait il ne dialogue
qu'avec les siècles et ne s'adresse qu'à la postérité. Il vaut mieux,
quand même, se le répéter régulièrement. Ce ressassement aide, quand
on est aussi seul qu'il peut l'être, durant tant de temps. En fait,
cet échec n'existe pas, il s'agit seulement d'un gigantesque malentendu.
Schopenhauer n'a qu'une identité, marquée intérieurement du sceau
de la victoire. Il note, en 1823, dans son carnet de brouillon secret :
"Si, par moments, je me suis senti malheureux, ce fut alors par
suite d'une méprise, d'une erreur sur la personne, je me suis pris
pour un autre que celui que je suis, et je me lamentais sur les
misères de cet autre : par exemple, je me suis pris pour un
chargé de cours qui n'est pas promu titulaire de chaire et qui n'a
pas d'auditeurs (...) . Je suis celui qui a écrit Le
Monde comme volonté et comme représentation et qui a apporté
une solution au grand problème de l'existence. (...) C'est celui-là,
moi, et qu'est-ce donc qui pourrait inquiéter celui-là dans les
années qui lui restent encore à vivre ?"
Rien ne l'inquiète donc plus. Ni ses échecs sentimentaux ni les
querelles avec sa mère Johanna, amie de Goethe, romancière à succès
dont, en 1831, on édite les œuvres complètes en 24 volumes.
Pas même le nombre très faible d'exemplaires de son grand œuvre
écoulés en dix ans. Sur un tirage de 800 exemplaires en 1819,
l'éditeur en a encore 150 en magasin en 1828, mais un bon nombre
a été mis au rebut. Schopenhauer tente encore de se faire connaître
comme traducteur, puis finit par renoncer. Il attend, à Francfort,
menant sa vie réglée de rentier célibataire, flûte le matin, travail,
promenade avec son caniche et baignade dans le Main, quelle que
soit la saison. Il attend que la postérité le rejoigne. Et cela
dure trente ans ! Trente ans de silence presque total, de 1823
à 1853. "Si j'étais roi, l'ordre que je donnerais le plus souvent
et avec le plus d'insistance serait celui-ci : "Laissez-moi
seul !"" Pour donner cet ordre, il lui a suffi de développer
sa pensée. Elle a tout, en effet, pour faire le vide autour de lui.
Dans un siècle marqué par le triomphe de l'histoire, les contrecoups
de la Révolution française et la montée des révoltes, Schopenhauer
est bien le seul à proclamer avec tant de force qu'il n'y a rien
à attendre des événements. La condition humaine, à ses yeux, est
toujours continûment la même. Quelle que soit l'époque, l'humanité
est confrontée aux mirages du bonheur et aux réalités de la souffrance.
"La race humaine est une fois pour toutes et par nature vouée
à la souffrance et à la ruine." Voilà le secret de l'existence,
qui n'est pas vraiment joyeux. Nos aspirations, nos raisonnements,
nos créations sont traversés par une force qui nous échappe, la
Volonté, qui agit en nous comme dans la Nature, y compris dans la
matière inanimée. Tout ce que veut la vie, c'est se poursuivre,
persister. La volonté singulière d'un individu n'a qu'une existence
illusoire, elle est de toutes parts immergée dans le jeu infini
et absurde d'une réalité qui la dépasse et finit par la détruire.
Difficile, en apparence, de devenir populaire quand on professe
un pessimisme aussi noir que celui de Schopenhauer. A ses yeux,
l'Enfer de Dante n'est rien d'autre que l'existence telle que nous
la connaissons, bien que nous fassions tout pour mentir et oublier.
