Thérèse Martin, carmélite de Lisieux, mena
une vie sans relief et ne subit d'autre martyre que la tuberculose.
Mais elle fournit un exemple de sainteté accessible à tous et
c'est pour cela qu'on l'adore.
Sans doute le bon sens veut-il avec justesse qu'on s'adresse
plutôt au Bon Dieu qu'à ses saints. Mais voilà, tout le monde
n'a pas le numéro de portable du Bon Dieu. Il est sur liste
rouge depuis des millénaires et quand il appelle, tous les mystiques
peuvent en témoigner, c'est un numéro masqué qui s'affiche sur
nos écrans extasiés. On est donc bien obligés de se débrouiller
avec les saints qu'on a ; et avec le représentant officiel de
Dieu sur terre, le pape, seul concessionnaire autorisé à les
mettre en circulation.
Les observateurs du Vatican n'ont pas manqué de remarquer comment
s'exprime, dans ce domaine comme dans tous les autres, la forte
personnalité de Jean Paul II. Avant lui, la canonisation était
une procédure rare, complexe, lente, dont nous n'exposerons
pas ici les laborieuses étapes. Que l'on songe seulement que
Vincent de Paul attendit soixante-dix-sept ans pour être saint
et Jeanne d'Arc près de cinq siècles. Avec Jean Paul II, tout
change. La sainteté n'est plus la récompense des martyrs, des
rois, des ermites fondateurs d'ordres, elle peut couronner des
destins plus modestes, des humbles. Vatican II en avait rêvé
("Tous sont appelés à la sainteté"), Jean Paul II l'a
fait : en un quart de siècle de règne, le pape a canonisé 463
"serviteurs de Dieu" et nommé 1284 "bienheureux".
Cette accélération spectaculaire correspond aussi à un désir
de "réactualiser" la sainteté, privilège qui pouvait sembler
trop élitiste, d'en ouvrir plus largement les portes, et d'associer
davantage le monde contemporain aux prestiges de son mystère.
Avec les risques qu'un rythme aussi soutenu comporte, bien sûr.
Une production moyenne annuelle de 60 saints ou bienheureux
peut entraîner des choix discutables, pour ne pas dire des "bavures"
où le caractère équivoque de la fabrication des saints se dévoile
imprudemment. Si mère Teresa fait l'unanimité, il n'en va pas
de même pour Escriva de Balaguer (1902-1975), fondateur de l'Opus
Dei. Mais le danger le plus redoutable est peut-être ailleurs.
Dans un premier temps, c'est la définition d'un saint à l'époque
moderne qui se pose. Les "vieux" saints, comme on l'a vu, étaient
mal connus, sinon délibérément légendaires, tel Christophe.
Mais lorsqu'il s'agit de canoniser un mort de la veille ou presque,
dont on n'ignore rien, ni la vie ni les actes, quels critères
retenir ? Leur martyr, leurs miracles ? Le Padre Pio n'a patienté
dans l'au-delà que vingt-deux ans pour être saint, tandis que
Charles de Foucauld, assassiné au Sahara en 1916, attend toujours.
Celle qui est aux côtés de Jeanne d'Arc la patronne de la France,
Thérèse de Lisieux, est devenue sainte en moins de vingt-sept
ans, sans accomplir de prodige notable ni subir d'autre martyre
que celui de la tuberculose, fort répandue à la fin du XIXe
siècle, au terme d'une courte existence que le Larousse résume
ainsi : "Elle mena une vie sans relief." Une
canonisation, dirait-on, qui relève du miracle, en ce qu'elle
le précède plus qu'elle n'en découle. Pourquoi ?
Quand Thérèse Martin naît le 2 janvier 1873 à Alençon, de Louis
Martin, horloger, et Zélie Guérin, dentellière - qui tous deux
ont été tentés par la vie religieuse et contrariés dans cette
vocation -, ses parents ont déjà perdu trois enfants en bas
âge, dont deux garçons, et une fillette de cinq ans. Quatre
filles la précèdent, Marie, treize ans, Pauline douze ans, Léonie,
dix ans et Céline, quatre ans. Thérèse est le neuvième et dernier
fruit de leur union. Très tôt menacée de l'entérite qui a emporté
quatre de ses aînés, Thérèse est placée en nourrice à la campagne
et ne rejoint le toit paternel qu'à l'âge d'un an.
