Les Bély sont des gens simples. Et rien ne manque à leur décor
de ce qui fait le quotidien des gens simples : ni le tic-tac
de l'horloge, ni le cadre en bois qui représente un chalet, ni l'inscription
enluminée avec les mots "Que Dieu bénisse cette maison et ceux
qui la visitent"...
On s'attendrait à trouver un nain ou un petit moulin en plâtre dans
le jardin de leur pavillon, à La Couronne, près d'Angoulême. Mais
c'est une grotte de Lourdes miniature, moussue et couverte de joubarbes,
qui accueille le visiteur. Au creux de la rocaille, Jean-Pierre Bély
a pieusement disposé une vierge en ciment, "en remerciement",
dit-il. Depuis 1999, il est officiellement reconnu comme le 66e miraculé
de Lourdes.
Son bureau n'est pas trop encombré d'images pieuses. Tout juste
une vierge en bronze, deux photos de sainte Bernadette et de sainte
Thérèse de Lisieux, et un brin de buis béni. Et aussi une photo
de lui avec le pape. "Je n'ai pas envie de transformer cette
pièce en sanctuaire", plaisante-t-il.
Quand Jean-Pierre Bély parle de sa maladie, c'est comme s'il racontait
un rêve. "C'est comme une coupure, une blessure qui brusquement
s'est refermée. Les détails sont un peu flous. Ma famille s'en souvient
mieux que moi." On ressent une impression étrange à entendre
cet alerte retraité de 66 ans, qui s'agite sur son tabouret
tout au long de son récit, se décrire en fauteuil roulant, puis
grabataire.
Les premiers signes de la maladie se manifestent en 1972, quand
il exerce encore sa profession d'infirmier. Une fatigue, des fourmillements
dans les doigts et les pieds. Le diagnostic ne viendra qu'en 1984 :
sclérose en plaques. Un matin de cette année-là, le malade se réveille
avec le côté droit entièrement paralysé. "Les trois années qui
ont suivi ont été les plus terribles, se rappelle-t-il. C'est
une maladie démoralisante, qui progresse par poussées. On croit
ressentir un mieux, et puis, soudain, l'état s'aggrave. A la fin,
j'avais les poignets déformés, je ne pouvais plus remuer les mains."
Quand Jean-Pierre Bély part en pèlerinage à Lourdes, le 5 octobre
1987, il est grabataire et vient d'être reconnu invalide à 100 %
à titre définitif, avec tierce personne.
Pour la centième, pour la millième fois peut-être, il raconte sa
guérison. Le 9 octobre 1987. C'est la fin de son séjour à Lourdes.
Son état n'a fait qu'empirer. Lui ne s'en aperçoit pas, mais les
amis qui l'accompagnent ont peur qu'il ne passe pas le voyage. Il
faut ici lui laisser la parole.
"J'étais sur l'esplanade devant la basilique, allongé sur un
brancard. C'était la cérémonie de l'onction des malades. L'ambiance
était extraordinaire. J'avais l'impression de vivre un moment intense.
Après avoir reçu l'onction, j'ai ressenti une paix, une joie, une
sérénité extraordinaires. Comme si tout ce qui était mauvais dans
ma vie m'était enlevé. Mon stress, mon anxiété, mes scrupules. J'étais
euphorique, coupé du monde. J'avais l'impression de flotter. J'étais
ailleurs. Mon corps ne comptait pas. Je peux dire que j'ai vécu
la guérison du cœur avant celle du corps. Cette paix, cette sérénité
ne m'ont pas quitté depuis. Et, tous les jours, j'ai l'impression
de revivre ce moment.
"Les brancardiers m'ont ramené dans ma chambre. Quand on m'a
déposé sur le lit, j'ai repris contact avec mon corps. Je ne sais
pas combien de temps tout cela a duré. Je n'avais pas la notion
du temps. J'ai senti un froid. Non pas un froid extérieur, mais
l'impression de glisser dans un gouffre froid. Je me sentais partir.
Ce n'était pas une sensation agréable. J'allais peut-être basculer
de l'autre côté. Et puis, tout à coup, j'ai ressenti une chaleur
dans les orteils. Comme une lueur dans le lointain, qui grandit,
réchauffe et redonne vie. La chaleur est montée progressivement
dans mes pieds, mes jambes, mes muscles, tout mon corps. Au fur
et à mesure qu'elle montait, c'est comme si la vie revenait. J'ai
eu l'impression d'être tiré par la peau du dos, retiré de ce gouffre
froid. Tout cela a dû être très rapide, mais je n'avais pas la notion
du temps. A un moment, je me suis senti comme soulevé, et je me
suis retrouvé assis sur le bord du lit, me demandant ce que je faisais
là.