"Les efforts sans trêve pour bannir la souffrance n'ont d'autre
résultat que d'en changer la figure." Ou encore : "Aujourd'hui
est mauvais, et chaque jour sera plus mauvais, jusqu'à ce que le
pire arrive." Malgré tout, cette pensée caustique, solitaire
et parfois farouche, orpheline de toute consolation divine, finit
par rencontrer, dans l'Europe des années 1850, un écho qui ira grandissant
jusqu'à la fin du siècle. Schopenhauer devient l'éducateur de la
modernité, au point que pratiquement tous les créateurs, à la charnière
du XIXe et du XXe siècle, portent l'empreinte
de Schopenhauer, de Proust à Kandinski, de Strindberg à Dürrenmatt,
de Maupassant à Nietzsche, de Wagner à Kafka. Peut-être n'y a-t-il
aucun philosophe qui ait exercé sur la vie artistique et culturelle
une influence si profonde et si durable. Que lit, à Londres, en
1916, un comédien obscur du nom de Charlie Chaplin, qui s'en trouve
bouleversé ? Le Monde comme volonté et comme représentation.
A la fin de sa vie, le philosophe assiste, mi-ému et mi-moqueur,
au commencement de ce triomphe : portraits, bustes, visites,
études. Voilà qu'on donne des cours sur sa pensée, alors que Hegel
a de moins en moins de disciples... Est-il heureux ? Ce serait
étrange, de la part de celui qui soutient qu'"une vie heureuse
est une contradiction dans les termes". A l'un de ses visiteurs,
il déclare : "Je me sens étrange, avec mon actuelle gloire.
Il vous est certainement déjà arrivé de voir, avant une représentation
théâtrale, un lampiste encore occupé à la rampe, présent au moment
où la salle devient obscure, et disparaissant rapidement dans les
coulisses - à ce moment où se lève le rideau. Voilà ce que je ressens
être, un attardé, un survivant, alors qu'on donne déjà la comédie
de ma gloire." Il rejoint les coulisses le 21 septembre
1860. Depuis, la pièce continue.
Roger-Pol Droit
En savoir plus
- Pour une première découverte, on se reportera au Schopenhauer
de Didier Raymond (Seuil, "Ecrivains de toujours", rééd. 1995)
- La biographie la plus complète est celle de Rüdiger Safranski,
Schopenhauer et les années folles de la philosophie (PUF,
"Perspectives critiques", 1990)
- L'œuvre maîtresse de Schopenhauer, Le Monde comme volonté
et comme représentation, est disponible en traduction
française aux Presses universitaires de France.
- Une bonne traduction française de sa Correspondance complète
a été publiée en 1996 aux éditions Alive.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 26.07.03
Spinoza le maudit
LE MONDE | 23.07.03 | 12h57
Pour avoir assimilé Dieu à la Nature, et douté
de l'immortalité de l'âme, le jeune homme est exclu, à 23 ans, de
la communauté juive d'Amsterdam.
Il y a foule, ce 27 juillet 1656, dans la grande synagogue
d'Amsterdam, située sur le quai du Houtgracht. Les visages sont
graves. Depuis des jours et des jours, dans la communauté juive,
on commente l'événement. Spinoza, le jeune, le fils, celui qui a
repris les affaires de son père Michaël, l'honorable marchand, décédé
il y a deux ans, va être solennellement exclu de la communauté.
Dans un instant, devant l'Arche, tous entendront le texte rapporté
de Venise par Rabbi Mortera. Le jeune homme a seulement 23 ans.
Pour en arriver là, il s'est montré singulièrement obstiné. Les
juifs d'Amsterdam ne sont pas particulièrement rigides ni sévères.
Il y a une cinquantaine d'années qu'ils se sont installés dans la
ville, venant pour la plupart du Portugal, comme les Spinoza, où
les familles s'étaient réfugiées quand la reine Isabelle avait décidé,
en 1492, de les expulser d'Espagne. Ils ne sont pas encore officiellement
citoyens hollandais, mais, à titre de "groupe étranger",
ils bénéficient de la tolérance religieuse de l'Union d'Utrecht.
De fait, la communauté et ses écoles ont prospéré. Et de nombreux
courants d'idées traversent ces groupes de négociants, médecins
et banquiers. Pour se faire exclure solennellement, il faut y avoir
mis du sien.