Llouis Martin n'est alors plus horloger, il administre le commerce
florissant de sa femme, fait de bons placements et la famille
jouit d'une existence aisée, simple et sans histoires, en contact
avec la nature. Thérèse est une enfant intelligente, imaginative,
émotive, très attachée à son père. Dans son autobiographie,
Histoire d'une âme, elle dira plus tard qu'elle était
"loin d'être sans défauts", entêtée, impatiente,
coléreuse et d'un grand amour-propre, reconnaissant toutefois
que ses années d'enfance alençonnaise furent enjouées ("Tout
me souriait sur la Terre") par la chance de son heureux
caractère.
En août 1877, ce bonheur s'achève brutalement. Malgré un pèlerinage
à Lourdes, Zélie Guérin meurt d'un cancer. Au retour de l'enterrement,
Thérèse se jette dans les bras de sa sœur Pauline qu'elle choisit
pour remplacer sa mère. Louis Martin, convaincu par sa belle-sœur,
quitte Alençon pour Lisieux, près des Guérin, et s'installe
avec ses cinq filles dans une belle maison bourgeoise, Les Buissonnets.
On peut encore visiter le jardin fleuri, l'intérieur cossu,
admirer la chambre et les jouets de Thérèse, guidés par une
cassette enregistrée apaisante et pleine de chants d'oiseaux
en toute saison.
De huit à onze ans, Thérèse est pensionnaire chez les bénédictines.
En 1882, Pauline entre au Carmel de Lisieux, sous le nom de
sœur Agnès de Jésus, et Thérèse perd du même coup sa seconde
mère. Elle tombe malade, en proie à des frayeurs et des hallucinations.
Le médecin, sans élucider son mal, précise néanmoins qu'il ne
s'agit pas d'un cas d'hystérie. Guérie par un sourire d'une
statue de la Vierge - disposée aujourd'hui au- dessus de sa
châsse -, Thérèse est fragilisée et sent naître en elle le désir
de la souffrance. Elle se plonge dans la prière avec ardeur
à l'approche de sa première communion. Puis sa sœur Marie rejoint
le Carmel tandis que Léonie se dirige vers les clarisses et
Thérèse décide à la Noël 1886 d'être carmélite à son tour, avec
l'accord de son père (une statue dans le jardin évoque ce moment
d'abnégation de M. Martin). L'année suivante, Thérèse se passionne
pour l'affaire Pranzini, un double assassin qui refuse obstinément
de se confesser et de se repentir. Elle prie intensément pour
le rachat spirituel du condamné, son "premier enfant",
et triomphe : Pranzini embrasse le crucifix qu'on lui tend in
extremis au pied de la guillotine.
A quatorze ans, Thérèse est trop jeune pour entrer au Carmel.
Elle effectue un pèlerinage en Italie, observe à Padoue la langue
intacte de saint Antoine, et une fois à Rome, en présence du
pape Léon XIII, bravant toutes les convenances, s'adresse directement
au Saint-Père étonné, pour obtenir de lui une dérogation. Son
audace paie, elle est admise en 1888 à rejoindre au carmel de
Lisieux sa chère Pauline, sœur Agnès, à qui elle a écrit peu
avant : "Je veux être une sainte." Cet orgueil et cette
détermination n'échappent pas à la mère supérieure, mais Thérèse
est irréprochable ; elle prononce ses vœux en 1890 sous le nom
de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Dès
lors elle se plie à la vie des carmélites, faite de silence,
d'obéissance, et surtout de souffrances mortificatrices, auxquelles
elle se soumet avec enthousiasme. Elle s'exalte dans l'humiliation
(autre péché d'orgueil ?), balaie, lave les draps, à l'occasion
peint de petits tableaux religieux.
Le Carmel est un endroit rude, sans chauffage, où l'on ne se
plaint pas. Thérèse tombe malade des poumons dès 1894, l'année
où son père, désormais seul, atteint de folie et interné à Caen,
meurt. Thérèse, profondément affectée, songe au suicide puis,
après une vision, se persuade que Dieu est content d'elle. C'est
une période de grandes épreuves morales pour Thérèse qui doute
de sa vocation, de sa capacité à égaler jamais les grands saints.
"Je voudrais trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à
Jésus." En recherchant dans les livres saints, elle
lit : "Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à
moi." Le voilà, son ascenseur : il existe pour accéder
à l'illumination une "petite voie" que les plus humbles
peuvent emprunter. L'invention de ce concept par celle qui se
revendiquera comme "la petite Thérèse" la délivre et
représentera vite pour ses contemporains une avancée spirituelle
considérable, un "pas de géant" vers la sainteté. En outre,
sœur Agnès lui ordonne de rédiger ses souvenirs d'enfance.
