L'évêque de l'antique Myre a sauvé bien des
vies, mais c'est pour avoir ressuscité trois enfants que la légende,
aidée par le calendrier et la publicité, en a fait un gros papa
gâteau vêtu de rouge et blanc.
Les saints voyagent après leur mort dans un espace indéfini,
celui de la légende et de la foi, celui de l'imaginaire des
croyants qui les prennent pour patrons protecteurs, diplomates
accrédités auprès du Tout-Puissant, et qui, pour obtenir leur
intercession, n'hésitent pas à les remodeler à leur guise, avec
une liberté parfois fort désinvolte, peu conforme avec le message
qu'ils laissèrent au terme de leur mission sur Terre. Comme
si leur ultime épreuve était de ne plus s'appartenir, de s'abandonner
aux volontés des vivants frivoles qui les prient, les accommodent
selon leurs désirs. Sous le regard éternel de Dieu, les saints
sont immuables, sans doute ; vus d'en bas, ils sont nos proies,
reflètent les époques et les modes du monde soumis au temps.
Et aucune icône humaine ne peut échapper à l'analyse critique
des psychologues et des sociologues, dernière étape du calvaire
des saints.
Le cas de Nicolas en est une démonstration lumineuse. Peu de
saints sont aussi universellement présents que lui, dont on
ne sait à peu près rien de sûr sinon qu'il fut évêque de Myre
au IVe siècle. D'après Jacques de Voragine, qui essaie
d'harmoniser les diverses fables et histoires courant sur Nicolas,
celui-ci serait né à Patras, en Lycie, vers 270 de parents chrétiens.
Son père, Epiphane, était riche et pieux, sa mère, Jeanne, était
la sœur de Nicolas l'Ancien, évêque de Myre, l'actuelle ville
de Dombré, sur la côte d'Anatolie.
Le jour où on lui donne son premier bain, il se tient debout
dans la baignoire. Dès l'enfance, il jeûne, ne prenant le sein
que le mercredi et le vendredi. Adolescent, il ignore les plaisirs
vulgaires de ses camarades et fréquente les églises en étudiant
les Saintes Ecritures. Devenu riche à la mort de ses parents,
il décide d'employer sa fortune pour la gloire de Dieu. Apprenant
qu'un de ses voisins, poussé par la pauvreté, envisage de livrer
ses trois filles à la prostitution pour vivre de leur débauche,
Nicolas jette en secret par la fenêtre de ce voisin une importante
somme d'or enveloppée dans un linge, suffisante pour payer les
noces de l'aînée. Puis il renouvelle son don pour les deux autres.
Le père, curieux de découvrir son bienfaiteur, entend l'or tomber
chez lui, poursuit et rattrape Nicolas qui lui fait jurer de
garder le silence.
A la mort de l'évêque de Myre, les évêques de la région se
réunissent pour désigner son successeur et choisissent un soir
de nommer le premier qui entrera dans l'église au matin. C'est
Nicolas. Malgré les honneurs dus à son rang, l'évêque Nicolas
reste humble et grave dans ses mœurs, fuyant la compagnie des
femmes et priant. Une nuit, des matelots pris dans une tempête
invoquent son secours. Nicolas leur apparaît, les aide à la
manœuvre jusqu'à la fin de la tempête. Les matelots, venant
à l'église remercier Dieu, reconnaissent Nicolas.
Un jour, il sauve toute une province de la famine en livrant
aux pauvres le blé destiné à l'empereur et reconstitue par miracle
la précieuse cargaison des navires. Une autre fois, alors que
Nicolas combat l'hérésie arianiste et le culte idolâtre de Diane,
le démon exaspéré se déguise en vieille femme et confie un vase
d'huile diabolique à des pèlerins naviguant vers Nicolas. Celui-ci,
alerté, vient en barque à leur devant, les interroge. Devinant
que la vieille n'est qu'un travestissement de Diane, il ordonne
aux pèlerins de jeter le vase à la mer où l'huile "contre nature"
s'enflamme aussitôt.
Son plus éclatant miracle concerne trois princes, Népotien,
Ours et Apilion, envoyés par l'empereur Constantin pour réprimer
une sédition. Pendant que Nicolas les accueille, le consul de
la région, préfet corrompu, fait condamner à mort trois soldats
innocents. Nicolas, accompagné des princes, accourt et arrache
les soldats des mains du bourreau. Les trois princes s'en vont
accomplir leur tâche, mais, de retour à la cour, sont perfidement
dénoncés comme traîtres par le préfet et condamnés à leur tour
par l'empereur. Se souvenant alors de l'affaire des trois soldats
innocents, Népotien invoque l'aide de Nicolas. Celui-ci apparaît
en songe à l'empereur et au consul la même nuit et en sa qualité
d'évêque de Myre exige la délivrance des princes. A son lever,
l'empereur, informé de la vie de Nicolas et de ses miracles,
est convaincu de l'innocence des princes et les libère.
