L'Hérésie du docteur Bombard
LE MONDE | 20.07.04 | 13h35
En 1952, la Terre est connue d'un pôle à l'autre, mais le corps humain reste une planète à explorer. Un interne inconnu de 27 ans prouve que la mer seule peut nourrir un naufragé pendant cinquante jours.

Samedi 6 décembre 1952, après cinquante jours de dérive solitaire dans l'Atlantique, Alain Bombard a rédigé son testament. Il a griffonné dans son carnet de bord quelques dispositions personnelles, et cette phrase : "Je tiens à dire que mon expérience est valable pour cinquante jours. Ce n'est pas parce que j'arrive mort que les naufragés doivent désespérer." Puis il s'est allongé entre les deux boudins de son radeau pneumatique, qu'il pouvait toucher en écartant à peine les bras, et il a attendu la mort.

"Je n'en pouvais plus, se souvient-il. Le soleil m'écrasait, j'avais des hémorragies buccales et rectales, ma tension était tombée à 10. Mourir, alors, me semblait facile. On s'endort, et on ne souffre plus."

Le naufragé volontaire a encore inscrit "Bombard l'hérétique" sur le boudin du Zodiac. Puis, sous le soleil de plomb que les nuages semblaient contourner à dessein, il s'est allongé. "Ca a duré une demi-heure, poursuit-il. Puis je me suis mis à rigoler. J'ai pensé à l'effet de ce radeau s'échouant quelque part avec un mort à bord, qui laissait des conseils pour ne pas mourir !"

En 1520, Fernand de Magellan avait perdu la vie en prouvant qu'on pouvait rejoindre l'Orient en partant vers l'ouest ; en 1893, Fridtjof Nansen avait piégé son Fram dans la banquise pour démontrer qu'un courant traversait l'océan Arctique de part en part. Les plus beaux moments de l'exploration de la Terre furent des démonstrations, des voyages commencés en pensée.

En 1952, la Terre est connue d'un pôle à l'autre, mais le corps humain reste une planète à explorer. Un interne inconnu de 27 ans, nourri de récits d'aventures, conçoit un voyage de l'esprit. Ce qu'il faut démontrer ? Un naufragé peut survivre sur un radeau, sans eau ni vivres, assez longtemps pour traverser l'Atlantique. Ou encore, comme il le formule aujourd'hui : "Un moral de fer peut sauver de la mort."

L'homme qui raconte arrive à petits pas dans sa maison qui surplombe la Méditerranée. "Aujourd'hui, je nage plus vite que je ne marche", sourit-il, ajoutant : "Vous m'avez fait rater un Vivaldi." Alain Bombard a voulu être musicien, il doit à cette vocation sa fameuse barbe qui devait le faire ressembler à Debussy - "mais ça fait plutôt Moussorgski." Il a été bon violoncelliste. "J'ai la chance de pouvoir entendre la musique que je lis. Dans l'Atlantique, j'avais un dictionnaire de dix mille thèmes musicaux. Je me faisais des concerts mentaux." Puis, ayant évoqué son enfance "éblouie" au côté d'une grand-mère adorée, médecin et amie de Marie Curie, il raconte la genèse de son odyssée.

C'est un enchaînement logique, qu'il fait remonter au printemps 1951 quand, interne à Boulogne-sur-Mer, il a vu, impuissant, arriver les corps de quarante-trois marins noyés. Réalisant l'importance des naufrages et de leurs "deux cent mille victimes annuelles", Alain Bombard voit la possibilité d'une œuvre utile : "J'avais longuement étudié le cas des déportés, des prisonniers et des populations sous-alimentées" écrit-il dans Naufragé volontaire. "Et avec cette déformation du médecin, pour qui la science reste lettre morte tant qu'elle n'est pas suivie d'une application pratique, je concluais souvent mes recherches théoriques par cette question : Ä quoi cela sert-il ?""

Aquoi ça sert ? Cette fois la réponse est excitante : à sauver des vies. Le médecin "hérétique", qui n'aime jamais tant avoir raison que contre ses semblables, est guidé par deux convictions. D'abord, on peut survivre au-delà des limites communément admises : "Les physiologistes ne tenaient souvent pas compte de la puissance de l'esprit et de son influence sur les réactions du corps, influence pourtant attestée par les jeûnes de Gandhi..." Ensuite, la peur tue. Se penchant sur les naufrages célèbres, de la Méduse au Titanic, Bombard juge que nombre de décès ne peuvent être attribuées ni à la faim, ni à la soif, ni à la noyade : "Naufragés des légendes, vous êtes morts d'épouvante." Il serait injuste de tenir grief au jeune interne de 1951 d'avoir sous-estimé la puissance létale de l'hypothermie, encore mal connue à l'époque.