"Le soir, on m'a conduit sur mon brancard à la cérémonie de
clôture du pèlerinage. Là, j'ai été pris d'une envie irrépressible
de me lever et de marcher. Mais, en voyant autour de moi tous les
autres malades grabataires, j'ai eu peur de les choquer. A partir
de cet instant, j'ai décidé de rester discret. Dans la nuit qui
a suivi, j'ai été poussé à me lever. Je sentais dans tout mon être
des paroles très fortes qui me disaient : "Allez, lève-toi,
marche." Comme une voix intérieure qui s'exprimait avec beaucoup
de délicatesse. En voyant que je me retournais dans mon lit, la
veilleuse de nuit m'a demandé ce que j'avais. Je lui ai dit que
je voulais me lever pour aller aux toilettes. Et j'ai marché pour
la première fois. Elle me tenait simplement le bras. J'ai fait mes
premiers pas dans la nuit, comme un bébé qui apprend à marcher.
C'est l'effet que ça m'a fait.
"Je n'ai pas voulu aller au bureau médical de Lourdes. J'ai
minimisé volontairement les choses. A la gare d'Angoulême, j'ai
attendu ma femme dans le fauteuil roulant. Dans la voiture qui me
ramenait à la maison, je lui ai expliqué que mon état s'était amélioré.
C'est quand elle m'a vu monter les marches de l'escalier qu'elle
a compris..."
Jean-Pierre Bély ne doute pas du miracle. Il affirme tranquillement :
"C'est Jésus qui m'a guéri, et c'est Marie qui a demandé à Jésus
de me guérir. Je n'ai pas souhaité particulièrement la guérison.
En passant devant la grotte, j'ai dit à Dieu : "Tu me connais,
tu sauras me donner le meilleur"." Pour M. Bély, c'est
aussi simple que ça. Et si, par hasard, il sent poindre le doute
chez son interlocuteur, il reprend à son compte les paroles de sainte
Bernadette à propos des apparitions : "Je suis chargé de
vous le dire, pas de vous le faire croire." Puis, si l'interlocuteur
insiste : "Vous pouvez penser ce que vous voulez, allez
voir les médecins."
Les médecins, justement. Le docteur Patrick Fontanaud, médecin
traitant du malade et agnostique en matière religieuse, ne s'explique
pas la guérison. L'imagerie par résonance magnétique (IRM) ne montre
plus que quelques lésions minimes et non significatives dans le
cerveau, comme des cicatrices.
Le professeur Bertrand Fontaine, de la fédération neurologie de
la Salpêtrière, à Paris, est circonspect : "La sclérose
en plaques est une maladie dont les mécanismes ne sont pas bien
connus, et dont l'évolution est imprévisible. On a vu des cas de
rémission ou de guérison. Mais il s'agit de cas exceptionnels, pour
lesquels on ne dispose pas encore d'explication scientifique."
Le docteur Patrick Theillier croit au miracle. C'est la moindre
des choses pour le responsable du bureau médical des sanctuaires
de Lourdes. Mais il tient à en définir les limites : "Un
malade ne peut guérir que d'une maladie guérissable. Le miracle
ne force pas la nature. On n'a jamais vu un trisomique guéri à Lourdes !
En définitive, ce qu'on appelle miracle peut être qualifié en médecine
de "rémission spontanée". Pour ma part, je crois que le miracle
utilise les voies de la nature, mais par des moyens qui ne sont
pas encore connus de la médecine." Quand on l'interroge sur
l'eau qui coule à flots du sanctuaire, le médecin sourit :
"L'eau n'est pas miraculeuse, ou alors ça se saurait. Elle n'a
même aucune vertu thérapeutique. Elle n'est que le support de la
foi."
Le cabinet du docteur Theillier ressemble à celui d'un bon médecin
de famille, avec sa bibliothèque en bois, ses traités de médecine,
ses archives et son ordinateur. La seule différence, c'est un grand
crucifix accroché au-dessus de la table d'examen. Patrick Theillier
affirme recevoir à peu près trente-cinq déclarations de miracle
par an, dont deux ou trois seulement seront considérées comme sérieuses.
Les guérisons psychologiques sont systématiquement écartées. Au
bout du compte, et après enquête, moins d'une guérison sur cent
sera retenue et officiellement reconnue. Les critères sont très
stricts : la maladie doit être grave et fatale ; la guérison
soudaine, complète et durable. "Le point essentiel consiste à
prouver que la personne était bien malade", insiste le médecin.