Elle se confie peu de ses abîmes d'angoisse et de ses doutes,
mais ses douleurs de poitrine s'aggravent, elle vomit du sang,
s'épuise en quinte de toux. Grabataire, insomniaque, elle ne
se déplace plus qu'en chaise roulante, endure son calvaire physique
sans rien perdre de sa gaieté, pressée de retrouver au ciel
son fiancé le Christ. La tuberculose finit par l'emporter après
une longue agonie, le 30 septembre 1897, à l'âge de 24 ans :
"Je ne meurs pas, j'entre dans la vie."
Un an plus tard, mère Agnès publie les écrits de sa sœur défunte
sous le titre d'Histoire d'une âme. Le livre se répand
dans les cloîtres, puis se vend à des millions d'exemplaires,
traduit en des dizaines de langues. Avec le désarroi de la Première
Guerre, la popularité de Thérèse, naguère inconnue, devient
immense. Les sœurs Martin, notamment Agnès, prieure du carmel,
ont habilement peaufiné le profil de la "petite Thérèse", en
retouchant ses écrits, en cachant certaines de ses photographies,
en édulcorant une partie de son message afin de livrer au monde
entier une image d'Epinal presque niaise de fadeur.
Mais le public en redemande, l'Eglise se doit de réagir. Pie
XI la béatifie en 1923, la canonise en 1925. Pie XII, en 1927,
en fait la patronne des missionnaires du monde entier. On édifie
très rapidement, entre 1929 et 1937, une basilique pour recevoir
la châsse contenant les restes de la sainte. Construite dans
un style néobyzantin d'une laideur comparable à celle du Sacré-Cœur
de Montmartre, la basilique, longue de 104 mètres, coiffée d'un
dôme de 90 m de haut, couvre 4 500 m2 et contient 3 000 pèlerins.
Un monstre de pierre bien lourd pour une sainte qui se voulait
"petite".
En 1951, à la mort de mère Agnès, qui gouvernait l'héritage
de sa sœur, des voix autorisées s'élèvent contre ce culte écrasant.
Des prélats, des historiens, comme Jean-François Six, dénoncent
le "portrait de star aux couleurs hollywoodiennes" que
l'on a fait de Thérèse, une demeurée croulant sous les bondieuseries,
ils accusent la mère Agnès d'avoir apporté 7 000 retouches au
manuscrit de Thérèse, et ses sœurs carmélites d'avoir occulté
la maladie mentale du père Martin, l'excessive célébration de
la douleur pratiquée au carmel, et même confectionné des reliques...
Bernanos déclare qu'elle a été vendue par ses sœurs. Cela n'empêchera
pas Jean Paul II en 1997 de nommer Thérèse docteur de l'Eglise,
la troisième femme après Thérèse d'Avila et Catherine de Sienne,
une distinction rare (partagée seulement par 33 autres saints),
surprenante pour celle qui écrivit : "Jésus n'a point besoin
de docteurs pour instruire les âmes."
La doctrine de la petite voie méritait-elle tant d'honneur
? Elle a certes l'avantage de présenter un exemple de la sainteté
accessible à tous, non surnaturel. Est-ce pour autant le meilleur
? Le sort de M. Martin - devenu dément après avoir perdu sa
femme, quatre de ses enfants, et laissé cinq filles entre les
murs du carmel - est-il si enviable et sensé ? Quand donc le
Christ a-t-il recommandé ces châtiments volontaires, ces pénitences
masochistes, cet enfermement mortifère des femmes, lui qui prêchait
leur libération ? La petite voie, qui fut si dure et cruelle
pour Thérèse, en dégageant apparemment le chemin vers la sainteté,
est-elle la mieux appropriée aux temps modernes ? Une illusion
"démocratique" ou une intuition sublime ? Un tel débat dépasse
nos compétences et le grand théologien Urs von Balthazar ayant
proclamé la "simplicité géniale de Thérèse",
chacun lira midi à son clocher.
Bernanos, fervent admirateur de la sainte, écrit dans Les
Enfants humiliés : "C'est la fièvre de la jeunesse qui
maintient le monde à la température normale. Quand la jeunesse
se refroidit, le reste du monde claque des dents." Sans
doute, même si une fièvre en surchauffe peut conduire parfois
à une impasse. En tout état de cause, il serait impossible et
prétentieux de porter un jugement sur le bien-fondé de la foi
d'autrui et le cinéaste Alain Cavalier, en réalisant un portrait
magistral de Thérèse, s'est gardé également de l'hagiographie
officielle et de la raillerie antireligieuse. Ceux que le destin
de Thérèse interpelle trouveront dans son film plus de profit
que dans la pesante basilique de Lisieux où repose la sainte
et d'où la grâce s'est envolée. Les autres se souviendront que
sainte Thérèse est par ailleurs la patronne des fleuristes.
Michel Braudeau