On retrouve une variante de ce haut fait au XIIe
siècle en Normandie et en Lorraine : trois enfants perdus ayant
demandé l'hospitalité pour la nuit à un boucher, celui-ci les
égorge, les hache et les met dans un saloir. Nicolas, passant
dans les parages, est reçu par le boucher et insiste pour manger
ce qui est dans le saloir. Les enfants sont immédiatement ressuscités.
On pense en fait que ce miracle posthume est une déformation
de l'histoire des princes. Les miniaturistes du Moyen Age -
faute de place ou pour exalter la grandeur du saint - auraient
rapetissé la taille des officiers en les représentant comme
des enfants, ainsi que la tour où ils avaient été enfermés,
réduite à la dimension d'une cuve, pour faire tenir tous les
personnages dans une seule image. Cette naïve erreur de perspective,
banal artifice des peintres de l'époque, allait être féconde
et fit si long feu que Nicolas - en rien prédisposé à ce rôle
particulier - devint par excellence le saint protecteur des
enfants et l'est encore maintenant ; au prix, il est vrai, de
quelques métamorphoses acrobatiques qui relevèrent moins de
l'hagiographie que des fantaisies du folklore médiéval d'abord,
et de nos jours répondent surtout aux nécessités triviales du
commerce.
Nicolas participa, dit-on, au concile de Nicée en 325 et fut
rappelé à Dieu peu après. Sa réputation de thaumaturge, importante
déjà de son vivant, ne fit que s'accroître et les miracles se
multiplièrent autour de sa tombe dans la cathédrale de Myre.
Dès le VIe siècle, une église lui est consacrée à
Constantinople, puis d'autres ensuite ; le culte de saint Nicolas
s'étend sur toute l'Asie mineure et les Balkans, chez les chrétiens
orthodoxes de Syrie, de Palestine et d'Egypte. En 1087, les
Vénitiens, qui ont déjà rapatrié la dépouille de saint Marc,
veulent s'emparer des restes de saint Nicolas. Des marins originaires
de Bari les battent de vitesse et emportent les reliques chez
eux, où elles sont solennellement inhumées dans une basilique.
Les peuples slaves, en se christianisant, adoptent le patronage
de saint Nicolas, vénéré dans toutes les églises d'Orient et
d'Occident. Au Moyen Age, en Europe du Nord, lors des processions
de la saint Nicolas, le 6 décembre, un enfant costumé en évêque
donne des cadeaux aux enfants sages tandis que son valet, Knecht
Ruprecht en Allemagne (qui prendra le nom de Père Fouettard
et les traits de Charles Quint après le siège de Metz en 1522),
punit les ingrats et les dissipés. Dans la Sainte Russie d'avant
1917, l'Eglise orthodoxe honore Nicolas et deux tsars portent
son nom.
La Réforme protestante au XVIe siècle abolit le
culte des saints, mais les petits Hollandais continuent d'attendre
la visite et les cadeaux de Nicolas, Sinterklaas, descendant
par la cheminée dans la nuit du 6 décembre. En émigrant en Amérique
pour fonder la colonie de la Nouvelle Amsterdam (New York en
1664), les Hollandais emmènent avec eux Sinterklaas, rapidement
rebaptisé Santa Claus. Dans les pays catholiques d'Europe, faute
de pouvoir extirper la vogue de saint Nicolas, les autorités
chrétiennes se contentent de rapprocher la date de sa célébration
populaire de celle de l'Enfant Jésus.
A propos, pourquoi Noël tombe-t-il le 25 décembre ? Pour les
anciens Romains, c'était la date du solstice d'hiver. Ils préparaient
ce jour-charnière par la fête des Saturnales, pendant laquelle
des esclaves prenaient brièvement la place de leurs maîtres
- préfiguration du Carnaval - avant d'être immolés. L'Eglise,
ignorant le véritable jour de naissance du Christ, décide au
IVe siècle de se greffer en quelque sorte sur ce
créneau immémorial, de faire coïncider le jour de la (re) naissance
du soleil avec celui de la naissance du Sauveur, soleil de justice,
et le 25 décembre est définitivement désigné comme jour anniversaire
du Christ par les papes Libérius et Sixte III. " Natale",
en latin, devient "Noël".