Le bon docteur Theillier serre dans ses cartons "deux très belles
guérisons" : deux cancéreuses, une Française de vingt-cinq
ans et une Italienne d'une soixantaine d'années, qui ont été guéries
en 1995. L'enquête est presque bouclée et les deux miracles devraient
être reconnus officiellement en 2003. Ce seront les 67e et 68e miraculées
de Lourdes.
A La Couronne, Jean-Pierre Bély a commencé une nouvelle vie. Une
vie de miraculé. Il n'a pas vu le film de Jean-Pierre Mocky. "Tout
ça, c'est des bêtises !" Il a conservé sa carte d'invalide
et la pension qui va avec. "C'est quelque chose de définitif.
On ne peut pas la supprimer, justifie-t-il. Pour la société,
je suis encore en invalidité à 100 %." Il a été confronté
aux réactions de son entourage. Il évoque avec humour les bouleversements
qu'il a provoqués. C'est d'abord son médecin traitant, qui manque
de se trouver mal quand il le voit assis dans sa salle d'attente.
Puis les gens de sa paroisse qui pleurent, quand il retourne à la
messe. Le curé en chaire, qui annonce sobrement : "Vous
connaissez Jean-Pierre, vous savez comment il était quand il est
parti à Lourdes, voilà comment il revient..." Jusqu'à Raymond,
le facteur, qui déclare à la presse locale : "Maintenant,
je vais être obligé de croire au Bon Dieu !"
Puis il y a eu l'enquête. Au début, M. Bély ne voulait pas
faire reconnaître son miracle. C'est l'évêque d'Angoulême qui l'a
convaincu de faire la démarche. Il est allé au bureau médical de
Lourdes un an après sa guérison. On l'attendait de pied ferme. Pendant
les onze ans qu'a duré l'enquête, il a enchaîné les examens médicaux
et psychiatriques. "On voulait savoir si mon raisonnement était
normal, si je n'étais pas un illuminé ou un mystique." Une fois
par an, il devait comparaître devant un amphithéâtre de 60 à 80
médecins du comité médical international et répondre au feu roulant
des questions. "Certains essayaient de me glisser des peaux de
banane, se souvient-il. Une fois, il y en a un qui me dit :
"Alors, comme ça, vous avez rencontré la Sainte Vierge ?" Je
lui ai répondu : "C'est vous qui dites ça, pas moi.""
L'ancien infirmier affirme que sa guérison a provoqué des conversions
autour de lui, que des gens se sont rapprochés de l'Eglise après
avoir entendu son histoire. "Ma vie a complètement changé,
résume-t-il. On me demande des conférences et des témoignages
un peu partout." La célébrité a ses inconvénients. Les médias
du monde entier ont débarqué dans le petit pavillon de La Couronne.
Les télévisions italienne, allemande, mais aussi les Coréens, les
Japonais. A Lourdes, le miraculé échappe de justesse à un groupe
de dévotes italiennes, qui l'ont reconnu et veulent le toucher,
au besoin arracher un morceau de ses vêtements...
Jean-Pierre Bély et les autres miraculés forment une sorte de club
très fermé, qui se réunit de temps à autre à Lourdes. "J'y vais
une dizaine de fois par an. Je commence toujours par passer au bureau
médical. Je demande s'il y a des miraculés de passage. Si c'est
le cas, on se rencontre, on prend un pot ensemble..." Il y a
Jeanne Frétel, guérie en 1948 d'une péritonite tuberculeuse. Marie
Bigot, guérie en 1953 d'une hémiplégie. L'Italienne Delizia Cirolli,
sarcome d'Ewing en 1976. Et Serge Perrin, ancien hémiplégique, guéri
en 1970 et qui vient de mourir. "Les miraculés vivent vieux",
note le docteur Theillier. "On a beaucoup de choses à se dire,
confie M. Bély. On est passé par les mêmes étapes :
la guérison, l'enquête, le témoignage..."
Certaines institutions hésitent à inviter le miraculé. Elles ont
peur de susciter de faux espoirs chez leurs patients. "C'est
un raisonnement de bien portants, s'insurge Jean-Pierre Bély.
Je n'ai jamais entendu cela de la part d'un malade. Au contraire,
tous sont tellement heureux de ce qui m'est arrivé qu'ils y voient
un signe d'espérance." "Au fond, lâche le docteur Theillier
d'un ton de philosophe, tout malade qui vient à Lourdes espère
confusément guérir. Le vrai miracle, c'est que la plupart d'entre
eux repartent sans être guéris, mais aussi sans être déçus."
Xavier Ternisien