AUX LIMITES DU CORPS
De sang et de glace
LE MONDE | 17.07.04 | 14h41    MIS A JOUR LE 19.07.04 | 16h26
L'exploration des limites de ce que l'organisme est capable de supporter est aujourd'hui au cœur de l'aventure. Dans le froid extrême du Grand Nord, chaque geste compte.

Frédéric Chamard-Boudet marche à skis sur la banquise, serein, réfléchissant à l'endroit où placer sa caméra pour filmer son raid solitaire vers le pôle Nord. Soudain, au moment où il avance le pied droit, il entend un craquement. Le temps de réaliser que la glace cède sous son poids, il se retrouve dans l'eau jusqu'aux épaules. Il ne pousse pas un cri, aussitôt préoccupé d'appliquer à la lettre ce qu'il a appris dans les commandos de marine et répété à l'entraînement dans les eaux glacées du lac de Tignes. Pas de panique. Enlever les skis, nager jusqu'à la "rive". Rester maître de soi. Sauver sa peau. "Je n'ai pensé à personne d'autre qu'à moi-même. Il fallait sortir."

La scène se passe le 8 mars 2004, quelques kilomètres seulement au nord du cap Artikchevsky (Russie), que cet aventurier de 34 ans vient de quitter, espérant rallier le pôle sans assistance. Température extérieure : 30° en dessous de zéro. Température de l'eau : probablement proche de - 1,8 °C, le point de congélation de l'eau de mer.

Lorsqu'il sent le goût salé de cette eau dans sa bouche, Frédéric Chamard-Boudet sait que ce n'est plus un simple entraînement. Deux ans de douches froides quotidiennes l'ont aidé à supporter le choc thermique. Mais, dans l'eau, ses muscles se mettent à frissonner presque instantanément, un réflexe déclenché par l'organisme pour retarder l'hypothermie. Puis, très vite, l'engourdissement gagne ses bras et ses cuisses. "Ce n'était pas douloureux, raconte-t-il. Paradoxalement, on se sent plus au chaud dans l'eau qu'à l'air. Le froid anesthésie. J'avais envie de me laisser partir, c'est plus facile que de lutter pour sortir."

Mais il lutte. Trois fois, quatre fois, il hisse son buste sur la feuille de glace épaisse de 6 centimètres, qui coule et se brise. Enfin, par un mouvement de reptation sur le dos, il parvient à se hisser sur la banquise, après quatre minutes dans l'eau glaciale. Et peut effectuer les gestes de survie si souvent répétés : enfiler des gants secs, monter le bivouac, déclencher la balise Argos. Le soir, ses mains sont noires, ses doigts couverts de phlyctènes, ces énormes ampoules par lesquelles peuvent s'annoncer les gelures. La douleur entre en scène, comme une onglée sans fin. Evacué le lendemain par hélicoptère, il sauvera tous ses doigts, malgré des gelures de troisième degré.

Frédéric Chamard-Boudet est passé tout près de la limite. Il travaille aujourd'hui à améliorer ses équipements de sécurité, et n'a plus qu'une idée en tête : rassembler un budget pour repartir vers le pôle.

Jean-Louis Etienne a, lui aussi, connu les frayeurs du bain arctique. C'était le 19 avril 1986. Sentant une plaque de jeune glace basculer sous ses pas, le docteur explorateur s'était jeté à plat ventre sur son glaçon instable, s'en tirant avec les pieds et le pantalon mouillés. Le lendemain, ses chaussettes essorées et l'angoisse de la noyade évacuée, il avait repris son raid, et atteint le pôle Nord trois semaines plus tard.

Presque vingt ans après, il se souvient des épreuves endurées pendant les quinze premiers jours de son aventure, lorsque la température est descendue jusqu'à - 52 °C à l'intérieur de sa tente. " Le froid, c'est lourd, dit-il. On est engourdi, physiquement et moralement. Le moindre petit geste de la vie courante devient compliqué. J'attrape une tasse de thé, mais le bout de mes doigts est crevassé et insensible. Le liquide se renverse et gèle aussitôt, soudant le duvet au tapis de sol. Le jour, j'ai la peau du visage cartonnée, la goutte au nez en permanence, des engelures à l'intérieur du nez..."

Souvenirs encore. Un réveil en pleine nuit, sensation d'étouffement. Emmitouflé dans son duvet, il ne respirait que par un petit trou que l'humidité de sa respiration a fini par obstruer de glaçons. Panique. La priorité ? Dégeler la fermeture Eclair avec le briquet, mais le briquet lui-même est gelé, il faut d'abord le réchauffer dans la main... "La plus grande difficulté,résume l'explorateur, c'est qu'on est fait d'eau. On doit apprendre à gérer son humidité : ne pas trop transpirer, brosser ses vêtements avant d'entrer dans la tente car ils sont couverts de givre, enfiler ses pieds dans des sacs plastique, sous les chaussettes, pour ne pas les mouiller pendant la marche..."

