En 1952, la Terre est connue d'un pôle à l'autre,
mais le corps humain reste une planète à explorer. Un interne inconnu
de 27 ans prouve que la mer seule peut nourrir un naufragé pendant
cinquante jours.
Samedi 6 décembre 1952, après cinquante jours de dérive solitaire
dans l'Atlantique, Alain Bombard a rédigé son testament. Il a
griffonné dans son carnet de bord quelques dispositions personnelles,
et cette phrase : "Je tiens à dire que mon expérience est valable
pour cinquante jours. Ce n'est pas parce que j'arrive mort que
les naufragés doivent désespérer." Puis il s'est allongé entre
les deux boudins de son radeau pneumatique, qu'il pouvait toucher
en écartant à peine les bras, et il a attendu la mort.
"Je n'en pouvais plus, se souvient-il. Le soleil
m'écrasait, j'avais des hémorragies buccales et rectales, ma tension
était tombée à 10. Mourir, alors, me semblait facile. On s'endort,
et on ne souffre plus."
Le naufragé volontaire a encore inscrit "Bombard l'hérétique"
sur le boudin du Zodiac. Puis, sous le soleil de plomb que les
nuages semblaient contourner à dessein, il s'est allongé.
"Ca a duré une demi-heure, poursuit-il. Puis je me suis
mis à rigoler. J'ai pensé à l'effet de ce radeau s'échouant quelque
part avec un mort à bord, qui laissait des conseils pour ne pas
mourir !"
En 1520, Fernand de Magellan avait perdu la vie en prouvant qu'on
pouvait rejoindre l'Orient en partant vers l'ouest ; en 1893,
Fridtjof Nansen avait piégé son Fram dans la banquise pour démontrer
qu'un courant traversait l'océan Arctique de part en part. Les
plus beaux moments de l'exploration de la Terre furent des démonstrations,
des voyages commencés en pensée.
En 1952, la Terre est connue d'un pôle à l'autre, mais le corps
humain reste une planète à explorer. Un interne inconnu de 27
ans, nourri de récits d'aventures, conçoit un voyage de l'esprit.
Ce qu'il faut démontrer ? Un naufragé peut survivre sur un radeau,
sans eau ni vivres, assez longtemps pour traverser l'Atlantique.
Ou encore, comme il le formule aujourd'hui : "Un moral de
fer peut sauver de la mort."
L'homme qui raconte arrive à petits pas dans sa maison qui surplombe
la Méditerranée. "Aujourd'hui, je nage plus vite que je ne
marche", sourit-il, ajoutant : "Vous m'avez fait rater
un Vivaldi." Alain Bombard a voulu être musicien, il doit
à cette vocation sa fameuse barbe qui devait le faire ressembler
à Debussy - "mais ça fait plutôt Moussorgski." Il
a été bon violoncelliste. "J'ai la chance de pouvoir entendre
la musique que je lis. Dans l'Atlantique, j'avais un dictionnaire
de dix mille thèmes musicaux. Je me faisais des concerts
mentaux." Puis, ayant évoqué son enfance "éblouie"
au côté d'une grand-mère adorée, médecin et amie de Marie Curie,
il raconte la genèse de son odyssée.
C'est un enchaînement logique, qu'il fait remonter au printemps
1951 quand, interne à Boulogne-sur-Mer, il a vu, impuissant, arriver
les corps de quarante-trois marins noyés. Réalisant l'importance
des naufrages et de leurs "deux cent mille victimes annuelles",
Alain Bombard voit la possibilité d'une œuvre utile : "J'avais
longuement étudié le cas des déportés, des prisonniers et des
populations sous-alimentées" écrit-il dans Naufragé volontaire.
"Et avec cette déformation du médecin, pour qui la science reste
lettre morte tant qu'elle n'est pas suivie d'une application pratique,
je concluais souvent mes recherches théoriques par cette question
: Ä quoi cela sert-il ?""
Aquoi ça sert ? Cette fois la réponse est excitante : à sauver
des vies. Le médecin "hérétique", qui n'aime jamais tant avoir
raison que contre ses semblables, est guidé par deux convictions.
D'abord, on peut survivre au-delà des limites communément admises
: "Les physiologistes ne tenaient souvent pas compte de la
puissance de l'esprit et de son influence sur les réactions du
corps, influence pourtant attestée par les jeûnes de Gandhi..."
Ensuite, la peur tue. Se penchant sur les naufrages célèbres,
de la Méduse au Titanic, Bombard juge que nombre
de décès ne peuvent être attribuées ni à la faim, ni à la soif,
ni à la noyade : "Naufragés des légendes, vous êtes morts
d'épouvante." Il serait injuste de tenir grief au jeune interne
de 1951 d'avoir sous-estimé la puissance létale de l'hypothermie,
encore mal connue à l'époque.
