CAP au 180, direction l'Antarctique.
JEUDI 30 JANVIER
18 heures, l'Astrolabe, rouge, vert et blanc, s'éloigne
du quai de Hobart, en Tasmanie. Un quart d'heure plus tard, le pilote
australien qui l'a sorti du port descend dans sa vedette et regagne
la terre. Nous voilà livrés à nous-mêmes, onze passagers et douze
membres d'équipage, sans que nous ayons à nous préoccuper de la
direction à prendre. Cap au sud. "Au 180", en jargon marin.
Destination la Terre Adélie, l'Antarctique. Deux mille sept cents
kilomètres à travers les "40es rugissants", les "50es hurlants"
et les "60es sans nom". Odeur entêtante de kérosène imprégnée partout.
Avant le départ, nous avons suivi une petite présentation sinistre
sur la sécurité. Retenons deux signaux d'alarme. Un coup long suivi
d'un court signale un incendie à bord. Mais il y a mieux :
sept coups brefs suivis d'un long signifient qu'il faut se préparer
à l'abandon du navire. Et cette éventualité rime avec combinaison
Rigolet. Un grotesque sarcophage de néoprène, vaguement anthropomorphe,
censé faire flotter son contenu humain. Ses improbables gants à
trois doigts – qui nous donnent vaguement l'air d'extraterrestres
de la planète Zantar et s'avèrent extrêmement pratiques si l'on
ne veut pas réussir à enfiler la combi – indiquent que ce vêtement
de secours a été inventé par un polytechnicien en stage prolongé
à Sainte-Anne. Au terme de savantes et ridicules contorsions, nous
sommes tous plus ou moins parvenus à nous couler – c'est le
mot juste – dedans et à ressembler à de superbes Casimir noirs
tout droit issus d'une extravagante Ile aux enfants. On comprend
mieux pourquoi cette combinaison s'appelle Rigolet.
Si le commandant décide l'abandon du navire, chacun doit enfiler
la sienne, car personne n'est absolument sûr de pouvoir prendre
place dans les gros canots-bulles de sauvetage complètement fermés
et plutôt rassurants : il se peut que nous ayons recours aux
précaires canots qui se gonflent automatiquement lorsqu'on les jette
à l'eau. Dans ce cas, pas question de sauter dedans depuis le pont,
car on passerait au travers en détruisant, du même coup, leur raison
d'être... Le manuel prévoit donc de plonger dans la mer avec la
Rigolet puis de se débrouiller pour grimper dans le canot – tout
cela vraisemblablement au milieu de vagues de 10 mètres de
haut –, manœuvre qui, d'après une approximation optimiste,
doit occasionner dans les 50 % de pertes. Dernier détail croustillant :
si l'on n'a pas le temps d'enfiler la combinaison, on la garde quand
même en se jetant à la flotte et on essaie de la mettre dans l'océan
glacial. Le second nous a raconté que, lors d'un récent naufrage,
deux marins ont réalisé cet exploit, qui dénote un instinct de survie
surdimensionné. Tous les autres sont morts... Enfin, sachons qu'une
fois à la baille il vaut mieux former des grappes humaines, car
ceux qui veulent la jouer solo dérivent... et Tchao bye !
Premier repas, et peut-être le dernier pour certains, bien que
tout le monde se soit précipité sur les patchs anti-mal de mer.
Les yaourts sont périmés depuis le 14 janvier. Comme ça, lancé-je,
si on est malade, on saura pourquoi. Je ne le sais pas encore, mais
le sens de l'humour va vite devenir une denrée rare. Deux des passagers
se rendent en Antarctique pour hiverner et filmer, dix mois durant,
la vie des manchots empereurs. Voici donc le premier dialogue de
Dix Mois loin de tout :
"La salade verte, c'est fini. Le métro, c'est fini. L'odeur
du périphérique, c'est fini. La tour Eiffel, c'est fini. Les vaches...
les vaches aussi, c'est fini. Les merdes de manchots, ça commence.
Le téléphone portable, c'est fini. "Star Academy", c'est fini. Mais
je me fais enregistrer Drucker, parce que Drucker en vidéo, c'est
le top... La plage, c'est fini. Les bikinis, c'est fini.
– Et ta copine aussi, c'est fini."