Ce n'est évidemment pas mortel, comme de se faire brûler, si c'était
une affaire d'hérésie catholique à Rome. Sans doute est-ce aussi
moins terrible que d'être embastillé ou torturé. Malgré tout, le
herem, qui existe depuis le début de l'ère commune, est un
châtiment grave. Le terme désigne une chose dont on ne doit pas
faire usage, ou une personne avec laquelle on ne doit avoir aucun
contact. Par extension, le mot s'emploie pour le texte rédigé pour
écarter un membre de la communauté en raison de son inconduite.
Celui qui est ainsi frappé ne peut ni vendre ni acheter, ni enseigner
ni recevoir un enseignement. Nul ne peut lui adresser la parole,
et il n'est plus admis à participer à aucun des rites. Heureusement,
cette mort symbolique est généralement temporaire. Dans le cas de
Baruch Spinoza, aucune des mesures ne sera jamais rapportée. Et
les paroles prononcées sont d'une dureté particulière. Voici que
l'on commence à lire quelques mots de préambule : "Les Messieurs
du Maamad vous font savoir qu'ayant eu connaissance depuis quelque
temps des mauvaises opinions et de la conduite de Baruch de Spinoza,
ils s'efforcèrent par différents moyens et promesses de le détourner
de sa mauvaise voie."
On dit que pour tenter de convaincre le jeune Spinoza d'abandonner
ses convictions, les rabbins ont discuté pied à pied avec lui. Ses
anciens maîtres, ceux de l'école Talmud Torah où il avait été un
si brillant élève, qui connaissait toujours les textes et comprenait
aussitôt tous les commentaires, sont venus pour tenter de le fléchir,
voire de l'intimider. En vain. Ils tentèrent d'obtenir au moins
son adhésion de façade : qu'il vienne normalement à la synagogue,
et l'on ferait comme si rien n'était. A bout d'arguments, l'un d'eux
aurait proposé à Spinoza 1 000 florins pour qu'il se fasse
voir de temps en temps. Sa réplique : même avec dix fois plus
il ne viendrait pas, car il ne cherche que la vérité, non l'apparence.
Il faut donc employer les grands moyens. "Ne pouvant porter
remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations
sur les horribles hérésies qu'il pratiquait et enseignait et sur
les actes monstrueux qu'il commettait et ayant de cela de nombreux
témoins dignes de foi qui déposèrent surtout en présence dudit Spinoza
qui a été reconnu coupable ; tout cela ayant été examiné
en présence de Messieurs les rabbins, les Messieurs du Maamad décidèrent
que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la nation d'Israël à
la suite du herem que nous prononçons maintenant en ces
termes :
"A l'aide du jugement des saints et des anges, nous excluons,
chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement
de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et
des six cent treize commandements qui y sont enfermés. (...)
Qu'il soit maudit le jour, qu'il soit maudit la nuit ;
qu'il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu'il veille. Qu'il
soit maudit à son entrée et qu'il soit maudit à sa sortie. Veuille
l'Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Eternel allumer contre
cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés
dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde
et à tout jamais et qu'il plaise à Dieu de le séparer de toutes
les tribus d'Israël l'affligeant de toutes les malédictions que
contient la Loi." La fin du document parachève la rupture :
"Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation
ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que
personne ne l'approche à moins de quatre coudées. Que personne ne
demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun
de ses écrits."
ON dit qu'un excité aurait tenté de poignarder ce fier jeune homme.
Il n'aurait été blessé que superficiellement, mais aurait conservé
de longues années son manteau troué par le poignard pour se souvenir
des méfaits du fanatisme. Qu'a-t-il donc fait pour susciter tant
de colère ? Avec ses grands yeux noirs, son visage long, sa
peau mate, son air si doux, personne ne pourrait l'imaginer dangereux.
