Le bourlingueur immortalisé dans "Le Grand
Bleu" a exploré les mystérieuses sensations de la plongée dans
les grands fonds.
Gheorgios Haggi Statti n'aurait sans doute jamais été pris
en photo de sa vie si un cuirassé italien, le Regina-Margherita,
n'était venu casser son ancre devant l'île de Karpathos un jour
de 1913. L'accident avait fait trois morts, l'ancre reposait
par 80 mètres au fond de la mer, et un officier photographia
ce pêcheur d'éponges de 35 ans, le visage étroit barré d'une
grosse moustache et le corps flottant dans ses vêtements de
coton, qui se proposait pour repêcher l'ancre et sa chaîne,
attiré par la promesse d'une récompense.
Le prétentieux est d'abord écarté : il se montre incapable
de retenir sa respiration plus de quarante-cinq secondes. Et
l'examen que lui font subir les médecins du bord est désastreux.
Haggi Statti a une cage thoracique plutôt moyenne, un emphysème
pulmonaire et une audition déficiente : un tympan percé, l'autre
inexistant ! Mais l'homme, qui affirme pouvoir plonger jusqu'à
100 mètres, obtient de faire une démonstration sous l'eau et,
sans aucune préparation, y reste plus de six minutes !
Dans les jours qui suivent, les médecins le voient plonger
une cinquantaine de fois sur des fonds de 60 à 84 mètres, en
maillot de bain et lesté d'une grosse pierre. Il remonte à la
force des bras le long d'une corde, après des apnées de plus
de trois minutes, ni essoufflé ni fatigué. Enfin, au bout de
quatre jours, l'ancre est retrouvée et remontée à bord. Aux
médecins éberlués qui l'interrogent sur ses sensations au fond,
il répond : "Je sens tout le poids de la mer là, sous les
épaules... J'ai la gorge serrée, je me sens oppressé, mais je
ne pense plus à respirer." Des mots d'alien qu'on mettra
soixante ans à comprendre. Mais attention : dans l'histoire
d'Haggi Statti, chaque mot compte, chaque détail est véridique.
Cette histoire incompréhensible pour ses contemporains était
tombée dans l'oubli. Dans les années 1970, un homme retrouva
les rapports des médecins dans les archives de la marine italienne
et raconta l'histoire dans un livre, Homo Delphinus.
Il s'appelait Jacques Mayol. Le Mayol romancé du Grand Bleu
? Ni tout à fait le même ni tout à fait un autre...
Jacques Mayol, né un 1er avril à Shanghaï, a l'âme
bourlingueuse. Français cosmopolite, il a fréquenté le lycée
à Marseille, fait la route (et deux enfants) en Scandinavie,
atterri au Canada comme bûcheron, matelot, puis journaliste.
Séducteur et insaisissable, même pour ses proches, il aime sans
compter : les langues, les jolies femmes, l'imprévu. En 1957,
par les hasards d'un reportage, sa vie, comme on dit dans les
contes, bascule. Plouf ! Il a 30 ans, elle s'appelle Clown,
c'est la prima donna de l'aquarium de Miami. Le dauphin femelle,
"au début, s'était contenté de flirter un peu avec moi".
Mais, pour l'homme, c'est "le coup de foudre",
"une illumination qui dura le temps d'un regard". Dans
Homo Delphinus, Jacques Mayol raconte cette relation
comme une passion amoureuse. Il se laisse pousser les cheveux
pour que Clown puisse les lui tirer et, lorsque la belle s'exécute
: "Un baiser de la plus belle fille du monde n'aurait pas
pu me faire plus plaisir." Ce n'est pas (que) de l'humour
de play-boy. Comme l'indique le titre du livre, dépasser la
frontière entre l'homme et l'animal sera la grande affaire de
la vie de Jacques Mayol.
Il fera encore pêcheur de langoustes dans les Caraïbes, étudiant
cinéaste à Hollywood et apprenti yogi au Japon. Mais en plongeant
chaque jour au côté de Clown dans le bassin de Miami, Jacques
Mayol est devenu ce qu'il est : apnéiste. Il plonge de plus
en plus longtemps et de plus en plus profond, entre dans la
course aux records en 1966, lançant, par une descente à 60 mètres,
une décennie de compétition légendaire avec l'Italien Enzo Maiorca.
Mayol, qui deviendra, le 23 novembre 1976, au large de l'île
d'Elbe, le premier homme à atteindre en apnée la profondeur
de 100 mètres, ne boude pas le plaisir des records.
