Le Crédit municipal de Paris, version moderne du
Mont-de-Piété, connaît une nouvelle jeunesse. On y voit défiler une
France dans le besoin et soucieuse de discrétion.
Cela ressemble aux coulisses d'un musée. A moins que ce ne soit
l'antre d'un receleur, un brigand d'exception dont le butin serait
entreposé sous les toits du Vieux Paris. Car il faut les voir, ces
centaines, ces milliers d'objets, tous évalués, étiquetés, classés !
D'un étage à l'autre, dans un dédale d'allées interdites au public,
ils peuplent des kilomètres d'étagères.
Voici des vases chinois, des porcelaines de Limoges, des statuettes
africaines... Et des miroirs, des hérons en bronze, des guitares
électriques, du matériel de pêche, de chasse ou de golf, et même
un vieil accordéon, rescapé du temps des guinguettes... Plus loin,
les meubles : une commode Louis XV, un secrétaire Empire, des
tables de chevet... Les manteaux de fourrure sont au frais, les
tableaux sous bonne garde. Les bijoux, eux, ont droit à une salle
blindée. 65 000 boîtes y sont recensées, toutes scellées.
Le silence est d'or dans ce bric-à-brac beaucoup plus ordonné qu'il
n'y paraît. Les objets semblent au repos, comme en hibernation.
Ici, anciens et modernes se côtoient sans façon. Tous ne sont pas
du meilleur goût, ni d'une valeur inestimable, mais c'est la loi
du genre : point de manières ni de souci d'antiquaire !
Les employés le savent, eux qui les bichonnent à longueur d'année :
chacun a son charme, son passé, ses secrets. Et puis, qu'il s'agisse
d'un bibelot à trois sous ou d'une œuvre de maître, il n'est que
de passage, dans l'attente du jour où son propriétaire remboursera
le prêt octroyé par le Crédit municipal de Paris (CMP). Les sommes
sont variables : 32 000 euros pour une sculpture
de César ; 100 pour une théière en argent ; 3 000
pour une boîte à musique... Parfois, le provisoire s'éternise, l'étiquette
jaunit. Un lot de bijoux (deux colliers, une médaille) est ainsi
resté 54 ans, 4 mois et 16 jours avant d'être récupéré,
le 30 janvier 2003, par la famille de la personne qui l'avait
déposé en 1948.
Drôle d'endroit que le siège du CMP. A la fois désuet et ancré
dans le présent. Cette même bâtisse du XVIIIe siècle,
située au cœur du quartier du Marais, n'abritait-elle pas, autrefois,
le Mont-de-Piété ? "La banque des pauvres", disait-on
alors. Les petites gens y déposaient une montre, un vélo, un matelas,
et repartaient avec de quoi manger ou honorer une dette. Ils pouvaient
par la suite récupérer leur bien en s'acquittant de la somme en
question, augmentée des intérêts. Ceux qui n'avaient pas de quoi
dégager leur matelas devaient faire avec les moyens du bord. D'où
l'expression populaire "se retrouver sur la paille". Ce système,
inventé en Italie en 1462 et maintes fois évoqué en littérature,
par Hugo, Zola ou Camus, a résisté à l'usure du temps. Au point
de connaître actuellement une seconde jeunesse.
Après une période de crise à la fin des années 1990, le CMP a modernisé
ses méthodes et diversifié ses services bancaires. Il compte désormais
cinq agences dans la capitale, huit en banlieue, et 275 employés.
Ses locaux du Marais accueillent à eux seuls entre 500 et 600 personnes
par jour. Chaque objet, chaque bijou est expertisé, puis le client
se voit proposer un prêt. Libre à lui de l'accepter ou pas. Le montant
minimum est de 30 euros, le maximum sans limite. Frais de garde
compris, le taux d'intérêt navigue entre 10 et 15 %. Au bout
d'un an, si le propriétaire s'avère incapable de rembourser - ou
de prolonger la durée du dépôt - le CMP vendra son objet.
Les périodes d'affluence sont pour ainsi dire saisonnières :
les fins de mois, l'approche des vacances ou des fêtes, sans oublier,
bien sûr, les échéances fiscales. 50 % de la clientèle est
d'origine étrangère. Des femmes, surtout, indiennes, africaines
ou asiatiques, venues avec des lots de bijoux, comme 80 % des
120 000 clients recensés. En coulisse, des bureaux plus
discrets permettent d'accueillir des visiteurs de renom, disposés
à se défaire momentanément d'une œuvre d'art afin de se renflouer
ou de financer un projet. "Des industriels ou des investisseurs
connus font de plus en plus appel à nous", indique Jean-Christophe
Erard, directeur du service art et patrimoine.
