Commandant de la garde prétorienne, ce "soldat de
Dieu", âgé et barbu, n'avait à l'origine rien à voir avec l'éphèbe dénudé,
au torse criblé de flèches, qui a subjugué les peintres.
En instituant la canonisation des saints, leur reconnaissance comme
"souverainement purs" - pouvoir que se réserva le pape dès
le XIIIe siècle et dont la procédure est strictement réglementée
-, l'Eglise n'eut pas pour unique objectif d'honorer leur mémoire
après avoir dûment examiné leurs mérites. Une simple inscription de
leur nom au calendrier ou sur toute autre liste aurait pu y suffire,
comme celle des divers élus à l'Académie française depuis sa fondation
par Richelieu, par exemple, ou des morts au combat sur les monuments
municipaux élevés après les deux guerres mondiales du XXe siècle.
L'Eglise a voulu faire de ses saints autant d'exemples d'une vie parfaite,
leur conférer un rôle pédagogique susceptible d'entretenir aisément
l'admiration des croyants, parfois illettrés. D'où la nécessité de
leur représentation, lisible et compréhensible pour tous, et la plus
édifiante possible.
Or il y a bien des façons d'accéder à la sainteté, qui ne sont pas
toutes d'un égal attrait pour le sculpteur, le peintre de chevalet
ou de fresques. Un saint Vincent de Paul pratiquant la charité est
un sujet aride pour un artiste, presque aussi ennuyeux que la statue
de Mme Boucicaut faisant l'aumône à un pauvre dans le square
de Sèvres-Babylone, à Paris, en face du Bon Marché, qui établit la
fortune de son époux. Le geste de saint Martin partageant son manteau
avec un malheureux est déjà plus intéressant, rapide, ramassé, parlant
de lui-même. Les miracles, les apparitions, les visions offrent évidemment
une matière encore plus propice à la création artistique, chacun étant
libre de traiter ces éléments à sa guise, selon son talent personnel,
tout en respectant la légende : les pietà, les extases (celle de sainte
Thérèse sculptée par le Bernin, par exemple) ou les "tentations" de
saint Antoine le Grand en témoignent à foison.
Mais le registre de prédilection de la grande peinture religieuse
est celui des martyrs. Avec sans doute beaucoup de pieuse compassion,
les meilleurs maîtres se sont appliqués à montrer les supplices des
saints martyrisés et les détails de leurs tortures avec une précision,
un souci du détail pénible autorisant le déploiement complet de leur
technique picturale, afin de magnifier la haute bravoure des victimes,
certes, sans qu'il soit interdit toutefois d'y percevoir l'expression
d'un sadisme plus ou moins conscient - un film passablement contesté
sur la passion du Christ en est aujourd'hui suspect. Les musées et
les églises d'Italie et d'Espagne, notamment, regorgent de calvaires
dramatiques, de descentes de croix exsangues, de saintes exhibant
leurs yeux (Lucie) ou leurs seins arrachés (Agathe) sur un plateau.
Et saint Laurent rôtissant sur son gril, et saint Pierre crucifié
la tête en bas, sans parler des kyrielles de saints décapités se promenant
avec leur tête sous un bras telle une pastèque.
Pour un doux Carpaccio montrant saint Jérôme étudiant paisiblement
la Bible ou saint Georges terrassant le dragon du mal, la seule ville
de Venise doit compter plusieurs hectares de peintures sanglantes
consacrées à des saints écorchés, tronçonnés, brûlés, déchiquetés,
rivalisant entre elles de cruauté frénétique, ad nauseam. La
question, bien sûr, n'est pas de nier le sort atroce de ces martyrs
ni de ceux, jetés en pâture aux lions dans les arènes romaines, qui
firent les riches heures du cinéma de peplum, mais on peut s'étonner
de la fascination morbide exercée par les sacrifices des premiers
héros de la secte chrétienne sur une Eglise qui, devenue triomphante
et cousue d'or, ne passa guère de commandes pour des œuvres évoquant
les bûchers de l'Inquisition. Débat polémique, il est vrai, qui n'est
pas notre propos.
L'un des martyres favoris des peintres est celui de saint Sébastien,
lié à un poteau et percé de flèches. La vie de Sébastien n'est pas
attestée avec plus de certitude que celle de beaucoup de saints qui
vécurent sans écrire ni laisser de trace, avant l'invention de l'imprimerie,
des journaux, de la photo, des médias qui font et défont chaque jour
les dieux éphémères de notre époque et nous abreuvent de leurs icônes
; ou qui moururent ignorés, leur caractère saint ne se révélant qu'outre-tombe,
par des miracles ou des apparitions, sans que personne n'ait songé
à noter de leur vivant leurs paroles, leurs actions pleines de modestie.
