Rita recours des cas désespérés
LE MONDE | 28.07.04 | 13h20    MIS A JOUR LE 29.07.04 | 10h31
L'humble Rita, femme douce mais "ordinaire" n'a pas accompli de miracle spectaculaire. Mais on la vénère avec une affection familière car elle avait le don de venir en aide aux plus infortunés.

La vie posthume des saints est imprévisible, autant que celle des hommes illustres, des artistes, des écrivains, que l'avenir oublie ou immortalise, abandonne ou reprend sans qu'aucune autorité établie ne puisse s'y opposer. Qui lit de nos jours Sully Prudhomme, premier prix Nobel de littérature en 1901, et quel universitaire aurait deviné le retentissement ultérieur de deux pauvres diables comme Lautréamont ou Rimbaud ? En déclarant que sainte Rita était la plus populaire des saintes avec saint Antoine de Padoue, le pape Jean-Paul II a constaté l'ampleur d'une vénération que l'Eglise n'avait pas encouragée.

Antoine de Padoue, canonisé dans l'année qui suivit sa mort, resta longtemps dans l'ombre de saint François d'Assise avant de connaître un succès phénoménal et inopiné. De même, l'humble Rita de Cascia, morte en 1427, ne fut béatifiée qu'en 1628 et canonisée en 1900, comme si l'Eglise n'avait enregistré qu'à contrecœur l'intense piété entourant la "patronne des causes désespérées". Les objets perdus et les causes désespérées participent peut-être d'une dimension de l'impossible trop séduisante pour les esprits naïfs, qui exigerait des pouvoirs exorbitants, plus magiques qu'il ne sied à un saint convenable. Mais si le pape nomme les saints, le peuple ne l'attend pas toujours pour élire les siens.

Le professeur Yves Chiron a noté dans sa Véritable Histoire de sainte Rita (Perrin, 2001) la difficulté de retracer avec certitude les éléments de la vie de Rita, sans que l'on puisse douter de son existence. Au demeurant, si l'on s'attache, comme ici, à la présence des saints dans la vie quotidienne des fidèles, la vérité historique et les preuves scientifiques (notamment celles de leurs miracles) importent moins que leur légende, principe irrationnel et actif par lequel ils intercèdent en notre faveur auprès du Ciel. Celle de Rita est constante, à quelques variantes minimes près.

Ses parents, Antonio Lotti et Amata Mancini, sont des paysans pieux qui vivent en Ombrie, à 150 km au nord de Rome, et désespèrent d'avoir une descendance ; une voix - un ange - annonce à Amata qu'elle va accoucher d'une fille et devra lui donner le nom de Rita, en l'honneur de sainte Margherita (margarita veut dire "perle" en latin). Rita naît le 22 mai 1381 à Roccaporena, près de Cascia. Le petit village de Roccaporena, bien qu'isolé à 700 m d'altitude dans les monts Appenins, ne peut ignorer les troubles qui ravagent alors le monde d'en bas. Tandis qu'en France la guerre de Cent Ans ruine le royaume, la peste fait des milliers de victimes dans toute l'Europe. Quant à l'Eglise, elle traverse une crise grave depuis 1378, celle du Schisme d'Occident. Le pape Grégoire XI, exilé en Avignon, est revenu mourir à Rome. Urbain VI, qui lui succède, doit affronter un autre pape, puis un troisième. Urbain VI et Clément VII se livrent une lutte sanguinaire et fort peu chrétienne pour occuper le siège de saint Pierre. Rita, contemporaine de Jeanne d'Arc (née trente et un ans avant la vierge française, elle lui survivra vingt-six ans), témoignera aussi de cette époque de grands désordres en y répondant à sa manière, discrète et moins militaire.

Elle a un an et dort dans sa corbeille sous un arbre, dans un champ où travaillent ses parents, quand un paysan qui vient de se blesser avec sa faucille voit un essaim d'abeilles tourner autour de la petite fille. Les abeilles entrent dans sa bouche sans la piquer ; elle sourit. Le paysan veut chasser les insectes et tend sa main blessée, qui aussitôt guérit. Les parents, le village, ne savent comment interpréter ce présage.

Elle est élevée dans la prière et l'amour de Dieu, se dévouant dès l'adolescence à soulager ses parents devenus vieux, refusant toute coquetterie, et songe vers l'âge de 14 ans à embrasser une vie religieuse, mais ses parents envisagent pour elle un avenir différent et la fiancent un jour à un certain Paolo. Rita proteste d'abord : cette décision va à l'encontre de ses projets, Paolo passe pour un jouisseur, brutal et buveur. Puis elle se soumet à la volonté de ses parents, reflet de la volonté de Dieu ; ce Paolo, d'une condition plus aisée que la leur, saura les secourir mieux qu'elle-même.

