L'image d'Antoine le Grand, ermite connu pour
avoir résisté aux "tentations" du diable, a été éclipsée par celle
d'Antoine de Padoue, le prédicateur qu'on sollicite comme un intercesseur
universel.
Les saints les plus glorieux rebondissent le mieux, et l'on retrouve
souvent à des siècles de distance l'écho de leur nom relayé par
un autre et brillant d'un éclat nouveau. Il existe de nombreux
homonymes que l'on distingue par une épithète évoquant leurs miracles
particuliers, la ville de leur naissance ou de leur mort. Ainsi
pour les Jean, les Pierre, les Jacques. Sur cinq Antoine recensés,
deux au moins sont considérés comme des personnages d'exception,
bien que presque mille ans les séparent, et se confondent parfois
dans le brouillard intemporel du ciel doré, comme si leurs vertus
et leurs actes déteignaient du premier sur le second, obéissant
par translation à la reprise de leur prénom.
Le plus ancien, dit Antoine le Grand, est connu pour son renoncement
aux biens terrestres et l'intensité des visions auxquelles le
diable le soumit, "tentations" qui fournirent une matière luxuriante
à l'iconographie chrétienne, de Jacques Callot à Jérôme Bosch,
et dont Gustave Flaubert tira un long poème en prose. Le nom d'Antoine
signifie "celui qui possède les biens d'en haut et méprise
les biens de la terre", selon Jacques de Voragine, qui ajoute
: "Il méprisa le monde, qu'il trouvait immonde, troublé, transitoire,
trompeur, amer." Il naquit en 251 en Egypte, dans une famille
chrétienne aisée et, quand il eut 20 ans, à la mort de ses parents,
il vendit tous ses biens, distribua l'argent aux pauvres et s'exila
dans le désert pour y mener une vie érémitique.
C'est là que le démon lui apparut et lui infligea d'innombrables
"tentations", que les peintres ont représentées avec un luxe de
détails échevelé, des désirs de fornication qu'Antoine eut grand
peine à vaincre par la prière. Il soumit un sanglier diabolique
envoyé par le Malin et le domestiqua en un cochon placide qui
devint son compagnon et fit partie de ses attributs traditionnels,
comme son bâton en forme de tau et sa clochette.
Des disciples se joignirent à l'ermite et fondèrent une petite
communauté au Fayoum puis à Pispir. Quand il rendit visite à saint
Paul Ermite, doyen des anachorètes en Thébaïde, qu'un corbeau
nourrissait chaque jour d'un pain, l'oiseau en apporta deux. A
la mort de Paul, Antoine, suivi de deux lions, revint l'ensevelir.
Il accomplit d'autres miracles, selon diverses sources, se transporta
miraculeusement à Barcelone pour exorciser la femme et les enfants
du roi de Catalogne, possédés par le démon, et passa au fil du
temps pour un grand thaumaturge, soignant le "feu de saint Antoine",
le zona, ou le "mal des Ardents", une forme d'épilepsie provoquée
par l'ergot de seigle, ainsi que la peste, la lèpre, la gale et
les maladies vénériennes.
Puis à l'âge de 105 ans, sentant venir son terme, il s'en alla
mourir sur les bords de la mer Rouge, en 356, au mont Qolzoum,
où se trouve le monastère Saint-Antoine, après avoir demandé que
l'on ne dévoile pas l'emplacement de sa sépulture. Ses reliques
furent transférées à Constantinople avant d'aboutir en Dauphiné,
au XIe siècle. Premier moine chrétien et patron de
l'ordre hospitalier des antonins, longtemps honoré en Occident
avec sa robe à capuchon et son cochon, l'ermite tourmenté par
la chair perdit néanmoins de sa popularité avec le développement
du culte de saint Antoine de Padoue. Sans doute les saints ne
sont pas en rivalité, ne se font pas concurrence, mais il arrive
que leur image soit involontairement éclipsée par celle d'un nouveau
venu.
Né le 15 août 1195 à Lisbonne, fils aîné d'une famille noble
descendant de Godefroy de Bouillon, premier roi de Jérusalem,
le jeune Fernand est normalement destiné par ses parents à la
magistrature. Cependant il ne partage pas leur ambition. Il n'est
pas ignorant des charmes de la vie mondaine et connaît comme Antoine
le Grand les tentations affreuses de la luxure, mais, au seuil
de l'adolescence, il se retient d'y succomber et repousse le démon
par la prière, en traçant sur le marbre de l'église le signe de
la croix.