Quand il raconte aujourd'hui les prémisses de son voyage, Alain Bombard s'étend longuement sur un aspect resté en retrait de son livre : son amour de l'eau. Depuis ses vacances d'enfance en Bretagne, il est homme-poisson : "J'ai 80 ans, j'ai failli laisser ma peau dans un accident de santé, mais je peux encore nager 3 kilomètres !", dit-il avec un sourire gourmand, qui creuse ses joues de fossettes et découvre deux incisives rondes comme des coquillages.

La nage est un aspect important, intime, de sa passion pour la mer, qu'il intègre à sa démonstration. "A 23 ans, j'ai nagé de Boulogne à Calais, 58 km, sans me graisser le corps. A l'arrivée, j'avais une soif psychologique terrible. J'ai demandé une carafe d'eau dans un café, je n'ai bu qu'un demi-verre ! Par contre, pour traverser la Manche, j'avais dû m'enduire de lanoline, de saindoux et de vaseline : j'ai bu six litres !" Alain Bombard en déduit qu'on s'hydrate dans l'eau de mer, ce dont il trouve confirmation dans des traditions polynésiennes. Et cette confiance dans la mer nourricière lui permet de briser un tabou. Surpris par une panne de moteur sur un Zodiac au large de Boulogne, il dérive pendant trois jours. Dès le premier, il avale de l'eau de mer, en petite quantité, et évite la déshydratation, contrairement à son compagnon.

L'idée du voyage est née : la mer peut, en dernière urgence, fournir au naufragé sa boisson. Peut-elle suffire à le nourrir ? Pour le démontrer, il faut se faire naufragé volontaire.

Bombard se rend alors au Musée océanographique de Monaco, où il entreprend des recherches sur les différentes espèces de poisson, la composition de leur chair crue, la manière de les pêcher, de les inciser pour en extraire le jus qui sera la boisson de base. En quelques mois, il a réuni les termes de son équation : on peut passer moins de dix jours sans boire et trente sans manger ; absorber 80 centilitres d'eau de mer par jour pendant cinq jours avant de risquer une néphrite ; et combattre le risque de scorbut en mangeant du plancton, qui fournira l'indispensable vitamine C.

Partir traverser l'Atlantique avec ce seul bagage est une idée un peu foutraque, puisque, si le poisson ne mord pas et qu'il ne pleut pas, la survie est problématique au-delà d'une semaine. Mais le jeune médecin croit en son étoile et convainc assez de monde pour lancer son galop d'essai en Méditerranée. Le 25 mai 1952, à 5 heures du matin, il se fait remorquer au large du port de Monaco sur l'Hérétique, un Zodiac de 4,65 mètres, bâché et gréé d'une petite voile d'optimist. Un marin anglais de rencontre, Jack Palmer, a accepté d'être son compagnon et son navigateur.

La première étape, jusqu'aux Baléares, justifie toutes les craintes. En dix-huit jours de navigation erratique, au gré des courants, des grains et des longs calmes plats, l'Hérétique atteint son but, mais à quel prix. Pendant les deux premières semaines, Bombard n'a pêché que deux mérous. Se jetant à l'eau, il a harponné un thon, mais, note-t-il, "j'ai bien failli être pêché par le poisson." Le quatorzième jour, un cargo s'est dérouté pour fournir un ravitaillement d'urgence aux deux marins écœurés de plancton. Optimiste, Bombard dresse pourtant un premier bilan encourageant : "Nous avons bu de l'eau de poisson quatre jours, et de l'eau de mer dix jours [dont 6 d'affilés]. Les urines ont été normales, il n'y a pas eu de sensation de soif. Ni diarrhée ni vomissements, mais une constipation opiniâtre."

Et le jeune interne, qui tient son sujet de thèse de médecine, poursuit son check-up : "La faim se manifeste de la façon suivante : douleurs à type de crampes à irradiations antérieures aux deux épaules le premier et une partie du deuxième jour. Le troisième jour, ces douleurs cessent et font place à une somnolence et une fatigue permanentes."

Après un aller-retour à Paris pour voir sa fille qui vient de naître et convaincre ses commanditaires hésitants, le naufragé volontaire se sent prêt pour le grand saut. L'Hérétique est convoyé par cargo jusqu'à Tanger. Palmer hésite, mais rien ne peut plus arrêter Bombard. Le 13 novembre, il s'engage dans le détroit de Gibraltar et met le cap sur l'Atlantique, seul à bord de son canot gonflable. Et sans avoir, de sa vie, utilisé un sextant.