Il passe d'ailleurs pour très calme, ne se met jamais en colère,
ne rit jamais de manière bruyante ou inconsidérée. Tout le monde
sait qu'il est d'une intelligence remarquable, comprend tout très
vite et retient l'essentiel avec la plus grande exactitude. Qu'a-t-il
dit pour être si rudement traité ? Quelles idées lui valent
de se retrouver seul contre tous ? Le jeune Spinoza a-t-il
été exclu de la communauté pour avoir explicitement soutenu que
l'immortalité de l'âme est un mythe ? Ou bien que Dieu et la
nature sont deux noms pour une seule et même réalité ? Ou encore
que notre volonté n'est pas libre ? C'est probable, mais il
n'y a pas moyen de le savoir avec certitude. Faute de documents,
nous ne savons pas ce que disait, pensait Baruch Spinoza au moment
de son exclusion de la communauté juive d'Amsterdam. Il est possible
de le conjecturer à partir de ce qu'il écrira plus tard et des milieux
qu'il fréquente à l'époque, mais une marge d'incertitude demeure.
On le voit dans une série de cercles connus pour leur critique de
la religion, comme l'école de Franciscus Van Enden, où il découvre
en apprenant le latin les penseurs de l'Antiquité. Le jeune Spinoza
est également en relation, à cette époque, avec des marchands érudits
et des médecins formés aux sciences nouvelles, lecteurs de Descartes
et amateurs de philosophie. Il baigne évidemment dans le climat
d'effervescence intellectuelle et de liberté spirituelle qui caractérise
Amsterdam dans le milieu du XVIIe siècle
Seule certitude : il se retrouve seul contre tous, non pour
une affaire de mœurs ou une malversation, mais à cause de ses convictions
philosophiques. C'est en philosophe qu'il refuse de les abandonner,
et assume les conséquences de son exclusion. Pierre Bayle lui attribue
même une Apologie, aujourd'hui perdue, pour justifier sa sortie
de la synagogue. Selon des témoignages de contemporains, le jeune
homme aurait dit, en parlant du sort qui lui était réservé :
"On ne me force à rien que je n'eusse fait de moi-même si je
n'avais craint le scandale." Il aurait même ajouté, ce qui ne
manque pas d'ironie provocatrice : "J'entre avec joie dans
le chemin qui m'est ouvert, avec cette consolation que ma sortie
sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors d'Egypte."
Spinoza n'est pourtant pas parti. Selon toute vraisemblance,
il est resté dans la ville d'Amsterdam, bien que les historiens
perdent sa trace quelque temps. Ses amis ont dû subvenir à ses besoins,
devenus extrêmement modestes. Il a songé à gagner sa vie comme peintre.
Ses capacités en dessin sont connues, bien qu'aucune preuve tangible
ne nous soit conservée. Finalement, le philosophe s'est tourné vers
l'artisanat scientifique : la fabrication de lentilles pour
lunettes et microscopes. Il y acquiert une notoriété importante
et peut en vivre durant la majeure partie de son existence.
Cinq ans après le herem, en 1661, on le retrouve établi
à Rijnsburg, petite bourgade célèbre aujourd'hui pour sa culture
des tulipes, qui est à l'époque un fief de la libre-pensée. On visite
encore sa maison : à l'étage, la chambre ; au rez-de-chaussée,
deux petites pièces. Dans l'une, Spinoza lit et écrit ; dans
l'autre, se tient son atelier de polissage des lentilles, activité
solitaire et précise. L'artisan-philosophe migre bientôt pour Voorburg.
Le mathématicien et astronome Huygens écrit à son frère, en 1667 :
"Les lentilles que le Juif de Voorburg avait dans ses microscopes
avaient un poli admirable." Dirk Kerkrinck, médecin renommé,
écrit pour sa part : "Je possède un microscope de toute
première qualité fabriqué par ce Benedictus Spinoza, ce noble mathématicien
et philosophe." Le solitaire, entouré malgré tout d'un cercle
d'amis, ne s'occupe pas seulement de verres. Il taille aussi, et
polit, et ajuste des concepts. Habitant de simples chambres meublées,
mangeant peu, fumant de temps à autre une pipe avec ses hôtes, il
renonce à la succession de son père, refuse l'argent de ses disciples
et décline en 1673 l'offre d'une chaire de philosophie à Heidelberg.