VENDREDI 31 JANVIER
La mer a pris des formes pendant la nuit... Ça tangue, ça roule
et ça rigole beaucoup moins à table. Enfin, du moins pour ceux qui
ont pu se lever afin d'y prendre leur petit-déjeuner. Je m'attendais
à un remake des Dix Petits Nègres, à voir disparaître les
passagers les uns après les autres. Non, non : il en manque
déjà cinq. Conseils des marins ukrainiens qui composent la moitié
de l'équipage : saler du pain et le manger, cela retient les
liquides. On trouve des sacs en papier partout, du tiroir de la
table présente dans chaque cabine aux rambardes courant le long
des coursives. Les tableaux décorant l'Astrolabe sont vissés
sur leurs quatre côtés. Au carré, les chaises sont reliées au sol
par un filin. Tous les meubles sont solidement fixés. Le poste de
télévision s'avère aussi harnaché qu'un parachutiste. Chaque étage
de la bibliothèque est barré d'une planchette de bois empêchant
les livres de tomber. Commençant la première rangée, un classique
de la course en mer, Moby Dick. Après, c'est n'importe quoi,
une récolte au gré des voyageurs. Baudelaire côtoie des romans de
gare...
Creux de 5 mètres, vent de plus de 30 nœuds. Des conditions
normales pour la saison, dit le commandant Yves Guédez, sorte de
capitaine Haddock à la barbe et aux cheveux poivre et sel... Planant
au-dessus de tout cela, des bandes de puffins et quelques albatros
solitaires, " vastes oiseaux des mers, qui suivent, indolents
compagnons de voyage, le navire glissant sur les gouffres amers".
Ils nous escortent comme s'ils n'avaient rien de mieux à faire.
SAMEDI 1ER FÉVRIER
Nous voilà dans les "50es hurlants". Ça bastonne, ça cartonne et
ça castagne. On compte déjà deux zombies parmi les passagers, qui
ne se lèvent que pour chiper un bout de pain à la cuisine et, dix
minutes plus tard, pour aller le vomir. Pour eux, le sac en papier
ne recèle plus aucun mystère et chaque jour dure une semaine. Mais
qu'allaient-ils donc faire dans cette galère ? L'Astrolabecraque
de partout, geint, égrène les paquets de mer. L'océan est un magma
froid de verre fondu, à la fois très gris et d'un bleu profond,
comme l'œil luisant d'un poisson mort. Il y a peu de chances, estime
le commandant, que cela se calme d'ici à l'arrivée à la base Dumont-d'Urville,
en Terre Adélie. Chouette...
Avez-vous déjà imaginé comment se laver lorsque, à tout moment,
le bateau s'incline de 20 à 30 degrés par rapport à la verticale,
et ce dans n'importe quelle direction ? Voici quelques recettes :
se mettre à genoux dans le bac de douche ; tâcher de se cramponner
et de se caler dans un angle de la cabine (périlleux mais possible) ;
se débarbouiller à l'ancienne (gant de toilette et savon devant
le miroir de la salle d'eau) ; ou bien attendre d'être à terre,
cette dernière option s'appelant dorénavant la technique zombie.
La pose de lentilles n'est pas triste non plus, tout comme le rasage.
Malgré les efforts louables du cuisinier, l'appétit s'est rapidement
estompé (en plus, le décalage horaire de dix heures n'est lui non
plus pas vraiment digéré). De toute façon, nos organismes n'ont
pas besoin de beaucoup de calories, car le lit est le mode de voyage
que nous privilégions en ce moment. Je n'ai encore surpris personne
faisant son footing matinal sur le pont...
DIMANCHE 2 FÉVRIER
Creux de 10 mètres. Rodéo ininterrompu. Ça cogne, ça valdingue,
ça brinquebale dans les carrés. A côté de cela, les pires montagnes
russes semblent un divertissement de midinette. Ce voyage se révèle
un rite initiatique, une souffrance obligatoire donnant accès à
un univers autre. Mais quel prix, quel mystère aurait l'Antarctique
s'il suffisait de quelques heures d'aviso pour s'y rendre ?
La traversée sur l'Astrolabe est un long sas et ses occupants,
isolés et égaux au milieu de l'océan, attendent de renaître dans
un ailleurs plus ou moins fantasmatique. Ce matin, un des passagers,
habitué des traversées australes, a osé se faire couper les cheveux
par un des Ukrainiens. Il paraît que la danse du coiffeur tentant
de garder son équilibre tout en maniant les ciseaux évoquait un
numéro de contorsionniste. Par miracle, le téméraire a encore deux
yeux et deux oreilles... Quant au résultat...
Deux petits rorquals apparaissent subrepticement devant l'étrave
de l'Astrolabe. Sur la passerelle, une série de croquis illustre
la liste des oiseaux visibles dans les parages. Grand albatros,
albatros à sourcil noir, albatros fuligineux, pétrel géant, pétrel
des neiges, pétrel maculé, prion, damier du Cap, fulmar antarctique,
pétrel antarctique, puffin, puffin brun, pétrel tempête. La nuit
dernière, lors de son quart, le commandant a vu une aurore australe.