Comme on découvre certaines étoiles à des années-lumière de distance,
avec retard, quand l'ultime éclat de leur disparition nous parvient,
des saints anciens ne nous sont connus que par le culte qui leur fut
rendu parfois plusieurs siècles après leur trépas, ne retenant qu'un
aspect marquant de leur existence oubliée, reconstruite a posteriori
par les hagiographes avec les moyens du bord : des croyances, des
lambeaux de récits recousus au hasard, un tissu de fables.
Au sujet de Sébastien, on n'est à peu près sûr que de son supplice
par sagittation (du latin sagitta, flèche), vers 302-304, et
de son enterrement dans les catacombes de la via Appia. Mais qu'importe
la vérité historique : un saint agit dans le réel par sa légende,
et celle de Sébastien a connu un succès populaire constant. Selon
la tradition et Jacques de Voragine, Sébastien naquit à Narbonne,
fut élevé à Milan et s'enrôla dans l'armée impériale en 283, à Rome,
en dissimulant sa foi chrétienne. Dioclétien le nomma commandant de
la garde prétorienne, poste de confiance qui lui permit de réconforter
moralement ceux de ses frères qui étaient condamnés à mort. Voragine
trouve des accents saisissants pour décrire la scène où les parents
de Marcus et Marcellianus, deux jumeaux que l'on s'apprête à décapiter,
viennent supplier Sébastien de délivrer ceux-ci de leur vœu. Loin
de céder à leurs lamentations, Sébastien exhorte les jumeaux au courage,
convertit les parents, Tranquillinus et Marcia, le geôlier Nicostrate
et sa femme Zoé, qu'il guérit au passage de son mutisme, ses frères,
leurs épouses et leurs enfants, soit soixante-huit personnes en tout.
Le gouverneur de Rome, Chromatius, gravement malade, accepte de briser
ses idoles pour être guéri par Sébastien, puis se convertit avec son
fils Tiburce et mille quarante esclaves qu'il affranchit. Le prosélytisme
de Sébastien, soldat du Christ, est cependant jugé peu compatible
avec ses fonctions militaires de prétorien. Les convertis, de Tranquillinus
à Tiburce et Zoé, sont massacrés lors d'une nouvelle vague de persécutions
et Sébastien convoqué par l'empereur qui lui reproche de l'avoir trahi.
Sébastien justifie son double jeu en plaidant qu'il a prié Dieu pour
le salut de Rome, mais Dioclétien ordonne qu'on l'attache à un arbre
et qu'il soit criblé de flèches "comme un hérisson de ses piquants".
Irène, veuve de Castulus, autre martyr, voyant que Sébastien a survécu
à l'épreuve, le relève, l'abrite et le soigne. Remis sur pied, Sébastien
interpelle l'empereur Dioclétien, qui le fait battre à mort et jeter
dans le grand égout de Rome, la Cloaca Maxima, où une bienheureuse
matrone, Lucile, vient le repêcher pour l'ensevelir dignement près
des reliques des apôtres.
La passion de Sébastien illustre bien le thème du "soldat de Dieu"
et la complexité de sa situation, à la fois secrète et manifeste,
au sein d'une armée impériale païenne chargée de l'épuration de ses
semblables. Position subversive et intenable à terme, qui lui valut
d'être le troisième patron de Rome après Pierre et Paul. Pour des
raisons obscures savamment débattues, Sébastien fut vénéré à partir
du VIIe siècle comme protecteur contre la peste, soit qu'une
procession en hommage aux reliques du saint ait mis fin à l'épidémie
de 680 à Rome, soit que les flèches aient évoqué les stigmates de
ce châtiment divin. Ces mêmes flèches intronisèrent Sébastien patron
des arquebusiers et des soldats, des tailleurs de pierre, des tapissiers,
des jardiniers et des pompiers.
Il fut écarté par la suite, dans ce rôle antipeste, par d'autres
guérisseurs plus efficaces, saint Roch et saint Charles Borromée,
et on ne sait pourquoi il ne rejoignit pas le culte automobile de
saint Christophe comme protecteur contre la crevaison des pneus, mais
le plus intéressant en ce qui le concerne touche à l'évolution de
sa représentation. Au VIIe siècle, sur les mosaïques de
Saint-Pierre-aux-Liens, à Rome, il est âgé et barbu, revêtu d'une
armure d'or et tient à la main une couronne gemmée. Cette image se
maintient jusqu'au XVe siècle, en costume antique ou en habit de chevalier,
sous les traits d'un soldat romain d'âge mûr, à la barbe et aux cheveux
blancs, cuirassé et armé d'une épée.