A l'âge de 15 ans, il quitte la maison familiale pour entrer
chez les chanoines réguliers de saint Augustin, à l'abbaye de
Saint-Vincent de Fora, près de Lisbonne. Ces religieux lui donnent
une formation intellectuelle de premier plan qui fera de lui le
clerc le plus cultivé de son temps. Mais l'abbaye de Fora est
trop proche de Lisbonne, ses parents et amis viennent le distraire,
le tenter peut-être, et il décide de s'éloigner dans une autre
abbaye augustinienne, à Coimbra, où il est ordonné prêtre à 25
ans.
A Coimbra, il fait la connaissance de cinq missionnaires franciscains,
dont il apprend peu après qu'ils ont été sauvagement massacrés
au Maroc. Ces hommes venus d'Ombrie l'avaient étonné par leur
simplicité, leur joie, bien différente de la routine austère de
son abbaye, et lui avaient montré une autre façon de vivre sa
foi. Il obtient de rompre avec les augustiniens pour rejoindre
l'ordre de François d'Assise, adopte le nom d'Antoine en hommage
à saint Antoine le Grand, et, revêtu de la bure franciscaine,
s'embarque pour le Maroc, prêt à verser à son tour son sang pour
le Christ.
Les Sarrasins l'épargnent, mais le paludisme le frappe dès qu'il
met le pied sur le sol marocain. Au lieu de prêcher, il doit rester
couché, terrassé par la fièvre, et son rêve de martyre héroïque
tourne court. Sur le chemin du retour, des vents contraires déroutent
son navire vers la Sicile. Antoine ne reverra jamais le Portugal
du jeune Fernand. Il se rend à Assise en 1221 (on ne sait s'il
y rencontra François, mais c'est possible, le "Poverello" ne mourut
qu'en 1226) et atteint l'ermitage de Monte Paolo qu'on lui a assigné,
près de Forli, en Emilie. Dans la solitude, il retrouve enfin
la santé et la paix intérieure que son périple avait ébranlées.
Pas pour longtemps.
Un jour, en l'absence d'un frère souffrant, on le charge de prononcer
le sermon à Forli. Antoine ne peut s'y soustraire et prend la
parole. Il la gardera pour toujours - ou, devrait-on dire plutôt,
cette parole ne le lâchera plus. Antoine, par son intelligence
et son tempérament hors du commun, se révèle un orateur extraordinaire.
Sa réputation attire rapidement des foules. Des milliers de fidèles
viennent en procession entendre ce petit homme à la voix retentissante
dénoncer la cupidité, l'indifférence et le péché qui règnent sur
l'époque.
Les franciscains n'hésitent pas à l'envoyer sur les routes d'Italie
et de France, où sévit l'hérésie des cathares. Antoine leur rappelle
le message de l'Evangile d'un ton fraternel et gagne par sa compassion
plus d'âmes que d'autres par l'épée.
Partout, on signale ses prodiges. En Arles, un orage éclate pendant
qu'il prêche ; Antoine retient la foule que les trombes de pluie
ne mouillent pas. A Rimini, où les autorités hérétiques ont interdit
aux habitants d'aller vers lui, Antoine s'adresse aux poissons
de la mer, comme saint François aux oiseaux, et les poissons arrivent
en rangs serrés, la tête hors de l'eau pour écouter ses mots d'exhortation
et de louange. Ailleurs, il relève le défi d'un juif qui lui parie
que sa mule préférera l'avoine à l'eucharistie ; la mule est mise
à jeûner pendant deux jours ; au troisième, elle dédaigne l'avoine
fraîche et s'agenouille devant l'hostie ; le juif se convertit.
A Padoue, Antoine ayant réprimandé un jeune homme qui avait donné
un coup de pied à sa mère, celui-ci se tranche le pied ; Antoine
le rattache à la jambe du jeune homme. Un père doutant d'être
le géniteur de son nouveau-né, Antoine fait parler l'enfant, qui
témoigne de l'honnêteté de sa mère.
Comme Antoine le Grand, il a le don d'ubiquité : pendant un sermon
en l'église Saint-Pierre-du-Queyrois, il s'interrompt en entendant
sonner matines, rabat son capuchon, apparaît aux moines de son
couvent pour chanter avec eux, puis reparaît dans l'église et
termine son sermon. Son propre père ayant été injustement condamné
à Lisbonne pour un meurtre qu'il n'avait pas commis, Antoine fait
sortir de sa tombe la victime, qui l'innocente ; au même moment,
on voit Antoine suivre l'office religieux à Padoue.