Son ménage est malheureux. Paolo est un alcoolique violent auquel Rita se plie avec patience et tant de douceur que ses voisines la surnomment "la femme sans rancune". Rita jeûne fréquemment, subit ce mariage comme une mortification et prie pour le salut de son époux. De fait, après dix-huit ans de calvaire conjugal, quand elle met au monde deux jumeaux, le caractère de Paolo s'adoucit, il se repent sincèrement, se convertit et le couple connaît enfin un bonheur de courte durée.

Paolo s'étant fait beaucoup d'ennemis avant sa conversion, ceux-ci lui tendent un soir une embuscade et le poignardent. Paolo meurt en leur pardonnant leur crime. Rita pardonne aussi aux meurtriers de son mari, mais les deux fils, coléreux comme leur père autrefois, entendent le venger. Rita les supplie en vain de n'en rien faire et s'adresse à Dieu : qu'Il les rappelle à lui plutôt que de les laisser devenir criminels. Les jumeaux tombent malades peu après et se convertissent en mourant.

Désormais sans famille, Rita est libre de réaliser sa vocation religieuse. Elle va frapper à la porte du monastère de Cascia, mais par trois fois l'abbesse des sœurs augustines lui en refuse l'entrée. La congrégation instituée pour les jeunes filles ne saurait accueillir de veuves. Il est possible aussi que parmi les religieuses se soient trouvées quelques parentes des assassins de Paolo. Rita entreprend de réconcilier les clans hostiles du village et un soir de Noël, saint Jean-Baptiste, saint Augustin et saint Nicolas la transportent dans l'enceinte du monastère. L'abbesse, décontenancée par un tel parrainage, accepte Rita comme novice et la met à l'épreuve.

On ne lui épargne ni les brimades ni les humiliations et sa patience ne fléchit pas. On lui ordonne absurdement d'arroser chaque jour un bout de bois mort. Rita obéit et le bois fleurit et donne des grappes de raisin. Admise à faire profession, elle s'engage à suivre la règle de saint Augustin. Peu à peu sa réputation s'étend : ceux qui s'adressent à elles voient leurs vœux exaucés. Les prières de Rita sont entendues du ciel, ce qui ne manque pas de provoquer la jalousie de ses consœurs.

En 1443, lors du Vendredi saint, Rita est en prière devant le crucifix de l'autel. Une épine de plâtre de la couronne du Christ tombe sur elle et la frappe en plein front. Dès le lendemain, la plaie s'élargit et dégage une odeur repoussante. Certaines religieuses du monastère interprètent ce stigmate une punition pour les moments dramatiques de sa vie passée. La blessure ne s'efface que le temps d'un pèlerinage à Rome pour les fêtes du Jubilé et, de retour à Cascia, se rouvre, purulente et si malodorante que l'on isole Rita dans une cellule où elle vit en observant un jeûne quasi absolu.

Pendant l'hiver 1457, épuisée, elle demande à sa cousine de lui apporter une rose de son ancien jardin. Au milieu du jardin enneigé, la cousine trouve une rose splendide, la lui rapporte. L'opération se renouvelle avec deux figues. A bout de forces, Rita reçoit les derniers sacrements et expire le 22 mai de la même année, à 76 ans. A l'instant de sa mort, sa plaie se transforme en un rubis, les cloches se mettent à sonner d'elles-mêmes, sa cellule nauséabonde est inondée de lumière et remplie d'un parfum délicieux. Depuis cinq siècles et demi, son corps repose, intact et suave comme la rose, dit-on, dans une châsse de verre de la basilique de Cascia.

D'où vient le culte voué à Rita ? Elle n'a pas fondé d'ordre religieux ni produit d'écrits spirituels, les prodiges qui ponctuent son parcours terrestre sont peu spectaculaires, aucun tyran ne l'a suppliciée ; on serait tentés - en faisant la part des enjolivements habituels en la matière, la part des fleurs - de voir en elle une femme remarquable, douce mais "ordinaire". Mais c'est précisément pour cela, parce qu'elle ne fut pas si différente de bien d'autres mortels, qu'on la vénère partout avec une affection presque familière. Parce qu'en dépit des obstacles elle persévéra, opiniâtre et pacificatrice, dans une vocation qu'on lui interdisait. Et bien sûr, comme le confirma très tôt l'envie de ses sœurs rivales, parce qu'elle avait l'art de venir en aide aux plus infortunés, un don d'avocate des "cas désespérés". Pour des millions de croyants, pas toujours catholiques, elle calme les orages, résout les situations sans issue, guérit les incurables. A tort ou à raison, elle incarne la sainte du dernier recours, celle qui ne laisse jamais tomber ceux qui font appel à sa bonté. D'innombrables ex-voto et livres d'or lui en rendent grâce, unanimes et souvent anonymes.