Néanmoins, dès le XIIIe siècle, d'autres artistes donnent
de lui une image différente qui finira par occulter la première, celle
d'un beau jeune homme dénudé, au visage gracieux entouré de boucles,
au torse nu percé de flèches - l'épisode de la sagittation, a-t-on
dit, ayant coïncidé avec un retour du goût pour le nu antique. Son
attitude tantôt impassible, tantôt douloureuse, comme chez Mantegna,
n'est pas équivoque. Mais bientôt, elle se relâche, s'abandonne et
perd de sa virilité. Le beau soldat devient un suave éphèbe alangui,
presque souriant, consentant passivement à la pénétration des flèches
que lui décochent de robustes archers, l'ambiguïté du supplice culminant
avec le Caravage, qui ne fit jamais mystère de ses préférences garçonnières.
CE double dévoiement de son image, de plus en plus jeune et féminine,
s'opéra au mépris de toute vraisemblance : le chef des gardes prétoriens
ne pouvait en aucun cas être un adolescent séduisant et langoureux
au moment de sa condamnation, plutôt un soldat accompli d'une quarantaine
d'années. Mais la fascination pour la nudité apollinienne du jeune
saint livré au regard comme un objet de désir subjugua les artistes
en satisfaisant chez maints fidèles l'appétit inavouable d'un spectacle
interdit, et l'adonis l'emporta durablement sur le guerrier rude et
stoïque.
En 1911, Gabriele D'Annunzio écrit un livret, mis en musique par
Debussy, dans lequel Sébastien s'exclame : "Archers, si jamais
vous m'aimâtes, que votre amour je le connaisse encore. Je vous le
dis : celui qui plus profondément me blesse, plus profondément m'aime..."
Dans Confessions d'un masque, en 1958, Mishima raconte l'émotion
qu'il éprouva à la puberté devant une reproduction du saint Sébastien
de Guido Reni : "Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent
un geste qu'on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais
quoi secret et radieux bondir rapidement à l'attaque, venu d'au-dedans
de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant."
En 1977, le cinéaste Derek Jarman réalisa un film entièrement dialogué
en latin, Sebastiane, où l'homosexualité du héros ne fait pas
plus de doute que dans les photos féeriques de Pierre et Gilles idéalisant
saint Sébastien par un giton à la plastique ravageuse. Et le saint
est désormais en bonne place dans le Calendrier des saintes et des
saints lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels de Paul Halsall.
Faut-il recourir à la psychanalyse pour élucider cette mutation de
l'image de Sébastien ? Mishima lui-même avance, en commentant son
émoi "inconscient", que les impulsions inverties et sadiques
sont liées de façon inextricable. Il n'y a pas à creuser loin pour
traduire la complaisance de l'éphèbe aux flèches (ou aux "dards")
des mâles archers en une soumission érotique rien moins que religieuse,
en effet. Mais cette lecture limpide est trop facile pour être juste,
et un peu courte. D'autres que Sébastien connurent le martyre des
flèches - saint Edmond, les saintes Christine, Ursule, Irène - sans
devenir l'enjeu d'une pareille récupération. La peste, conçue parfois
comme le châtiment du plus honteux des vices, à l'instar du sida au
début de son éclosion, fut combattue par quantité de saints thaumaturges
au-dessus de tout soupçon. La question reste entière : pourquoi Sébastien
? Sa vertu est irréprochable, le phénomène de sa métamorphose en icône
homosexuelle ne le concerne pas vraiment et s'est développé à son
insu, même si d'aucuns émirent l'hypothèse que Sébastien aurait été
condamné pour avoir repoussé les avances indécentes de l'empereur.
Il est plus simple de penser que les saints ne sont pas à l'abri
des mésaventures que leur fait subir l'imagination des hommes après
leur mort et se retrouvent souvent dans des rôles auxquels rien ne
les avait prédisposés, ni leur vie ni leurs actes. Utilisés par les
vivants selon leurs caprices changeants. C'est peut-être ainsi que
s'explique - pour autant qu'il faille tout expliquer - la postérité
sulfureuse de Sébastien. Tout le monde ici-bas a besoin d'un saint.
Pendant les siècles où le péché de Sodome mena ses malheureux adeptes
au bûcher, certains d'entre eux durent chercher la protection d'un
intercesseur compréhensif, susceptible de plaider leur cause, un patron
que l'Eglise leur refusait farouchement. Un saint clandestin, à la
fois officiel et crypté. Par la grâce imprévue d'un coup de pinceau
qui sut le rajeunir et l'attendrir, Sébastien fit l'affaire, malgré
lui.
Michel Braudeau