Quans, cinquante-deux ans après ce voyage mémorable, nous avons demandé à Alain Bombard quelle incroyable motivation l'avait poussé à tenter ce coup de poker solitaire, il est revenu à sa démonstration : "J'ai prouvé que l'homme est faible, mais que s'il a un moral de fer, il résiste." Et il a raconté l'histoire d'un groupe de résistants déportés à Buchenwald : " La moitié sont morts de désespoir lorsqu'ils ont compris que les SS avaient confisqué les lettres qu'ils avaient été autorisés à envoyer à leur famille."

Surpris par ce pas de côté, nous l'avons interrogé encore sur ce souvenir. Et Alain Bombard a raconté longuement l'histoire de "Cortibar et Bronciato". " Cortibar", c'était son ami d'enfance, Dominique, fils de l'éditeur José Corti. Et "Bronciato", lui-même. En 1944, Dominique a été déporté dans l'un des derniers trains pour l'Allemagne. "On est allé l'attendre au Lutétia avec sa mère, dit-il. Mais il n'est jamais revenu." Il raconte aussi avoir fait le voyage dans les camps de concentration libérés pour tenter, en vain, de retrouver son ami, et se souvient d'un déporté "tué par une boîte de corned beef."

Alain Bombard refuse de faire un lien entre cet épisode et son aventure de 1952, où le jeûne tient une place centrale. "Non, ce qui a tout déclenché, c'est le choc des marins noyés dans le port de Boulogne." Et ce besoin forcené d'achever sa démonstration, contre tous les sceptiques.

Dans l'Atlantique, après son désespoir du 6 décembre, le naufragé a eu la chance de croiser la route du paquebot Arakaka, qui l'a accueilli à bord pendant une heure et demie. Le capitaine lui a annoncé sa position correcte, rectifiant une erreur de navigation de 600 miles. Bombard a accepté un repas : "Un œuf sur le plat, un petit morceau, un très petit morceau de foie de veau, une cuillerée de choux et deux ou trois fruits." Cette première entorse à son régime tout poisson, réveille une faim terrible. Dans les derniers jours de sa traversée, Bombard est terrassé par des crampes d'estomac, bâille, fait des cauchemars gastronomiques et maigrit à vue d'œil. La réalimentation trop brutale a bousculé son organisme affaibli. A son arrivée à La Barbade, il aura perdu 25 kg et souffrira d'une sévère anémie. "Ce repas sur l'Arakaka a failli me tuer", dit-il.

En 2001, après son démâtage dans le Vendée Globe, Yves Parlier a fait seul des réparations de fortune aux Kerguelen. Puis il est reparti boucler son tour du monde : il a divisé son stock de nourriture en soixanre rations quotidiennes de 800 kilocalories, moins du quart de la normale. Bombard et les grands aventuriers faisaient partie de ses lectures d'enfance. "Adolescent, raconte-t-il, je faisais de petites expériences de survie qui me donnaient accès à des mondes interdits au commun des mortels. Je grimpais aux arbres, je dormais la fenêtre ouverte sans chauffage... Mais rien ne prépare au jeûne. Vous pouvez passer deux jours sans manger, vous ne connaîtrez pas cette sensation de faim permanente qui m'a hanté dès que j'ai repris la mer."

Quand il a compris qu'il n'était pas préparé à cette épreuve-là, Parlier a envoyé un télex à un psy puis, déçu, s'est fait lire, à la radio, les passages techniques de Naufragé volontaire. Il a pris le temps de pêcher et se souvient du bonheur de cette dorade coryphène de 85 centimètres attrapée au large du Brésil. Sur les conseils de Bombard, il a éclairé sa voile la nuit pour piéger des poissons volants. Depuis cinquante ans, des radeaux de survie nommés "Bombard" veillent à bord des bateaux de plaisance, enfermés dans des boîtes blanches, avec une trousse de pêche. Nombre de naufragés leur doivent la vie. L'Hérétique, lui aussi, a été plié dans une caisse. Trop endommagé pour rester exposé, il attend sa restauration dans les réserves du Musée de la Marine.

Une nuit, après soixante-cinq jours de mer, Alain Bombard a vu la lumière du phare de la Barbade se refléter dans les nuages. "J'ai ri, se souvient-il. J'ai pensé à tous ces cons qui avaient dit que mon projet était impossible."

Charlie Buffet

Bibliographie : Alain Bombard, Naufragé volontaire (Editions de Paris, 1953).

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 21.07.04