Outre la basilique de Cascia, quantité d'églises ou de chapelles sont dédiées un peu partout à sainte Rita, à Nice notamment, à Saint-Aignan près de Rouen, qu'on ne peut toutes citer. Deux d'entres elles sont singulières, cependant, pour des motifs bien différents. A Paris, au 65 boulevard de Clichy, dans l'enceinte du lycée Jules-Ferry, une chapelle Sainte-Rita dépend de la paroisse de la Trinité. Loin de posséder les fastes baroques de celle de Nice, c'est un local austère sinon pauvre, dépouillé d'ornement et à peine signalé, un banal rez-de-chaussée en plein Pigalle, au milieu des sex-shops et face au Moulin Rouge. Il semble que l'Eglise, en affectant à Rita cette ancienne chapelle du XIXe siècle, ait voulu répondre au désir légitime exprimé par les prostituées d'avoir un lieu de prière reconnu. Sans prétendre égaler Marie Madeleine, la pécheresse amie du Christ, ces "femmes de mauvaise vie" ont estimé leur vie suffisamment mauvaise, tolérée avec hypocrisie et cyniquement exploitée, pour mériter cet asile discret. D'où la confusion qui s'est parfois établie, faisant de Rita la patronne des vertus de trottoir. L'amalgame est faux. Tout au plus, par une compassion quelque peu condescendante, a-t-on considéré que Rita seule pouvait réconforter un "cas désespéré" aussi profond que celui des prostituées. Mais la chapelle accueille majoritairement des fidèles hommes ou femmes, jeunes ou vieux, que rien dans leur tenue ni leurs attraits ne désigne plausiblement au commerce de la chair.

Au 27 de la rue François-Boivin, dans le 15e arrondissement, se dresse une autre église plus classique, avec nef de style gothique et vitraux, dans la paroisse Sainte-Rita. Construite à la fin du XIXe siècle par l'Eglise apostolique d'Angleterre, longtemps fermée, elle fut rouverte en 1986 pour devenir le siège de l'Eglise française gallicane. On ne reviendra pas sur la longue histoire du gallicanisme né en 1870 en réaction contre le dogme de l'infaillibilité pontificale. On ne discutera pas non plus de la validité du titre d'archevêque revendiquée par le maître des lieux. Monseigneur Dominique Philippe est un homme avenant, âgé de 53 ans, qui ne dédaigne pas les feux de la rampe, les plateaux de télévision, et jouit d'un certain vedettariat.

Au portail de l'église Sainte-Rita, des photos le montrent en compagnie de Michèle Mercier, éternelle marquise des Anges, de feu le Comte de Paris aussi bien que de Michou. Il s'est acquis une vraie popularité en célébrant une messe pour les animaux, qu'il bénit chaque année depuis 1993, les premiers dimanches de mai et novembre. "Au début, Mgr Di Falco (alors porte-parole des évêques de France) a fait du zèle, mais je lui ai dit de se calmer. On bénit des voitures, des bateaux. En son temps, Pie XII a béni des canons... Les animaux, eux, ont une âme."

La messe des animaux est ainsi devenue - sous le patronage de saint François d'Assise pour l'occasion - un étrange moment de folklore bon enfant, relayé par les médias avec le soutien de nombreuses associations d'amis des bêtes et d'adversaires de la corrida. L'église Sainte-Rita se peuple de chiens, de chats, d'oiseaux en cage ; dans la rue, des chèvres, des cochons, des ânes attendent leur tour, et même des lamas et un dromadaire. Des chanteurs entonnent à grand renfort de " Miaou, miaou !" l'irrésistible Duo des chats de Rossini, tandis que Monseigneur Philippe, imperturbable, secoue son goupillon sur les oiseaux, les quadrupèdes de tout poil et donne à tous l'absolution.

Qu'en pense sainte Rita, hôtesse involontaire de la cérémonie ? Après tout, la question de l'âme des animaux remonte à l'Antiquité. Et si le sort choyé de la plupart des chiens et chats conduits sous son toit n'est pas un "cas désespéré", nul ne sait si d'aventure la solitude de leurs compagnons humains n'en est pas un.

Michel Braudeau

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 29.07.04