Il aime être le premier à " démolir les murs" des 70
ou 90 mètres. Mais cet adepte du yoga, veut explorer les extraordinaires
sensations que procure la descente dans les grands fonds. Pour
reculer les limites de ce dont l'homme est capable, il se met
au service des recherches sur la physiologie de l'apnée. Jamais
cobaye n'a été aussi actif. En 1973, il s'engage avec enthousiasme
pour un programme de cinq ans de recherches physiologiques avec
l'université italienne de Chieti. Chacune de ses plongées sera
l'occasion de tests. Exercices psychotechniques, radios pulmonaires
dans un lac des Andes péruviennes et même prise de sang avec
cathéter à 50 mètres !
La physiologie. Voilà ce qui intéressait Mayol dans l'exploit
du pêcheur d'éponges grec. C'était un record oublié, mais surtout
le premier témoignage sur le plus grand mystère de l'apnée :
l'existence d'un "réflexe d'immersion" chez l'homme,
"ce réflexe que nous possédons depuis l'origine et qu'il
doit être possible de faire ressurgir de notre mémoire génétique".
Plus de soixante ans après, il est enfin capable d'expliquer
l'histoire d'Haggi Statti. D'abord les oreilles. Important,
les tympans percés : ils évitaient au plongeur grec d'avoir
à compenser, à envoyer de l'air dans l'oreille interne pour
équilibrer la pression extérieure. Ensuite ces mots bizarres
: "le poids de la mer sous les épaules". Lors
de la descente, la pression augmente de 1 bar tous les 10 mètres.
A 80 mètres, elle est donc de l'ordre de 9 bars, 9 kg par centimètre
carré. Le "poids de la mer" comprime le diaphragme et
écrase les poumons sous les épaules, "à leur pointe supérieure",
explique Mayol.
La pression, c'est le point capital : le plongeur doit l'accepter
sans la combattre, détendu. Au début de l'immersion, les poumons
sont gonflés à bloc : jusqu'à 8 litres d'air pour un bon apnéiste,
10 dans des cas exceptionnels. Dans les premiers mètres de la
descente, là où la pression augmente le plus vite, cette baudruche
diminue de moitié. Au bout de 10 à 12 mètres, l'effet "bouchon
de liège" qui retient à la surface disparaît, et la descente
s'accélère.
Au début des années 1960, un physiologiste français, le docteur
Cabarrou, avait prédit l'existence d'un mur infranchissable
à 50 mètres : la cage thoracique, disait-il, ne résisterait
pas à la pression et s'écraserait comme les caisses d'air d'un
volume équivalent qu'il avait immergées lors de ses expériences.
Ce que le docteur Cabarrou avait heureusement oublié, c'est
que le corps humain est souple, et d'autant plus souple qu'il
est détendu et relaxé. Les poumons d'Umberto Pelizzari, lorsqu'il
a été le premier à atteindre 150 mètres, n'étaient pas plus
gros qu'une pomme. Pelizzari plonge les yeux fermés, pour regarder
à l'intérieur de lui-même. "Souple, détendu, décontracté."
Mayol poursuit son décryptage : "Je me sens oppressé, mais
je ne pense plus à respirer." La clé, explique-il, c'est
le blood shift. Cette vasoconstriction périphérique,
parfois appelée "érection pulmonaire", fait refluer le sang
des extrémités vers les poumons, le cœur et le cerveau, pour
les irriguer et les protéger contre la pression extérieure.
Le phénomène était connu chez les mammifères marins. En 1967,
une équipe de médecins américains l'a observé pour la première
fois chez l'homme. Les cobayes s'appelaient Robert Croft et
Jacques Mayol. Pour l'intéressé, c'est une affaire de plaisir
: "C'est une sensation merveilleuse quand, à 60 mètres, tu
sens deux mains gigantesques qui t'étreignent, mais sans te
faire mal, gentiment, et te font affluer le sang vers le poumon
pour aller encore plus bas."
"L'émotion forte, indescriptible, envahit tout le corps,
complète Umberto Pelizzari dans L'Homme et la mer (Arthaud,
2004). Elle part des pieds et monte progressivement. Là où
elle passe, elle fait disparaître toute sensation physique."
A la recherche du réflexe d'immersion, Mayol s'intéresse aussi
à la bradycardie, le ralentissement du rythme cardiaque, observée
par le physiologiste Paul Bert sur un canard. Elle intervient
quelques secondes après l'immersion de la face. Mayol, là encore,
a été le pionnier des recherches. Quelques secondes avant l'immersion,
son rythme cardiaque est de 90. Au bout de 8 secondes, il n'est
plus que de 50, et diminue encore avec la profondeur. En 1976,
il s'est laissé prendre le pouls pendant quinze secondes à 80
mètres : 28 pulsations par minute !