Quand il raconte aujourd'hui les prémisses de son voyage, Alain
Bombard s'étend longuement sur un aspect resté en retrait de son
livre : son amour de l'eau. Depuis ses vacances d'enfance en Bretagne,
il est homme-poisson : "J'ai 80 ans, j'ai failli laisser ma
peau dans un accident de santé, mais je peux encore nager 3 kilomètres
!", dit-il avec un sourire gourmand, qui creuse ses joues
de fossettes et découvre deux incisives rondes comme des coquillages.
La nage est un aspect important, intime, de sa passion pour la
mer, qu'il intègre à sa démonstration. "A 23 ans, j'ai nagé
de Boulogne à Calais, 58 km, sans me graisser le corps. A l'arrivée,
j'avais une soif psychologique terrible. J'ai demandé une carafe
d'eau dans un café, je n'ai bu qu'un demi-verre ! Par contre,
pour traverser la Manche, j'avais dû m'enduire de lanoline, de
saindoux et de vaseline : j'ai bu six litres !" Alain Bombard
en déduit qu'on s'hydrate dans l'eau de mer, ce dont il trouve
confirmation dans des traditions polynésiennes. Et cette confiance
dans la mer nourricière lui permet de briser un tabou. Surpris
par une panne de moteur sur un Zodiac au large de Boulogne, il
dérive pendant trois jours. Dès le premier, il avale de l'eau
de mer, en petite quantité, et évite la déshydratation, contrairement
à son compagnon.
L'idée du voyage est née : la mer peut, en dernière urgence,
fournir au naufragé sa boisson. Peut-elle suffire à le nourrir
? Pour le démontrer, il faut se faire naufragé volontaire.
Bombard se rend alors au Musée océanographique de Monaco, où
il entreprend des recherches sur les différentes espèces de poisson,
la composition de leur chair crue, la manière de les pêcher, de
les inciser pour en extraire le jus qui sera la boisson de base.
En quelques mois, il a réuni les termes de son équation : on peut
passer moins de dix jours sans boire et trente sans manger ; absorber
80 centilitres d'eau de mer par jour pendant cinq jours avant
de risquer une néphrite ; et combattre le risque de scorbut en
mangeant du plancton, qui fournira l'indispensable vitamine C.
Partir traverser l'Atlantique avec ce seul bagage est une idée
un peu foutraque, puisque, si le poisson ne mord pas et qu'il
ne pleut pas, la survie est problématique au-delà d'une semaine.
Mais le jeune médecin croit en son étoile et convainc assez de
monde pour lancer son galop d'essai en Méditerranée. Le 25 mai
1952, à 5 heures du matin, il se fait remorquer au large du port
de Monaco sur l'Hérétique, un Zodiac de 4,65 mètres, bâché
et gréé d'une petite voile d'optimist. Un marin anglais de rencontre,
Jack Palmer, a accepté d'être son compagnon et son navigateur.
La première étape, jusqu'aux Baléares, justifie toutes les craintes.
En dix-huit jours de navigation erratique, au gré des courants,
des grains et des longs calmes plats, l'Hérétique atteint
son but, mais à quel prix. Pendant les deux premières semaines,
Bombard n'a pêché que deux mérous. Se jetant à l'eau, il a harponné
un thon, mais, note-t-il, "j'ai bien failli être pêché par
le poisson." Le quatorzième jour, un cargo s'est dérouté
pour fournir un ravitaillement d'urgence aux deux marins écœurés
de plancton. Optimiste, Bombard dresse pourtant un premier bilan
encourageant : "Nous avons bu de l'eau de poisson quatre jours,
et de l'eau de mer dix jours [dont 6 d'affilés]. Les urines ont
été normales, il n'y a pas eu de sensation de soif. Ni diarrhée
ni vomissements, mais une constipation opiniâtre."
Et le jeune interne, qui tient son sujet de thèse de médecine,
poursuit son check-up : "La faim se manifeste de la façon
suivante : douleurs à type de crampes à irradiations antérieures
aux deux épaules le premier et une partie du deuxième jour. Le
troisième jour, ces douleurs cessent et font place à une somnolence
et une fatigue permanentes."
Après un aller-retour à Paris pour voir sa fille qui vient de
naître et convaincre ses commanditaires hésitants, le naufragé
volontaire se sent prêt pour le grand saut. L'Hérétique est
convoyé par cargo jusqu'à Tanger. Palmer hésite, mais rien ne
peut plus arrêter Bombard. Le 13 novembre, il s'engage dans le
détroit de Gibraltar et met le cap sur l'Atlantique, seul à bord
de son canot gonflable. Et sans avoir, de sa vie, utilisé un sextant.
