L'exploration des limites de ce que l'organisme
est capable de supporter est aujourd'hui au cœur de l'aventure. Dans
le froid extrême du Grand Nord, chaque geste compte.
Frédéric Chamard-Boudet marche à skis sur la banquise, serein,
réfléchissant à l'endroit où placer sa caméra pour filmer son raid
solitaire vers le pôle Nord. Soudain, au moment où il avance le
pied droit, il entend un craquement. Le temps de réaliser que la
glace cède sous son poids, il se retrouve dans l'eau jusqu'aux épaules.
Il ne pousse pas un cri, aussitôt préoccupé d'appliquer à la lettre
ce qu'il a appris dans les commandos de marine et répété à l'entraînement
dans les eaux glacées du lac de Tignes. Pas de panique. Enlever
les skis, nager jusqu'à la "rive". Rester maître de soi. Sauver
sa peau. "Je n'ai pensé à personne d'autre qu'à moi-même. Il
fallait sortir."
La scène se passe le 8 mars 2004, quelques kilomètres seulement
au nord du cap Artikchevsky (Russie), que cet aventurier de 34 ans
vient de quitter, espérant rallier le pôle sans assistance. Température
extérieure : 30° en dessous de zéro. Température de l'eau : probablement
proche de - 1,8 °C, le point de congélation de l'eau de mer.
Lorsqu'il sent le goût salé de cette eau dans sa bouche, Frédéric
Chamard-Boudet sait que ce n'est plus un simple entraînement. Deux
ans de douches froides quotidiennes l'ont aidé à supporter le choc
thermique. Mais, dans l'eau, ses muscles se mettent à frissonner
presque instantanément, un réflexe déclenché par l'organisme pour
retarder l'hypothermie. Puis, très vite, l'engourdissement gagne
ses bras et ses cuisses. "Ce n'était pas douloureux, raconte-t-il.
Paradoxalement, on se sent plus au chaud dans l'eau qu'à l'air.
Le froid anesthésie. J'avais envie de me laisser partir, c'est plus
facile que de lutter pour sortir."
Mais il lutte. Trois fois, quatre fois, il hisse son buste sur
la feuille de glace épaisse de 6 centimètres, qui coule et se brise.
Enfin, par un mouvement de reptation sur le dos, il parvient à se
hisser sur la banquise, après quatre minutes dans l'eau glaciale.
Et peut effectuer les gestes de survie si souvent répétés : enfiler
des gants secs, monter le bivouac, déclencher la balise Argos. Le
soir, ses mains sont noires, ses doigts couverts de phlyctènes,
ces énormes ampoules par lesquelles peuvent s'annoncer les gelures.
La douleur entre en scène, comme une onglée sans fin. Evacué le
lendemain par hélicoptère, il sauvera tous ses doigts, malgré des
gelures de troisième degré.
Frédéric Chamard-Boudet est passé tout près de la limite. Il travaille
aujourd'hui à améliorer ses équipements de sécurité, et n'a plus
qu'une idée en tête : rassembler un budget pour repartir vers le
pôle.
Jean-Louis Etienne a, lui aussi, connu les frayeurs du bain arctique.
C'était le 19 avril 1986. Sentant une plaque de jeune glace basculer
sous ses pas, le docteur explorateur s'était jeté à plat ventre
sur son glaçon instable, s'en tirant avec les pieds et le pantalon
mouillés. Le lendemain, ses chaussettes essorées et l'angoisse de
la noyade évacuée, il avait repris son raid, et atteint le pôle
Nord trois semaines plus tard.
Presque vingt ans après, il se souvient des épreuves endurées pendant
les quinze premiers jours de son aventure, lorsque la température
est descendue jusqu'à - 52 °C à l'intérieur de sa tente. " Le
froid, c'est lourd, dit-il. On est engourdi, physiquement
et moralement. Le moindre petit geste de la vie courante devient
compliqué. J'attrape une tasse de thé, mais le bout de mes doigts
est crevassé et insensible. Le liquide se renverse et gèle aussitôt,
soudant le duvet au tapis de sol. Le jour, j'ai la peau du visage
cartonnée, la goutte au nez en permanence, des engelures à l'intérieur
du nez..."
Souvenirs encore. Un réveil en pleine nuit, sensation d'étouffement.
Emmitouflé dans son duvet, il ne respirait que par un petit trou
que l'humidité de sa respiration a fini par obstruer de glaçons.