Pionnier de l'apnée moderne, Jacques Mayol est devenu un mythe
vivant dans les années 1980, avec le succès phénoménal du Grand
Bleu, de Luc Besson, qui l'avait associé au scénario
et au tournage. Mais cet extraverti charismatique, quoique lunatique,
ne pouvait pas se reconnaître dans le "Jacques" timide et angélique
du film - moins encore qu'un Enzo Maiorca caricaturé en Rital,
qui fit interdire le film en Italie. Une génération, pourtant,
y trouva son compte.
A la recherche des enfants du Grand Bleu, on
s'embarque à Nice dans un Zodiac jaune qui file jusqu'au milieu
de la rade de Villefranche. C'est le navire amiral de l'Aida,
l'Association internationale pour le développement de l'apnée.
A bord, Cédric Palerme, Neptune costaud, veille sur une demi-douzaine
d'amateurs et François Gautier, jeune président de l'association,
prépare une plongée à 95 mètres en "no limits" - descente
le long d'un câble, entraîné par une gueuse de 30 kilos, et
remontée tiré par un ballon d'air. L'ambiance est détendue.
On s'entraide, on échange des conseils, l'adresse d'un fabricant
de monopalmes en carbone ou le prix d'une belle combinaison
argentée. Pas de silence religieux, de concentration ostentatoire.
"Ici, on ne fait pas de yoga et on n'aime pas les dauphins,
blague Cédric Palerme. Pire, on commence à accueillir
des jeunes qui n'ont jamais vu le Grand Bleu !"
Les "cloclos de la rade", comme ils s'étaient baptisés
du temps où ils pointaient tous au chômage, sont devenus le
cœur de l'apnée en France, grâce notamment à Loïc Leferme, recordman
mondial avec une descente à 162 mètres. Ce qui les anime, c'est
une recherche maniaque de la sécurité. A bord, Cédric Palerme
présente un astucieux système de contrepoids qui permet de remonter
un apnéiste victime de syncope (le risque numéro un) sans l'aide
de plongeurs d'assistance avec bouteilles. C'est un pas important
pour la préparation des futurs records de Loïc Leferme, qui
doit tenter en septembre de descendre à 172 mètres et ne cache
pas que le mur des 200 mètres le fait rêver. Avant ses immersions,
pour se détendre, Loïc Leferme joue de l'harmonica.
De ses nombreux voyages en Orient, Jacques Mayol avait ramené
une grande fascination pour les performances des yogis. Dans
Homo Delphinus, il cite le cas de yogis capables de retenir
leur respiration plus de vingt minutes. Avant chaque plongée,
Mayol demandait le silence et entamait ses exercices de respiration
et de concentration sur son tapis jaune et noir. Il aimait la
science du souffle (pranayama) et l'idée, centrale dans
la philosophie indienne, qu'un même souffle anime la vie physiologique
et la vie psychique. Jean-Marc Barr, qui l'a incarné dans le
Grand Bleu, l'a décrit comme un Peter Pan. En 1983, à
56 ans, Jacques Mayol a battu son dernier record en plongeant
à 105 mètres.
Martin Eden, de Jack London, fut son livre de chevet
sa vie durant. Dans la nuit du 22 au 23 décembre 2001, il s'est
pendu dans sa maison de l'île d'Elbe. Il avait 74 ans. C'était
un acte prémédité, annoncé. Il n'avait rien caché à ses proches
de sa dépression.
Le 12 septembre 1998, Umberto Pelizzari s'est rendu au large
de Karpathos, sur le lieu de l'exploit de Georghios Haggi Statti.
Vêtu d'un simple maillot de bain, sans palmes, lesté d'une pierre
de 8 kg, il est descendu à 100 mètres et est remonté à la corde,
à la force des bras. Jacques Mayol l'avait initié au yoga et
le considérait comme son héritier. C'est lui qui, à l'heure
de sa mort, résume le mieux ce qu'il laisse : "Le plaisir
de plonger dont dérive tout le reste, l'élégance, la symbiose
avec la mer, la conscience d'être sous l'eau, d'être un homme,
mais sans ressentir le besoin de respirer."
Charlie Buffet
Bibliographie :
Jacques Mayol, Homo Delphinus (Glénat, 1987).
Pierre Mayol et Patrick Mouton, Jacques Mayol, l'homme
dauphin (Arthaud, 2003).