Les Saturnales - à l'origine fêtes des morts sans sépultures
- se changèrent à l'époque médiévale en "fêtes des fous", durant
lesquelles on élisait un pape des fous appelé l'abbé de Liesse.
Pendant cette période froide et sombre de la fin de l'automne,
les enfants, déguisés en morts-vivants, se déplaçaient en bandes,
de maison en maison, chantant et faisant des vœux, en échanges
de fruits ou de gâteaux. Il était donc tentant et logique de
fusionner peu à peu la tradition des quêtes et la procession
de Nicolas. Par une adroite manipulation du calendrier, Nicolas
fit désormais sa tournée de cadeaux la veille du jour de Noël.
Comme le note Claude Lévi-Strauss dans un article mémorable
de 1952, Le Père Noël supplicié, ces quêtes du Moyen
Age sont en liaison avec celles de saint Nicolas, qui ressuscita
les enfants morts, et surtout avec celle de Halloween, à la
veille de la Toussaint où, dans les pays anglo-saxons, "les
enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les
adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen
de menus présents. (...) Démarche dialectique dont les
principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite
menaçante et persécutrice, l'établissement d'un modus vivendi
avec les vivants fait d'un échange de services et de présents,
enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts quittent
les vivants pour les laisser en paix jusqu'au prochain automne".
Ainsi, explique Lévi-Strauss, le Père Noël moderne hérite de
l'abbé de Liesse dont il est l'antithèse. Par le déplacement
de la fête de saint Nicolas vers Noël, l'abbé, "émanation
de la jeunesse symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes
s'est changé en symbole de l'âge mûr (...), l'apôtre
de l'inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite
; aux adolescents ouvertement agressifs se substituent les parents
se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants".
En 1809, l'écrivain Washington Irving évoque les voyages aériens
effectués par saint Nicolas pour remplir en une nuit des millions
de petits souliers... En 1821, un pasteur américain, Clement
Clarke Moore, écrit pour ses enfants un conte où le Père Noël
remplace Nicolas. Le Père Noël est jovial et rubicond, il ne
porte plus la mitre, sa crosse est en sucre d'orge. Débarrassé
du Père Fouettard, il ne chevauche plus un âne mais se déplace
dans les airs à bord d'un traîneau attelé de huit rennes. En
1860, l'illustrateur Thomas Nast, le créateur de la figure de
l'oncle Sam, revêt le Père Noël d'un costume rouge taillé dans
la bannière étoilée et situe sa résidence officielle au pôle
Nord.
En 1931, enfin, Haddon Sundblom, chargé de la publicité de
Coca-Cola, redessine la silhouette du Père Noël, lui rend une
stature humaine, l'habille de vêtements rouges doublés de fourrure
blanche (les couleurs emblématiques de la marque) et c'est sous
ce nouveau look qu'il revient en Europe ; tiré, non plus par
des rennes volants, mais par le géant de la boisson d'Atlanta,
désireux d'inciter les consommateurs à acheter sa potion gazeuse
et rafraîchissante en plein hiver.
Des voix se sont élevées dans les années 1950, dont celle du
secrétaire général de l'ONU, le Suédois Dag Hammarskjöld, pour
critiquer l'américanisme de ce Père Noël débarqué dans les valises
du plan Marshall. L'archevêque de Toulouse stigmatise ce retour
du paganisme, le chanoine Kirr fait brûler une effigie du Père
Noël sur le parvis de la cathédrale de Dijon devant 250 enfants
consternés. On a pu constater depuis l'efficacité d'un tel exorcisme.
Les affaires sont les affaires et les dieux du négoce sont durs
à cuire. Les industriels de la culture anglo-saxonne ont récemment
tenté de réintroduire en Europe la très ancienne fête celte
de Halloween (et son cortège lucratif de déguisements, de jouets
et de friandises). Le succès de l'opération a été mitigé, fragile,
moins insignifiant que d'aucuns ne le prévoyaient. Sans doute
une meilleure étude de marché permettra de réussir la greffe
artificielle d'une "tradition" oubliée, superfétatoire mais
rentable.
Pour ceux qui résistent encore au grand business du Père Noël,
la fête de saint Nicolas demeure fixée au 6 décembre. Abondamment
représenté, le nombre de ses statues n'est supplanté que par
sainte Thérèse et saint Antoine de Padoue. Et si l'évêque de
l'antique Myre reste le patron des enfants et des personnes
sans défense, il est aussi celui de la Russie, de la Lorraine,
des parfumeurs, des marins en détresse et des filles dans l'embarras.
Michel Braudeau