Certains bienheureux, vivants dans l'esprit
de tous, sont devenus des figures majeures du folklore. Tel Christophe,
le "porte-Christ", censé protéger des accidents de la route, comme
jadis de la peste.
Il faut donc, à en croire le langage courant, être au fin fond
du désespoir et de l'irrésolution pour "ne plus savoir à
quel saint se vouer" ni à qui adresser ses prières,
quel nom invoquer, quel pèlerinage entreprendre, à qui demander
protection et secours. Car, pour l'homme pieux ou banalement
superstitieux, il est plus facile de trouver un saint qu'un
plombier. Les saints ne sont jamais débordés, ne prennent pas
de vacances, ne posent pas de lapin, ne vous ruinent pas d'un
coup de clé à molette. Une obole leur suffit et, d'après certains,
leurs tuyaux impalpables ne crèvent pas.
Et, surtout, des saints, il y en a des milliers, plus qu'il
n'en faut, pour toutes les professions, de Joseph pour les charpentiers
à Cécile pour les musiciens, de Michel l'Archange et Nicolas
pour les marins à François de Sales pour les écrivains et journalistes
; pour toutes les circonstances de la vie, de la naissance à
la tombe, pour les amours et les moissons, contre la peste et
le mauvais temps, pour retrouver les objets égarés, sinon l'amour
perdu qu'on laisse aux soins des marabouts.
En Occident chrétien, chacun fête le saint du jour de sa naissance
et reçoit pour prénom celui d'un saint du calendrier. Certes,
il arrive que des parents donnent à leur enfant le nom d'une
voiture, Mégane, d'un médicament, Aspirine, d'un personnage
de fiction, Ulysse, d'une vedette de la télévision, Loana, ou
un nom de fantaisie, mais en général le choix d'un prénom ne
répond pas au seul souci de perpétuer le souvenir d'un ascendant
ou de se conjuguer harmonieusement au patronyme familial, il
place le nouveau-né sous un patronage, l'inscrit dans une lignée
particulière. On n'appelle pas indifféremment un enfant Pierre
ou Marie. Ni Agathe ou Nestor, même si l'histoire de ceux-ci
est oubliée depuis longtemps. Chez bien des saints, une aura
inconsciente demeure, répondant plus au désir des parents qu'à
celui du sujet, qui parfois s'en libère en changeant volontairement
de prénom. Il y eut sous Pétain nombre de petits Philippe et
de jeunes Marie-France. Après 1945, beaucoup renoncèrent à Adolphe
ou Adolf, lourd à porter.
Les saints ne servent d'ailleurs pas uniquement à différencier
les individus au sein d'une famille à chaque génération, mais
aussi à identifier des centaines de villages (Saint-Satur, Cher),
de villes (Sao Paulo), des îles (Saint-Barthélemy), des montagnes
(Sainte-Victoire), ou des fleuves (Saint-Laurent). Ils sont
des milliers qui étendent leurs ailes en tous lieux, comme les
anges de Wim Wenders ; des quartiers, des rues portent leur
nom, et si un dictateur laïque s'avisait de désanctifier la
toponymie en usage sur Terre, il lui faudrait des trésors onomastiques
infinis. Ils gouvernent le climat (saint Médard) et veillent
sur les vendanges (saint Vincent), rythment encore la vie des
champs. Ils sont partout, inévitables.
La très grande majorité d'entre eux ne sont connus que de rares
érudits, experts en hagiographie. Peu de pauvres pécheurs savent
qui furent les saints Nazaire, Tropez, Donatien ou Bienvenu.
Les mérites de ceux-ci ne sont pas en cause, mais les voies
de la célébrité posthume sont impénétrables et souvent injustes.
D'autres, en revanche, très vivants dans l'esprit de tous, croyants
ou athées, sont devenus des figures majeures du folklore, pour
des raisons diverses échappant aux savants professeurs de l'Eglise.
Ainsi en va-t-il de saint Christophe. Longtemps les automobilistes
ont eu dans leur voiture une médaille de saint Christophe pour
se prémunir des accidents. La climatisation, le système ABS
et les airbags ont maintenant relégué ce porte-bonheur au rang
de gri-gri, mais il n'a pas totalement disparu. Tout le monde
connaît en partie la fable du géant Christophe qui prit l'Enfant-Jésus
sur ses épaules pour lui faire traverser un fleuve périlleux
et faillit se noyer lorsque l'Enfant se mit à peser sur lui
de tout le poids du monde, parabole qui hante Le Roi des
aulnes, de Michel Tournier.
Le contraste frappant entre la puissance du colosse et l'apparente
légèreté de son fardeau divin a forgé la gloire de Christophe,
symbole de force et de dévouement, et l'a promu saint incontesté
des voyageurs. Le plus souvent la mémoire collective de Christophe
ne va pas au-delà de cette image saisissante et ignore le reste
de son destin tragique.