Privilège du guetteur.
LUNDI 3 FÉVRIER
Entrée dans les "60es". Ça cogne, ça ballotte, ça tamponne et je
pense que la liste des synonymes s'allonge toute seule dès que l'on
se fait secouer dans un shaker ou une essoreuse. Toujours dans le
registre des festivités sinistres, j'ai découvert un superbe petit
manuel australien du Robinson Crusoë moderne, intitulé Survival
at Sea. On y apprend une foule de choses amusantes, comme savoir
enfiler une combinaison de survie, mettre à l'eau tout type de canot
de sauvetage ou quelle position adopter, une fois dans l'océan glacial,
pour perdre le moins de chaleur possible. Etant donné que l'équipement
du canot prévoit – entre autres choses – un kit de pêche, destiné
à améliorer l'ordinaire du naufragé, quelques instructions assorties
de croquis signalent les poissons qu'il vaut mieux éviter de manger :
stone fish, scorpion fish, goat fish, porcupine fish, puffer fish,
trigger fish, sting ray, thetis fish et zebra fish. On y apprend
aussi que tous les oiseaux, l'albatros excepté, peuvent contribuer
à améliorer l'ordinaire – à condition de les attraper. Si vous avez
la chance de capturer une tortue marine, n'hésitez pas à lui trancher
la gorge et à boire son sang avant qu'il ne coagule, car il s'agit
là d'une source nutritionnelle non négligeable... Et puis la viande
de tortue se conserve mieux quand la bête a été saignée...
Passons sur le repérage grâce aux étoiles, l'art du bouche-à-bouche,
les soins d'urgence, le morse, l'utilisation de l'héliographe de
poche, les différentes techniques de repêchage par hélicoptère,
et allons directement à l'appendice A, qui traite des signes
de la mort. Attention, nous prévient-on : " Une personne
souffrant de grave hypothermie peut ressembler à un mort !"
Bon. Mais si elle est bien morte, on nous conseille d'en confier
le cadavre à la mer, car, je cite, " conserver un ou plusieurs
corps dans un canot de survie n'est pas sain et affectera considérablement
le moral" des autres naufragés.
MARDI 4 FÉVRIER
La température de l'air et de l'océan égalent zéro. La mer s'est
calmée et les zombies refont surface avec figure humaine. Pour la
première fois depuis plusieurs jours, nous étions tous à table à
midi... A tribord, le souffle de quatre cachalots qui n'ont pas
poussé l'amabilité jusqu'à s'approcher de nous. Les premiers icebergs
ont fait leur apparition dans le lointain. Au fur et à mesure que
la journée avance, les passagers se regroupent sur la passerelle,
appareils photo au poing. Au début, quelques glaçons bleutés dont
certains servent de taxi à un manchot adélie solitaire. Par moments,
ils saupoudrent les flots de blanc. Il y a quelques années, le patron
des TAAF de l'époque, un Antillais, avait fait la traversée et,
en apercevant ces constellations de glace, s'était écrié :
"Cela me fait penser au gâteau au coconut de ma grand-mère !"
Après cette entrée en matière, les monstres arrivent, d'immenses
parpaings blancs taillés à la serpe par un Poséidon austral, qui
barrent la vue sur plusieurs kilomètres. D'autres, moins carrés,
semblent de tranchantes crêtes alpines surgissant de l'océan. Le
soleil traînasse sur l'horizon, semble ne jamais vouloir se coucher.
Nous guettons le fameux rayon vert, ce flash chapeautant la boule
de feu au moment où elle s'évanouit. En vain.
MERCREDI 5 FÉVRIER
Terre en vue. Ce matin, je me suis levé très tôt pour ne pas manquer
l'arrivée. L'horizon est tout enflé de blanc. Ce bombement, c'est
l'Antarctique. Erwan, le second, slalome avec prudence entre les
"bergs", comme les appellent les initiés. Des glaciers titanesques
les vêlent dans l'océan comme des paquets de journaux tombant au
sol en bout de rotative. L'archipel de Pointe-Géologie, dont fait
partie l'île des Pétrels – où est installée la base scientifique
française Dumont-d'Urville –, fait penser à quelques grains
de poivre égarés dans un paquet de gros sel. A la jumelle, on aperçoit
les bâtiments rouges, oranges et bleus de la station, semblables
à des briques posées sur un rocher. On n'a plus de notion d'échelle
dans l'immensité. Après plus de cinq jours de mer, le "sas" s'ouvre
enfin. Nous sommes accouchés au sixième continent.
Pierre Barthélémy