Panique. La priorité ? Dégeler la fermeture Eclair avec le briquet,
mais le briquet lui-même est gelé, il faut d'abord le réchauffer
dans la main... "La plus grande difficulté,résume l'explorateur,
c'est qu'on est fait d'eau. On doit apprendre à gérer son humidité
: ne pas trop transpirer, brosser ses vêtements avant d'entrer dans
la tente car ils sont couverts de givre, enfiler ses pieds dans
des sacs plastique, sous les chaussettes, pour ne pas les mouiller
pendant la marche..."
Dans l'Arctique puis l'Antarctique, Jean-Louis Etienne a connu
le froid extrême, celui qui réveille la nuit et fait oublier la
forme de son corps, qui fait frapper le sol avec les pieds pour
s'assurer de la présence de l'un et des autres. Mais le froid dont
il se souvient aujourd'hui, c'est celui auquel il s'est soumis dans
le caisson du Centre de recherche du service de santé des armées
(CRSSA). Deux heures en slip dans une pièce à + 1°, avec un vent
de 0,8 m/s. "C'est très brutal. On pisse, puis on tremble de
façon incontrôlée. C'est épouvantablement long. Ce jour-là, j'ai
su ce que c'était que d'avoir froid aux os."
C'est un caisson bleu clair gros comme deux camions-citernes, un
Nautilus échoué dans les bâtiments désuets du CRSSA, à Grenoble.
Dans son ventre d'inox, le docteur Savourey enferme des cobayes
presque nus, étudiants volontaires et membres du Groupe militaire
de haute montagne. Le corps couvert de capteurs et sanglé sur un
lit, ils endurent sans bouger, pendant deux heures, cette température
de 1 °C, surveillés par des médecins chaudement vêtus. Gustave Savourey
a conçu, avec son confrère Jacques Bitel aujourd'hui à la retraite,
les tests auxquels s'est soumis Jean-Louis Etienne. Avant d'en arriver
aux conclusions surprenantes qu'ils en ont tirées, le chercheur
tient à faire le point sur les (faibles) défenses de l'organisme
contre le froid. "L'être humain, dit-il, est un animal
tropical. On peut vivre nu dans un air à 20°, mais pas moins. En
dessous, les possibilités d'adaptation physiologique sont très limitées."
Graphiques à l'appui, Gustave Savourey détaille les deux types
de réactions qui permettent de résister momentanément au froid.
La première est la vasoconstriction périphérique cutanée : une modification
de la circulation sanguine qui dérive le sang chaud vers le tronc
et protège les organes nobles en sacrifiant la périphérie. Alors
que la température du cœur, du cerveau, des poumons, du foie reste
à 37 °C, celle de la peau baisse fortement : de 33°, température
de confort, à 20° en moyenne pour les cobayes de Grenoble et jusqu'à
4° au niveau des pieds. En dessous de ce seuil, le sacrifice des
extrémités se traduit par des gelures.
La seconde réaction de défense est l'activité musculaire. Elle
peut être volontaire - ceux qui ont battu la semelle le savent.
Ou involontaire et désordonnée : c'est le frisson, qui permet de
produire de la chaleur au prix d'une forte dépense d'énergie. "
Les premières bouffées de frisson réchauffent vraiment et procurent
une sensation étrange, inconnue pour le quidam, poursuit Gustave
Savourey. Mais, ensuite, l'acide lactique provoque fatigue et
crampes."
Ces mécanismes sont très voraces en énergie. Bientôt, le corps
ne parvient plus à lutter. La température centrale commence à baisser.
A 35°, c'est le début de l'hypothermie : tous les processus physiologiques
(activité cellulaire, conduction nerveuse) se ralentissent. La sensation
de froid fait place à la confusion, puis à l'amnésie, et enfin au
coma. Mourir de froid est une mort douce.
Pour lutter contre l'hypothermie, il vaut mieux ne pas compter
sur ses défenses "naturelles": soigner son équipement, garder son
calme, et surtout s'abriter du vent - des randonneurs sont morts
sur le GR 20, en Corse, de ne l'avoir pas su.
L'immersion dans l'eau glacée illustre en accéléré les effets du
froid sur l'organisme. Frissons, membres engourdis, crampes, puis
risque de gelures et d'hypothermie. "L'eau est vingt-cinq fois
plus conductrice que l'air, explique le docteur Savourey. On
estime que, dans une eau à 15°, la possibilité de survie ne dépasse
pas une heure et demie. Et c'est une découverte récente : lors du
naufrage du Titanic, personne n'avait parlé d'hypothermie,
et pourtant l'eau était à près de 0° C."
