AUX LIMITES DU CORPS
Nicolas Jaeger au pays de l'oxygène rare
LE MONDE | 21.07.04 | 13h52
En vivant soixante jours à plus de 6 700 mètres, le
jeune médecin voulait prouver que l'homme développe
avec l'accoutumance une sorte de "super-acclimatement".
Mais, dans l'Himalaya, il est allé trop loin.
Il fait un temps sublime, ce dimanche 15 octobre 1978, lorsque, un
peu avant 14 heures, Nicolas Jaeger et Jean Afanassieff arrivent au
sommet de l'Everest. Pas un souffle de vent, pas un nuage sur des
centaines de kilomètres d'horizon. Un temps à tomber
le masque à oxygène et à bavarder, tête
nue, doudoune orange ouverte, sur le Toit du monde. Un temps à
griller une cigarette à 8 850 mètres d'altitude.
Bientôt, Pierre Mazeaud, le chef de l'expédition, arrive
avec le cinéaste autrichien Kurt Diemberger. C'est la première
ascension française de l'Everest, Mazeaud, en direct à
la radio parle "aux Français de France". Nicolas
Jaeger fête l'événement à sa façon,
allumant une Gitane sans filtre. Première cigarette sur le
toit du monde. Et bientôt une seconde, l'occasion est si rare
! "Quelle honte, mais quel plaisir", écrira-t-il.
Nicolas Jaeger fume depuis l'âge de 17 ans. Il est médecin.
C'est un alpiniste rigoureux et brillant, "l'un des deux ou trois
meilleurs de sa génération", aura bientôt
l'occasion d'écrire la revue du Club alpin. Ceux qui connaissent
ses performances se demandent ce qu'il fait là. En 1978, vingt-cinq
ans après la première d'Hillary et Tenzing, l'ascension
de l'Everest n'est pas encore banale. Mais cette expédition
lourde, avec ses camps d'altitude, sa cohorte de sherpas, ses bouteilles
d'oxygène, est aux antipodes de sa conception de l'alpinisme.
Nicolas Jaeger, sorti major de sa promotion de guides en 1975, est
l'un des acteurs et théoriciens de ce qu'il appelle le "
super-alpinisme". Comme Jean Afanassieff, il est d'une génération
qui va oser aborder l'Himalaya avec les moyens de l'alpinisme classique,
"en style alpin."
Pourquoi l'Everest ? Nicolas, esprit synthétique, a comme
souvent, une réponse mûrement réfléchie,
avec "trois raisons". "La première est que proposer
à un alpiniste de gravir l'Everest, c'est proposer à
un acteur de jouer Shakespeare, cela ne se refuse pas." La seconde,
c'est que ce coup de pub, relayé par TF1 et France Inter, sera
utile pour ce qu'il prépare. La troisième : "Mon
intérêt pour la physiologie et la médecine de
haute altitude." Médecin de l'expédition, Nicolas
Jaeger a soumis tous les membres, alpinistes et journalistes, à
une batterie de tests. Il s'est regardé au sommet, sans masque
à oxygène "pendant cent minutes". Il observe
de près les réactions des uns et des autres, tente de
comprendre pourquoi celui-ci a perdu 18 kilos et celui-là (qui
n'est autre que lui-même) est tellement en forme qu'on lui trouve
des symptômes de surentraînement.
Nicolas Jaeger a un grand projet. Il veut passer au moins deux mois,
seul, en très haute altitude. Il se soumettra à des
expériences, ce sera le sujet de sa thèse de médecine.
Et si sa petite idée sur le "super-acclimatement"
se révèle exacte, ça sera une bonne préparation
pour le grand coup qu'il entend frapper en Himalaya. Il a déjà
choisi le lieu et la date. Ce sera l'été suivant, dans
les Andes, où il vient de faire, en deux saisons, une moisson
de premières, toujours en solitaire.
L'été 1979, Nicolas Jaeger plante sa tente sous le
sommet du Huascaran (6 768 m), point culminant du Pérou. Soixante
jours, soixante paquets de Gitanes. Il espérait s'arrêter
là-haut mais n'y est pas arrivé. Chaque jour, du 27
juillet au 27 septembre, Jaeger noircit quelques pages de cahier.
"Le sac de couchage roulé derrière mon dos fait
office de dossier, les chaussons en duvet me tiennent chaud aux pieds.
Le vélum en soie formant double toit à l'intérieur
de la tente lui donne un air intime." Le livre s'appelle Carnets
de solitude - "entièrement écrit à 6 700
mètres d'altitude". C'est un curieux va-et-vient entre
le quotidien et le général. Un journal de bord traduisant
la monotonie du séjour : lectures, vent, cassettes de Bach
ou de Brassens - à doses homéopathiques pour économiser
les piles du magnéto -, tests médicaux, un peu froid
au pieds sur la fin du séjour, lorsque la météo
se gâte et qu'il faut peller chaque jour la neige qui menace
d'ensevelir la tente. Le tout est émaillé de considérations
sur le monde en général et l'alpinisme en particulier,
avec des citations retranscrites de mémoire : des alpinistes
anglais dans le texte, Hermann Hesse, et surtout Camus : "La
lutte vers les sommets suffit à remplir un cur d'homme.