Car cet obscur devient vite célèbre. Ses entretiens avec quelques
élèves aboutissent, en 1661, au Court traité, son premier
ouvrage oublié. Il rédige le Traité de la réforme de l'entendement
et travaille, dès cette époque, à l'Ethique, dont rien ne
sera publié de son vivant. Nombreux et solidaires, les concepts
sortant de son atelier philosophique découragent un exposé hâtif.
On pourrait malgré tout considérer qu'il y a, dans sa pensée, trois
formules liées qui disent l'essentiel.
Deus sive Natura, Dieu, c'est-à-dire la Nature. Cette
formule constitue le socle, en quelque sorte, de toutes les analyses
spinozistes. Le bouleversement dans la conception de Dieu est radical :
Dieu n'est plus une personne ni une Providence. Il n'est plus pur
esprit ni séparé du monde. Pis, ou mieux, comme on voudra :
Dieu-la-Nature n'a ni libre arbitre ni volonté. Substance infinie,
sans commencement ni fin, sans extérieur, il englobe tout, et en
lui tout a lieu en raison de la nécessité. Il n'y a donc pas d'exception
humaine au règne des lois naturelles et du déterminisme. D'où la
deuxième formule-clé : "L'homme est une partie de la nature."
Là encore, pas d'effet sans cause, de liberté souveraine, de choix
arbitraire. Nos désirs comme nos décisions sont déterminés par des
causes qui pourront être biologiques, sociologiques, psychiques.
Si nous nous croyons libres, c'est que nous ignorons ces causes
qui nous déterminent. "L'enfant croit désirer librement le lait."
Les passions des hommes et les effets de leurs désirs ne doivent
donc plus faire l'objet de condamnation ou d'éloge mais d'analyse
et d'étude rationnelle. Cessons de juger, tentons de comprendre
comment ça marche. Si l'on rapproche pour finir la première formule,
"Dieu, c'est-à-dire la Nature", et "L'homme est une partie
de la Nature", on en déduit aisément que l'homme est une partie
de Dieu. C'est pourquoi Spinoza peut écrire : "Nous sentons
et expérimentons que nous sommes éternels" et déboucher sur
une forme de sagesse où se conjoignent rationalité et mystique.
On ne saurait oublier la dimension politique de son œuvre, qui
le porte à chercher le type de régime où la pensée n'est pas soumise
à obéissance. Le Traité théologico-politique est le second
texte publié avant sa mort, sous un anonymat vite démasqué. Sa question
centrale : pourquoi les hommes se battent-ils pour leur servitude
comme s'il s'agissait de leur liberté ? Quand il meurt, le
21 février 1677, de phtisie sans doute, Spinoza est suivi,
le 25, par six carrosses jusqu'à la fosse commune. Quelques mois
plus tard, un don anonyme permet l'impression, sans nom d'auteur
ni d'éditeur, de ses Opera posthuma, qui regroupent l'Ethique,
un Traité politique (sa dernière œuvre, restée inachevée),
le Traité de la réforme de l'entendement, ses lettres, et
un Traité de grammaire hébraïque. Assez pour devenir l'un
des penseurs les plus importants de l'histoire de l'humanité sans
cesser pour autant d'être, à sa manière, seul contre tous. Mais
il pense que c'est le lot de ceux qui s'attachent à la vérité, puisque,
comme il l'écrit lui-même : "Une chose ne cesse pas d'être
vraie parce qu'elle n'est pas acceptée par beaucoup d'hommes."
Roger-Pol Droit
En savoir plus
Colerus, Lucas, Vies de Spinoza. Deux des plus importants
témoignages de l'époque sur la personnalité du philosophe, dans
une réédition contemporaine et accessible (Editions Allia).
Spinoza et le spinozisme, de Pierre-François Moreau. La
meilleure introduction actuelle, par un spécialiste incontestable
(PUF, "Que sais-je ?", n° 1422).
Spinoza, de Steven Nadler. Etude biographique la plus récente
et la plus détaillée (Bayard, "Biographie", traduit de l'anglais
par Jean-François Sené).
Parmi les traductions françaises de l'Ethique, celle de
Bernard Pautrat (Seuil) est une des plus recommandables.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.07.03
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