Nombre d'entre eux ignorent sans doute que cette banque de l'urgence
était jadis surnommée "Ma tante" dans le Paris du peuple. Rendre
visite à cette aïeule-là et lui laisser une alliance, des cuillers
en argent, voire une caisse d'outils en période de chômage, constituait
alors l'ultime recours. Il l'est toujours. Pour le comprendre, il
suffit de pousser la porte de la salle d'attente. C'est une France
dans le besoin, et soucieuse de discrétion, qui défile ici.
Les visages sont fatigués, les regards un peu honteux. On ne se
parle guère ; sauf peut-être le mercredi, quand la présence
de quelques gamins courant devant les guichets vitrés permet de
penser à "autre chose". Que faire si ce n'est patienter ?
Compter, évidemment. Dix fois, cent fois, additionner les factures,
les impôts, et prier pour que le prêt soit à la hauteur. A chacun
ses calculs, ses soucis, et son ticket rose, remis à l'entrée. Reste
ensuite à attendre l'appel de son numéro, comme à la "Sécu".
"Numéro 82, guichet 5 !" Une femme d'origine
indienne s'approche. Ses bijoux ? Deux pendentifs, six bracelets,
deux boucles d'oreille, une bague et quatre colliers. L'employé
du CMP, Anildo Fortes de Barros, exige une pièce d'identité et un
justificatif de domicile. Bien sûr, elle a tout cela. "C'est
une habituée, nous explique-t-il, elle vient tous les deux
ou trois mois, je n'ai donc pas à lui poser trop de questions. Le
prêt sur gages est une tradition dans cette communauté. Il est assez
fréquent que des jeunes mariés engagent leur dot pour se lancer
dans la vie." La dame aux bijoux repartira avec 570 euros.
"Numéro 90, guichet 5 !" Un couple, cette
fois. Deux Français. Monsieur est chauffeur de taxi, madame se dit
"auxiliaire de vie". Eux aussi présentent des bijoux. "Sans
entrer dans le détail, que comptez-vous faire de cet argent ?",
leur demande M. Fortes de Barros. La réponse est sans surprise :
"Combler un découvert bancaire." Le guichetier du CMP propose
450 euros. "Mais je les ai payés beaucoup plus cher !,
s'insurge le client. Il me faut au moins 500 !"Le guichetier
sourit : "490 ! Mais c'est mon dernier prix !
Je ne peux pas aller plus haut." Marché conclu. "La négociation
fait partie du jeu, explique M. Fortes de Barros, mais
les gens sont souvent déçus. Il y a un décalage entre la valeur
sentimentale de l'objet, surtout quand il provient d'un héritage,
et sa valeur réelle."
En règle générale, le prêt accordé correspond à 50 % à 70 %
de la valeur supposée. En cas de litige sur une pièce de grand prix,
l'avis d'un expert extérieur peut être sollicité.
"Numéro 111, guichet 5 !" Deux femmes blondes
se lèvent. L'une d'elles pose sur le comptoir un beau pendentif
doré. Un cadeau de son ex-mari. Elle espère "au moins" 1 000 euros.
"J'ai des factures à payer", glisse-t-elle, d'une voix à
peine audible. M. Fortes de Barros l'invite à patienter un
moment et se tourne vers l'un des experts installés derrière lui.
Verdict : c'est un faux. Un peu gêné, l'employé du CMP l'annonce
à la cliente. Celle-ci manque de défaillir. "Le salaud, il m'aura
tout fait !", lance-t-elle à propos de son ancien compagnon.
"Nous sommes parfois confrontés à des cas très pénibles,
raconte M. Fortes de Barros. Un jour, j'ai vu arriver une
jeune maman avec son bébé. Elle n'avait que des babioles de trois
fois rien, mais je lui ai accordé le minimum, 200 francs à
l'époque, pour qu'elle puisse nourrir son gosse."
Les employés sont formés à gérer les situations conflictuelles.
Ils ont tous leurs "petits trucs" pour poser des questions,
obtenir des précisions sur l'origine de tel ou tel objet. Dans le
flot continu des clients, ils savent repérer les cas les plus douloureux :
une mère de famille qui vient en cachette de son mari ; une
grand-mère prête à gager son alliance pour aider un petit-fils coupable
d'une "bêtise"... "C'est un métier de feeling", affirment
les guichetiers. Un métier où l'on apprend, selon eux, à "reconnaître
les signes qui ne trompent pas". "Quand quelqu'un nous apporte
sa télé, cela veut dire que ça va vraiment mal", assure Christian
Sauzedde, chef du service prêts sur gage. "Nous sommes à la banque
ce que SOS-Médecins est à la médecine", résume Luc Matray, le
directeur général du CMP.
"Numéro 112, guichet 3 !", "Numéro 125,
guichet 6 !"... Et la journée s'écoule ainsi, en un
lent défilé de détresses intimes. Une étudiante au visage blême
apporte un vieux violon. "Une marque allemande", paraît-il.