De retour du pôle Nord, Jean-Louis Etienne est repassé par le caisson
du docteur Savourey, et son comportement a surpris les chercheurs
: il a moins frissonné, moins lutté contre le froid, laissant sa
température centrale descendre à 35,5 °C. Comme si deux mois d'exposition
aux conditions polaires lui avaient permis de retrouver une défense
plus économe en énergie - "une hypothermie volontaire",
dit-il -, de retrouver, selon un des médecins, "une thermorégulation
d'homme primitif". Comme les plongeuses nues du Japon, ces
Amas qui laissent leur température centrale descendre à 33 °C, ou
les Alakalufs de Patagonie, qui vivaient nus sous la neige et pêchaient
dans le même dénuement dans des eaux à 4 °C. Cette modification
physiologique observée chez Jean-Louis Etienne serait le premier
cas prouvé d'acclimatation durable aux températures très basses.
Car l'aguerrissement que recherchent tous les explorateurs adeptes
des douches froides n'est qu'une adaptation transitoire, une simple
désensibilisation des capteurs dermiques (une saison, Gustave Savourey
a skié sans gant à la main droite après l'avoir soumise à des bains
froids quotidiens). Le docteur Etienne pense avoir eu plus froid
en attendant le bus à Paris par 5 °C un jour de brouillard que par
- 40 °C sur la route du pôle. Car les chiffres magiques du Suédois
Anders Celsius (1701-1744), qui cala ses 100 degrés entre la glace
fondante et l'eau bouillante, ne sont pas tout : le froid est aussi
une sensation qui ne se résume pas à un chiffre.
Le professeur Jean-Paul Richalet dessine un rond avec sa bouche.
Ce physiologiste, spécialiste de la médecine de montagne, propose
une expérience qui bluffe ses étudiants : "Soufflez sur votre
main la bouche ouverte, l'air est chaud. Si vous pincez les lèvres
et ne laissez passer qu'un filet, l'air est froid. Qu'est-ce qui
a changé ? Ni sa température ni son humidité. C'est le même air,
il va juste plus vite !"
Le professeur, dont la barbe évoque les savants d'autrefois, explique
cette différence de perception par la présence d'une minuscule couche
d'air qui, au contact de la peau, se réchauffe et nous isole de
l'air ambiant. Plus le vent souffle, plus cette couche isolante
disparaît, plus la sensation de froid est forte.
L'influence du vent sur la température perçue a été quantifiée
sous le nom de "wind chill index". Un exemple : + 4 °C avec
58 km/h de vent produisent la même sensation que - 12 °C en air
calme.
Poursuivant cette logique, le docteur Savourey a mis en équation
tous les paramètres déterminant la sensation et les effets du froid
: température et vent, mais aussi degré d'humidité, activité ou
repos. Le dernier paramètre, et pas le moindre, est la qualité du
vêtement, mesurée en Clo (1 Clo équivaut à un vêtement de ville,
8 Clo aux meilleurs des duvets polaires). Revenant sur le "syndrome
de l'abribus" du docteur Etienne, il fait tourner le logiciel Predictol,
qu'il a développé : "Par 5 °C, avec 80 % d'humidité et un vent
de 50 km/h, la température perçue est de - 11 °C. Imaginons un SDF,
immobile dans des vêtements mouillés (0,2 Clo) : l'engourdissement
est rapide, et l'hypothermie peut survenir en une heure vingt !"
Le 12 juin 1896, au cours de sa fabuleuse odyssée vers le pôle,
le norvégien Fridtjof Nansen se jette à l'eau depuis un iceberg
pour rattraper son kayak parti à la dérive. Parvient, puisque c'est
une question de vie ou de mort, à s'y hisser. "Tout mon corps
était devenu si raide que j'avais peine à le manœuvrer", écrit-il
dans son livre Vers le pôle. Mais, l'instant d'après,
il aperçoit deux guillemots nains, saisit son fusil et tire ce "gibier
trop tentant". Et le soir, après un somme, "une soupe chaude
et le fin rôti effacèrent les traces de cette terrible aventure".
Les conditions du bain de Nansen, en plein été arctique, sont loin
d'être aussi extrêmes que celles affrontées par Frédéric Chamard-Boudet,
mais le raccourci est saisissant. Hier pure péripétie, l'exploration
des limites de ce que le corps humain est capable de supporter est
aujourd'hui au cœur de l'aventure. La Terre est connue. La conquête,
au milieu du XXe siècle, des grands sommets himalayens,
dernières terres inconnues, a mis un terme à l'aventure géographique,
dont Nansen fut l'un des héros. Reste l'aventure physiologique.
Charlie Buffet
Bibliographie :
Jean-Louis Etienne, Le Marcheur du pôle (Robert
Laffont, 1987)
Médecine et randonnées extrêmes, à paraître au Seuil en
octobre