Il faut imaginer Sisyphe heureux."
Nicolas Jaeger s'y révèle par petites touches : aimant
sa solitude de vieux garçon un peu maniaque, se photographiant
dans la tente toujours impeccablement rangée, et très
idéaliste. "L'héroïsme, écrit-il, c'est
de prendre le métro tous les matins." L'an prochain, il
sera médecin du monde, ou partira vivre sur un bateau avec
sa femme et ses deux filles. Il y a une chose que Nicolas Jaeger ne
raconte pas du tout, ce sont les effets de l'altitude. Il vit à
6 700 comme au camping. Il assiste les alpinistes qui arrivent déconfits
au sommet. Ses symptômes à lui ? RAS. "Sommeil excellent
sans le moindre somnifère, appétit convenable, pas de
fonte musculaire, tests psychométriques sans changement, amaigrissement
presque nul..." Pas de nausées, une seule migraine. Pas
pris un médicament de tout le séjour. Pas un mot sur
le mal des montagnes. Jaeger se "creuse la tête" et
propose une "interprétation raisonnable": dans les
trois années précédentes, il a vécu plus
de six mois au-dessus de 4 000 mètres et aurait acquis "une
sorte de super-acclimatement". Comme si ce qu'il voulait prouver
avec cette expérience, c'est qu'il est en altitude comme un
poisson dans l'eau. Fin prêt pour son projet de l'été
prochain.
Abandonnons un instant ce cobaye d'exception pour décrire
les effets de l'altitude sur le commun des mortels. La racine du problème,
c'est que la pression diminue avec l'altitude. Il y a presque moitié
moins d'air au sommet du Mont-Blanc qu'au niveau de la mer et un tiers
seulement au sommet de l'Everest. L'oxygène, 21 % du total,
suit la même courbe. "On respire plus d'oxygène
au bord du périphérique que sur une piste de ski",
résume Jean-Paul Richalet, professeur à l'hôpital
Avicenne de Bobigny. Le physiologiste est un des meilleurs connaisseurs
du monde de la haute altitude. En 1991, il a passé trois semaines
avec dix volontaires et 2 tonnes de matériel médical
au sommet du Sajama (6 542 m), au Mexique. L'organisme, explique-t-il,
détecte le manque d'oxygène (l'hypoxie) et réagit
en plusieurs étapes. Dans une première phase "blanche"
de quelques heures, la respiration et le rythme cardiaque s'accélèrent,
mais il n'y a aucun symptôme. "Vous montez en téléphérique
à l'Aiguille du Midi, à 3800, vous êtes essoufflé
mais vous ne restez pas assez longtemps pour avoir mal au crâne."
Dans une seconde phase, dite d'"acclimatation", l'organisme
s'adapte à l'hypoxie. Les signes de mal des montagnes (ou MAM),
nausées et migraines violentes, insomnie, perte d'appétit,
apparaissent. "La moitié des candidats au Mont-Blanc abandonnent
à cause de ces troubles." La moelle osseuse se met à
produire des globules rouges pour mieux capter et transporter l'oxygène
raréfié.
Les symptômes du MAM, s'ils persistent, peuvent annoncer l'une
de ses deux complications graves, l'dème pulmonaire et
l'dème cérébral de haute altitude. Tous
ceux qui ont fait un trek au Népal connaissent aujourd'hui
les règles simples qui permettent d'entendre ces signaux d'alerte
: ne pas monter de plus de 400 mètres d'une nuit à l'autre,
à partir de 3 000 mètres d'altitude ; stopper la progression
si les signes sont trop violents ; redescendre d'urgence s'ils persistent.
Les caissons gonflables de recompression, aujourd'hui utilisés
par la plupart des expéditions, permettent de simuler une descente
de 2000 mètres et de requinquer le malade pour qu'il puisse
descendre par ses propres moyens.
Passé cette phase pénible, on entre dans l'"acclimatement".
Les performances ont sensiblement baissé, mais l'organisme
est adapté à l'altitude. Jusqu'à la phase de
"dégradation", c'est-à-dire que pendant quelques
heures (au-delà de 8 500) ou quelques semaines (entre 5 000
et 7 000), on est fin prêt pour les grandes ascensions. Le pari
de Nicolas Jaeger, c'est que cette phase pouvait devenir une sorte
de seconde nature, la botte secrète du super-alpiniste.