Antoine, toutefois, ne veut pas éblouir seulement par des miracles,
mais d'abord convaincre par la parole. Sa grande culture théologique
et sa maîtrise des saintes Ecritures lui permettent d'enseigner
à Montpellier et Toulouse, à Bologne et Padoue, de rédiger des
ouvrages qui lui vaudront le titre de docteur de l'Eglise. Elles
sont aussi des armes redoutables. Cet homme de prière, à la santé
fragile, n'est pas un tiède. La vérité conquise dans le silence
doit se manifester par le verbe dans la cité.
Celui qu'on a surnommé "le Marteau des hérétiques" ne craint
rien ni personne, défend les pauvres et les opprimés, raille vertement
les usuriers, affronte sans masque les puissants, attaque avec
dureté jusqu'aux pires roitelets, tel Ezzelino, seigneur de Vérone
et gendre de l'empereur Frédéric II, qu'il accuse de se comporter
en tyran. Trente-deux ans après sa mort, lorsqu'on ouvrira son
cercueil à l'occasion de la cérémonie de reconnaissance de son
corps, en présence de saint Bonaventure, on constatera qu'une
seule partie de sa dépouille est demeurée intacte, sa langue.
Bien pendue, comme de son vivant.
Epuisé par ses travaux, par ses batailles et par la maladie,
Antoine a tôt le pressentiment de sa fin. Il s'isole un temps,
pour se purifier, dans une cabane aménagée entre les branches
d'un noyer, à Camposampiero, près de Padoue. Le comte Tiso, propriétaire
de ce dernier ermitage, l'aperçoit en extase, baigné dans une
lueur surnaturelle, tenant l'Enfant Jésus dans ses bras. Le jour
venu - le 13 juin 1231 -, après un malaise, Antoine, très affaibli,
est conduit sur une charrette vers Padoue et s'éteint aux portes
de la ville dans un monastère de clarisses, à l'âge de 36 ans.
Beaucoup plus jeune que le patron centenaire qu'il s'était choisi.
Tous les habitants de Padoue participèrent aux funérailles de
ce prédicateur émouvant, persuasif et intrépide. Pour honorer
sa bonté et son courage connus de chacun, sans doute plus que
pour les actes merveilleux cités plus haut, dont certains ne furent
que tardivement rajoutés à sa légende. On dit que, le soir même
où il fut mis en terre, des miracles commencèrent sur son tombeau
et se multiplièrent les jours suivants. Les pèlerins accoururent
de toutes parts, attirés par le phénomène, si nombreux que les
autorités de l'Eglise - l'évêque de Padoue puis le pape Grégoire
IX - durent se pencher sur le cas d'Antoine. Ses procès diocésain
et apostolique, rondement menés, conclurent à sa canonisation
en moins d'un an, et sa basilique fut mise en chantier.
Pendant deux siècles, le culte de saint Antoine resta confiné
à la région de Padoue, comme si celui de saint François d'Assise,
son contemporain et mentor, occupait tout l'espace disponible
de la dévotion. Mais, dès le XVe et le XVIe
siècle, le saint padouan prend un essor inouï, planétaire, sans
que l'on puisse expliquer les raisons d'un tel engouement. Le
Portugal en fait son saint national. Les marins, les naufragés
et les prisonniers se placent sous sa protection. Sa statue est
présente dans presque toutes les églises, il devient le saint
favori des classes populaires, on le vénère au-delà des frontières
de l'Eglise catholique, qui désignera l'aumône qu'elle distribue
aux pauvres du nom de "pain de saint Antoine". On peut commander
sa statuette ou sa médaille sur Internet pour une poignée d'euros.
Aucun saint, aucun apôtre ne jouit de nos jours d'une renommée
égale à la sienne. Pourquoi ?
Peut-être parce que, au XVIIe siècle, on se souvint
d'une simple historiette : un novice, ayant dérobé à Antoine son
psautier, le lui rendit, terrorisé par une apparition menaçante.
Bizarrement, à partir de cette anecdote assez banale, guère miraculeuse
en soi, on se mit à invoquer saint Antoine de Padoue pour retrouver
les objets perdus. Puis on élargit peu à peu le champ de son pouvoir
au-delà des objets matériels, livres ou clés. On l'implora bientôt
pour recouvrer la santé, l'amour. On le sollicite maintenant comme
un intercesseur universel, capable d'exaucer n'importe quel vœu.
La mission est infinie, en effet : il n'est pas de plus âpre nostalgie
en l'homme que celle de ce qu'il a perdu. Saint Antoine a tout
l'avenir devant lui.
Michel Braudeau
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