Quans, cinquante-deux ans après ce voyage mémorable, nous avons
demandé à Alain Bombard quelle incroyable motivation l'avait poussé
à tenter ce coup de poker solitaire, il est revenu à sa démonstration
: "J'ai prouvé que l'homme est faible, mais que s'il a un
moral de fer, il résiste." Et il a raconté l'histoire d'un
groupe de résistants déportés à Buchenwald : " La moitié sont
morts de désespoir lorsqu'ils ont compris que les SS avaient confisqué
les lettres qu'ils avaient été autorisés à envoyer à leur famille."
Surpris par ce pas de côté, nous l'avons interrogé encore sur
ce souvenir. Et Alain Bombard a raconté longuement l'histoire
de "Cortibar et Bronciato". " Cortibar", c'était son ami
d'enfance, Dominique, fils de l'éditeur José Corti. Et "Bronciato",
lui-même. En 1944, Dominique a été déporté dans l'un des derniers
trains pour l'Allemagne. "On est allé l'attendre au Lutétia
avec sa mère, dit-il. Mais il n'est jamais revenu." Il
raconte aussi avoir fait le voyage dans les camps de concentration
libérés pour tenter, en vain, de retrouver son ami, et se souvient
d'un déporté "tué par une boîte de corned beef."
Alain Bombard refuse de faire un lien entre cet épisode et son
aventure de 1952, où le jeûne tient une place centrale. "Non,
ce qui a tout déclenché, c'est le choc des marins noyés dans le
port de Boulogne." Et ce besoin forcené d'achever sa démonstration,
contre tous les sceptiques.
Dans l'Atlantique, après son désespoir du 6 décembre, le naufragé
a eu la chance de croiser la route du paquebot Arakaka,
qui l'a accueilli à bord pendant une heure et demie. Le capitaine
lui a annoncé sa position correcte, rectifiant une erreur de navigation
de 600 miles. Bombard a accepté un repas : "Un œuf sur le
plat, un petit morceau, un très petit morceau de foie de veau,
une cuillerée de choux et deux ou trois fruits." Cette première
entorse à son régime tout poisson, réveille une faim terrible.
Dans les derniers jours de sa traversée, Bombard est terrassé
par des crampes d'estomac, bâille, fait des cauchemars gastronomiques
et maigrit à vue d'œil. La réalimentation trop brutale a bousculé
son organisme affaibli. A son arrivée à La Barbade, il aura perdu
25 kg et souffrira d'une sévère anémie. "Ce repas sur l'Arakaka
a failli me tuer", dit-il.
En 2001, après son démâtage dans le Vendée Globe, Yves Parlier
a fait seul des réparations de fortune aux Kerguelen. Puis il
est reparti boucler son tour du monde : il a divisé son stock
de nourriture en soixanre rations quotidiennes de 800 kilocalories,
moins du quart de la normale. Bombard et les grands aventuriers
faisaient partie de ses lectures d'enfance. "Adolescent,
raconte-t-il, je faisais de petites expériences de survie qui
me donnaient accès à des mondes interdits au commun des mortels.
Je grimpais aux arbres, je dormais la fenêtre ouverte sans chauffage...
Mais rien ne prépare au jeûne. Vous pouvez passer deux jours sans
manger, vous ne connaîtrez pas cette sensation de faim permanente
qui m'a hanté dès que j'ai repris la mer."
Quand il a compris qu'il n'était pas préparé à cette épreuve-là,
Parlier a envoyé un télex à un psy puis, déçu, s'est fait lire,
à la radio, les passages techniques de Naufragé volontaire.
Il a pris le temps de pêcher et se souvient du bonheur de
cette dorade coryphène de 85 centimètres attrapée au large du
Brésil. Sur les conseils de Bombard, il a éclairé sa voile la
nuit pour piéger des poissons volants. Depuis cinquante ans, des
radeaux de survie nommés "Bombard" veillent à bord des bateaux
de plaisance, enfermés dans des boîtes blanches, avec une trousse
de pêche. Nombre de naufragés leur doivent la vie. L'Hérétique,
lui aussi, a été plié dans une caisse. Trop endommagé pour rester
exposé, il attend sa restauration dans les réserves du Musée de
la Marine.
Une nuit, après soixante-cinq jours de mer, Alain Bombard a vu
la lumière du phare de la Barbade se refléter dans les nuages.
"J'ai ri, se souvient-il. J'ai pensé à tous ces cons
qui avaient dit que mon projet était impossible."
Charlie Buffet
Bibliographie : Alain Bombard, Naufragé
volontaire (Editions de Paris, 1953).