Selon Jacques de Voragine, le dominicain qui écrivit La
Légende dorée - une collection de vies de saints, rédigée
en latin dans la seconde moitié du XIIIe siècle,
qui fut, après la Bible, le plus grand best-seller du Moyen
Age -, Christophe était un géant originaire du pays de Canaan,
haut de 12 coudées (plus de 5,5 m), au visage effrayant. Il
vivait à la cour du roi de son pays quand il eut l'idée de rechercher
le plus grand prince du monde pour se mettre à son service.
On lui indiqua un roi qui passait pour inégalé, et celui-ci
admit Christophe à demeurer auprès de lui. Un jour, comme un
jongleur chantant devant le roi mentionnait fréquemment le nom
du diable, Christophe vit le roi, qui était chrétien, se signer
chaque fois qu'il entendait le nom du diable. Il interrogea
le roi sur le sens de son geste, et quand le roi le lui eut
expliqué, en conclut que le diable était plus puissant que lui
et qu'il devait prendre celui-là pour maître.
Dans un désert, il trouva le diable qui accepta d'être son
seigneur. Toutefois, en passant devant une croix, le diable
fit un détour et parut si épouvanté que Christophe lui en demanda
la cause. Le diable répondit qu'un nommé Christ avait été crucifié
et avoua qu'il avait peur lorsqu'il voyait une croix. Christophe
en déduisit qu'il s'agissait là d'un roi plus grand que le diable
et se mit en quête de ce Christ. Un ermite voulut bien le renseigner,
à condition qu'il jeûne souvent et qu'il prie, ce dont Christophe
était incapable. L'ermite lui proposa alors d'aider les voyageurs
à franchir le fleuve tumultueux qui traversait le pays. Christophe
s'installa près de la rive, se servant d'un tronc d'arbre pour
bâton.
Une nuit, il entendit une voix d'enfant qui l'appelait au-dehors.
Il hissa l'enfant sur ses épaules et entra dans l'eau. Mais
plus il avançait, plus l'eau montait, et plus l'enfant devenait
lourd comme du plomb ; il faillit être englouti par le fleuve
et parvint à grand-peine sur l'autre berge. Là, l'enfant lui
dit : "Ne t'étonne pas, Christophe, car tu as porté le monde
entier sur tes épaules et celui qui l'a créé. Je suis le Christ,
ton roi. En signe de la vérité de mes paroles, rentre chez toi
et plante ton bâton en terre." Le lendemain, Christophe
vit son bâton transformé en un palmier plein de feuilles et
de dattes.
Ensuite, il se rendit en Lycie et pria le Seigneur de lui octroyer
le don de comprendre la langue de ce lieu où beaucoup de chrétiens
étaient torturés par les idolâtres. Christophe les réconforta
et convertit tous les soldats que le roi Dagnus envoya s'emparer
de lui. Il se rendit de lui-même à Dagnus, qui lui ordonna de
sacrifier aux dieux païens. Christophe refusa. Le roi le fit
enfermer avec deux belles prostituées. Christophe les convertit.
Le roi fit coiffer Christophe d'un casque et s'asseoir sur un
banc de fer, l'un et l'autre rougis au feu. Christophe n'en
souffrit pas. On l'attacha à un poteau face à quatre cents archers,
mais les flèches restèrent suspendues en l'air sans l'atteindre
et l'une d'elles se retournant vint éborgner le roi. Christophe
lui dit qu'il le soignerait avec son sang. Le lendemain, il
fut décapité, et le roi en appliquant le sang de Christophe
sur son œil blessé recouvra la vue et se convertit aussitôt.
Jacques de Voragine mêle ainsi deux traditions. D'une part,
celle d'un géant à tête de chien (des scribes maladroits auraient
déformé le mot "Cananéen" en "cynocéphale"), dit le "Réprouvé",
enrôlé dans l'armée impériale, converti au christianisme et
mort en martyr ; d'autre part, celle du passeur de l'Enfant-Roi,
dont en grec le nom signifie "porte-Christ". Mais en fait rien
ne prouve que Christophe ait jamais existé. Le plus ancien témoignage
de son nom est une église en Asie Mineure qui lui est dédiée
en 452 par l'évêque Eulalius. Un monastère Saint-Christophe
est mentionné à Calcédoine, au concile de Constantinople en
536, puis un autre en Sicile. Au IXe siècle, ses
reliques sont signalées à Cordoue. Ce n'est qu'à la fin du Moyen
Age que sa réputation se développe de façon aussi prodigieuse
qu'inexplicable.