Elle espère 750 euros. On lui en propose 100, pas davantage.
Elle repart l'instrument sous le bras. Plus loin, une élégante se
sépare de son sac Lancel, un retraité regarde partir ses deux statuettes
en bronze, une femme au bord des larmes tente d'engager une caméra
vidéo numérique. "Mon fils dit qu'il a perdu la facture",
lance-t-elle, sans vraiment convaincre. Une Sénégalaise de 47 ans,
mère de deux enfants, somnole sur son siège. On la devine exténuée,
minée par ce qu'elle appelle avec pudeur ses "problèmes".
Plus loin, une jeune femme patiente en lisant un roman. Sophie a
trente ans, elle est décoratrice d'intérieur. Un "décalage de
trésorerie" l'oblige à engager des bijoux. L'endroit lui est
familier, il lui arrive même d'assister aux ventes aux enchères.
Selon elle, "c'est un lieu très parisien, un lieu qui a une âme".
Voici qu'arrive une dame de 81 ans. Elle vient de Deauville,
par le train puis le métro. Dans son sac, des couverts argentés
: couteaux, fourchettes, cuillers... 117 pièces pour un poids
de dix kilos ! Un cadre du CMP la reçoit dans son bureau, la
"gronde" un peu d'avoir porté ce fardeau. "On me connaît
bien ici, explique-t-elle au Monde en exigeant l'anonymat.
Ils sont très gentils avec moi. Dans le temps, j'avais un restaurant
à Paris. Une bonne table, vous savez, rue Saint-Honoré... Maintenant
j'ai des problèmes pour payer mon loyer." Son argenterie n'a
guère de valeur ; on lui prêtera 300 euros, pour la "dépanner".
Les mains sur son sac, elle soupire : "Si j'enlève le prix
du billet de train, ça ne fait pas beaucoup... Et comment vais-je
me débrouiller pour le loyer ?"
Dans la salle des prêts, ouverte six jours sur sept, les clients
ne cessent d'affluer. Le prêt sur gages est une activité florissante
au CMP : à la fin du mois d'août, l'encours a atteint la somme
record de 53,047 millions d'euros, soit une progression de
11 % depuis la fin 2002. Faut-il voir là un signe de la crise
actuelle ? La direction n'en tire aucune conclusion et rappelle
volontiers que plus de 93 % des objets finissent par être restitués
à leurs propriétaires.
Un homme aux cheveux gris passe près de la machine à café. Lui
non plus n'en est pas à sa première visite. Alex a 62 ans ;
c'est un ferrailleur à la retraite. A l'entendre, sa vie professionnelle
se résume en quatre mots : "Jamais fainéant, toujours honnête."
Malheureusement, des "pépins de santé" l'ont obligé à débourser
230 euros pour des radios. Du coup, il est "dans le rouge".
"Je viens d'engager une montre et un bracelet en or pour finir
le mois", indique-t-il. Une démarche douloureuse, qui ravive
en lui de mauvais souvenirs : "Il y a vingt ans, se
souvient-il, j'avais déposé deux bagues. L'une appartenait à
ma femme, l'autre était à moi. Comme je n'avais pas les moyens de
les récupérer, ils les ont vendues. Croyez-moi, ça fait mal. On
ne vient jamais de gaieté de cœur."
Tous le disent à mots plus ou moins directs, et sans jamais dévoiler
l'ampleur réelle du désarroi qui les ronge, mais ils éprouvent un
sentiment de gêne, voire d'humiliation, à en "arriver là".
"Psychologiquement, c'est très dur, reconnaît José, un restaurateur
de 56 ans qui fume cigarette sur cigarette. J'en suis à
mon cinquième commerce à Paris, je bosse 400 heures par mois,
j'ai un patrimoine immobilier, mais je n'ai pas d'autre choix pour
payer dans l'urgence ma taxe professionnelle. Il me faut vite 2 800 euros.
Une banque normale ne m'accorderait pas 1 centime. Se retrouver
ici comme un chiffonnier, avec les bijoux de sa femme, c'est un
truc pénible à vivre, même si je compte les retirer dès que possible."
Dans l'autre partie de la salle, réservée au retrait des objets
déposés, les clients sont plus rares. Une femme seule attend l'appel
de son numéro. Danielle, 58 ans, est cadre dans une mutuelle.
En 1998, à la suite de "soucis de santé", elle avait engagé
un bijou et un collier. "Les employés m'avaient bien accueillie,
raconte-t-elle, ce qui n'est pas toujours le cas dans une banque.
Ils savent s'y prendre psychologiquement." Cinq ans plus tard,
la voici de retour pour retirer ses bijoux. Ce retrait est un peu
sa revanche sur le mauvais sort. Comme un bel adieu à "Ma tante".
Philippe Broussard