Pour optimiser l'acclimatation, le professeur Richalet a établi
un "profil type" d'ascension. En 1997, à Marseille,
il a conduit sept "altinautes" en un mois à 8 850
mètres d'altitude, dans un caisson de la Comex : "Du point
de vue physiologique, huit personnes sur dix peuvent aller au sommet
de l'Everest. La haute altitude est le seul environnement extrême
pour lequel l'organisme est capable de développer des mécanismes
très efficaces d'adaptation physiologique."
Cette adaptation peut-elle être durable, génétique
? Cette piste laisse le scientifique prudent. Les lamas, les yacks
ou les oies cendrées qui volent à 8 000 ont une hémoglobine
particulière, capable de transporter davantage d'oxygène.
Mais chez l'homme, estime Richalet, on n'a réussi à
l'identifier avec certitude que chez... le ftus. "L'embryon
est un alpiniste vivant à 7 000 mètres d'altitude...
et en apesanteur, risque-t-il. Quel bonheur, mais quel stress ! L'instant
de la naissance, lorsque l'air arrive dans les alvéoles pulmonaires,
est comme une brutale descente au niveau de la mer."
Nicolas Jaeger a prouvé qu'on peut vivre deux mois à
6 700 mètres d'altitude, ce qui est loin d'être négligeable.
Cette expérience originale a laissé peu de traces scientifiques,
mais un témoin a été passé : "J'avais
rencontré Jaeger au moment de sa thèse, se souvient
Jean-Paul Richalet. C'est lui qui nous a donné l'idée
de notre première expérience médicale en altitude,
en 1981 au Népal."
En février 1980, le docteur Jaeger repart pour l'Himalaya.
La face sud du Lhotse (8 516 m), juste à côté
de l'Everest est son objectif - son rival Reinhold Messner l'a qualifiée
de "problème pour l'an 2000". Il veut la gravir à
sa manière : seul, sans oxygène, sans l'aide de sherpas.
"Il avait 34 ans, il en paraissait 50", dit sa mère,
la photographe Janine Niepce. La montagne, sans laquelle il ne pouvait
pas vivre, ne l'a pas épargné.
Dans les Carnets de solitude, quand il parlait de "l'alpinisme
de l'an 2000", il citait Ibsen : "Est-il vraiment utile
de tenter le possible ?" Le 19 avril, Jaeger monte une première
fois jusqu'à 6 500 pour s'acclimater. De retour au camp de
base, il note dans son journal : "Risques énormes. Avalanches
fréquentes que l'on ne voit pas arriver." Il se rabat
sur un itinéraire moins exposé. Une semaine plus tard,
avant son départ pour le sommet, un cinéaste américain
enregistre une dernière interview. Dans un anglais parfait,
d'une voix calme et assurée, Jaeger raconte les cinq mois qu'il
vient de passer en France, son plaisir à être auprès
de sa femme et de ses filles, à boire du bourgogne. Il dit
que sa passion, son ambition, lui font mettre la barre toujours plus
haut. Il a conscience de la difficulté de ce qu'il entreprend
et sait qu'il doit être de retour dans dix jours, quinze au
grand maximum. "Dans deux semaines, dit-il face à la caméra,
je saurai si j'ai eu raison d'avoir confiance."
L'interview s'achève par ces mots : "Lorsque vous avez
été pendant de nombreuses années en montagne,
vous pouvez finir par oublier que ce n'est pas un monde pour l'homme.
Chaque jour, je dois me souvenir que ce n'est pas un monde pour l'homme.
C'est la seule façon sûre de l'aborder. Sinon, ajoute
le médecin, qui a surveillé des matches de boxe amateur
en banlieue, c'est comme quand un boxeur baisse sa garde, ça
peut s'arrêter très vite."
Le 27 avril 1980, Nicolas Jaeger a été filmé
pour la dernière fois au téléobjectif, à
8 200 mètres d'altitude. En deux jours, il avait escaladé
2 500 mètres de paroi. Il s'est arrêté, a enfilé
un blouson, a peut-être grillé une Gitane. Puis il a
disparu dans les nuages. A sa mère, avant le départ,
il avait dit : " Tu sais, si je disparais au-delà de 8
000, ce ne sera pas la peine de venir me chercher."
Le professeur Richalet suit depuis vingt ans la préparation
des grands alpinistes français partant pour l'Himalaya. Beaucoup,
comme Nicolas Jaeger, ne sont pas revenus. Sa conclusion est sans
appel : "Le cerveau ne supporte pas le manque d'oxygène,
l'hypoxie provoque des erreurs de jugement. Le problème, c'est
qu'en haute altitude les erreurs sont presque toujours fatales."
Charlie Buffet
Bibliographie : Nicolas Jaeger,Carnets de solitude (Denoël,
1979).
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.07.04