Il est alors invoqué contre la "male mort", la mort subite
qui mène en enfer ceux qu'elle frappe en état de péché. Les
temps sont troublés, les épidémies fréquentes, la police et
la médecine également incapables, et mourir subitement n'est
pas exceptionnel. Par ailleurs, sauf dans les minutes qui suivent
la confession, quel bon chrétien peut jurer ne pas être en état
de péché, en actes ou en pensées ? Il faut donc pouvoir prier
Christophe à tout instant, sans avoir à le chercher dans une
chapelle trop distante. Christophe est à l'au-delà ce que le
bouche-à-bouche est au noyé, l'insuline au diabétique : un secours
d'urgence, le geste qui sauve. C'est pour cela que l'on a multiplié
les fresques de Christophe et les statues le représentant à
l'extérieur des églises, toujours de grandes dimensions : non
pour rappeler sa taille gigantesque, mais, plus prosaïquement,
pour qu'il soit visible de loin.
Outre la peste, Christophe est alors censé soigner les maladies
des yeux, en souvenir de la guérison qu'il accorda à son bourreau.
Le miracle de son bâton verdoyant fait de lui le saint favori
des jardiniers et des pépiniéristes. A cause de sa force herculéenne,
il est le patron des athlètes, des portefaix, des forts des
halles, des déchargeurs. Puis, avec les progrès de l'incrédulité
et de la science, le culte de saint Christophe, considéré comme
superstitieux, fit l'objet de railleries et s'évanouit peu à
peu au cours du XVIe siècle. Sa statue de la cathédrale
d'Auxerre fut détruite en 1768, celle de Paris en 1788.
Néanmoins, la prouesse poétique du "porte-Christ" fut plus
difficile à effacer et Christophe conserva un prestige intact
auprès des pèlerins et des voyageurs, une dévotion discrète
qui lui permit d'attendre jusqu'au XXe siècle, où
l'invention de l'automobile lui fournit l'occasion d'un come-back
foudroyant. L'automobile, instrument de voyage par excellence
et grande pourvoyeuse en morts subites, adopta immédiatement
Christophe comme saint protecteur.
A Paris, sur les terrains marécageux de Grenelle où vivent
des maraîchers et des chiffonniers, André Citroën s'installe
en 1914, quai de Javel. L'ancienne chapelle Saint-Alexandre
est déplacée et l'architecte Charles-Henri Besnard édifie, de
1926 à 1934, une église Saint-Christophe. Besnard est un pionnier
de la préfabrication du béton armé, technique bon marché, d'exécution
rapide, n'ayant pas besoin d'ouvriers qualifiés, praticable
en toutes saisons et réduisant le chômage hivernal. Son église
d'avant-garde préfigure les logements sociaux et échappe - autre
miracle ? - aux bombardements allemands de septembre 1943.
Sa façade de brique et ses panneaux intérieurs retraçant la
vie du saint, dus au pinceau laborieux de l'artiste Jacques
Martin-Ferrières, sont d'une esthétique discutable, peut-être,
fidèle pour le moins à la robuste laideur que l'on a toujours
prêtée à Christophe. Chacun peut en juger selon sa foi, en allant
au 28, rue de la Convention dans le 15e arrondissement.
Jusque dans les années 1960, avant que les embouteillages n'y
mettent fin, on procéda très sérieusement devant l'église à
la bénédiction solennelle des voitures, des bicyclettes et des
trottinettes.
La fête de saint Christophe, autrefois célébrée le 25 juillet,
a été déplacée au 21 août, pour faire place à saint Jacques.
L'Eglise n'a pas toujours apprécié la piété entourant ce saint,
dont la légende a été tardivement rafistolée à partir d'éléments
douteux, certains empruntés à des sources païennes. Un gaillard
de plus de 5 mètres de haut avec une tête de chien a quelque
chose de brutal et mythologique qui dépare la galerie officielle
des saints humains, dont les exploits ne sont pourtant pas moins
extravagants, par définition. Mais, à l'évidence, avec sa rudesse
naïve, son corps monstrueux et son cœur simple, ce géant est
resté sympathique à tous à travers les âges.
Comment lutter contre une telle ferveur populaire, si durable
et spontanée ? Dans une époque où les vocations se raréfient,
serait-on bien avisé d'en faire l'économie ? Christophe serait
encore capable de rejaillir dans l'imaginaire peureux des mortels
et d'étendre demain sa protection aux usagers du métro que le
terrorisme menace, aux passagers des avions mal entretenus,
voire aux astronautes qui s'élancent dans un ciel si noir qu'un
pilote soviétique mécréant affirma ne pas y avoir rencontré
Dieu.
Michel Braudeau
(prochain article : Antoine retrouve l'impossible)