Dans l'Arctique puis l'Antarctique, Jean-Louis Etienne a connu le froid extrême, celui qui réveille la nuit et fait oublier la forme de son corps, qui fait frapper le sol avec les pieds pour s'assurer de la présence de l'un et des autres. Mais le froid dont il se souvient aujourd'hui, c'est celui auquel il s'est soumis dans le caisson du Centre de recherche du service de santé des armées (CRSSA). Deux heures en slip dans une pièce à + 1°, avec un vent de 0,8 m/s. "C'est très brutal. On pisse, puis on tremble de façon incontrôlée. C'est épouvantablement long. Ce jour-là, j'ai su ce que c'était que d'avoir froid aux os."

C'est un caisson bleu clair gros comme deux camions-citernes, un Nautilus échoué dans les bâtiments désuets du CRSSA, à Grenoble. Dans son ventre d'inox, le docteur Savourey enferme des cobayes presque nus, étudiants volontaires et membres du Groupe militaire de haute montagne. Le corps couvert de capteurs et sanglé sur un lit, ils endurent sans bouger, pendant deux heures, cette température de 1 °C, surveillés par des médecins chaudement vêtus. Gustave Savourey a conçu, avec son confrère Jacques Bitel aujourd'hui à la retraite, les tests auxquels s'est soumis Jean-Louis Etienne. Avant d'en arriver aux conclusions surprenantes qu'ils en ont tirées, le chercheur tient à faire le point sur les (faibles) défenses de l'organisme contre le froid. "L'être humain, dit-il, est un animal tropical. On peut vivre nu dans un air à 20°, mais pas moins. En dessous, les possibilités d'adaptation physiologique sont très limitées."

Graphiques à l'appui, Gustave Savourey détaille les deux types de réactions qui permettent de résister momentanément au froid. La première est la vasoconstriction périphérique cutanée : une modification de la circulation sanguine qui dérive le sang chaud vers le tronc et protège les organes nobles en sacrifiant la périphérie. Alors que la température du cœur, du cerveau, des poumons, du foie reste à 37 °C, celle de la peau baisse fortement : de 33°, température de confort, à 20° en moyenne pour les cobayes de Grenoble et jusqu'à 4° au niveau des pieds. En dessous de ce seuil, le sacrifice des extrémités se traduit par des gelures.

La seconde réaction de défense est l'activité musculaire. Elle peut être volontaire - ceux qui ont battu la semelle le savent. Ou involontaire et désordonnée : c'est le frisson, qui permet de produire de la chaleur au prix d'une forte dépense d'énergie. " Les premières bouffées de frisson réchauffent vraiment et procurent une sensation étrange, inconnue pour le quidam, poursuit Gustave Savourey. Mais, ensuite, l'acide lactique provoque fatigue et crampes."

Ces mécanismes sont très voraces en énergie. Bientôt, le corps ne parvient plus à lutter. La température centrale commence à baisser. A 35°, c'est le début de l'hypothermie : tous les processus physiologiques (activité cellulaire, conduction nerveuse) se ralentissent. La sensation de froid fait place à la confusion, puis à l'amnésie, et enfin au coma. Mourir de froid est une mort douce.

Pour lutter contre l'hypothermie, il vaut mieux ne pas compter sur ses défenses "naturelles": soigner son équipement, garder son calme, et surtout s'abriter du vent - des randonneurs sont morts sur le GR 20, en Corse, de ne l'avoir pas su.

L'immersion dans l'eau glacée illustre en accéléré les effets du froid sur l'organisme. Frissons, membres engourdis, crampes, puis risque de gelures et d'hypothermie. "L'eau est vingt-cinq fois plus conductrice que l'air, explique le docteur Savourey. On estime que, dans une eau à 15°, la possibilité de survie ne dépasse pas une heure et demie. Et c'est une découverte récente : lors du naufrage du Titanic, personne n'avait parlé d'hypothermie, et pourtant l'eau était à près de 0° C."

De retour du pôle Nord, Jean-Louis Etienne est repassé par le caisson du docteur Savourey, et son comportement a surpris les chercheurs : il a moins frissonné, moins lutté contre le froid, laissant sa température centrale descendre à 35,5 °C. Comme si deux mois d'exposition aux conditions polaires lui avaient permis de retrouver une défense plus économe en énergie - "une hypothermie volontaire", dit-il -, de retrouver, selon un des médecins, "une thermorégulation d'homme primitif". Comme les plongeuses nues du Japon, ces Amas qui laissent leur température centrale descendre à 33 °C, ou les Alakalufs de Patagonie, qui vivaient nus sous la neige et pêchaient dans le même dénuement dans des eaux à 4 °C. Cette modification physiologique observée chez Jean-Louis Etienne serait le premier cas prouvé d'acclimatation durable aux températures très basses. Car l'aguerrissement que recherchent tous les explorateurs adeptes des douches froides n'est qu'une adaptation transitoire, une simple désensibilisation des capteurs dermiques (une saison, Gustave Savourey a skié sans gant à la main droite après l'avoir soumise à des bains froids quotidiens). Le docteur Etienne pense avoir eu plus froid en attendant le bus à Paris par 5 °C un jour de brouillard que par - 40 °C sur la route du pôle. Car les chiffres magiques du Suédois Anders Celsius (1701-1744), qui cala ses 100 degrés entre la glace fondante et l'eau bouillante, ne sont pas tout : le froid est aussi une sensation qui ne se résume pas à un chiffre.

Le professeur Jean-Paul Richalet dessine un rond avec sa bouche. Ce physiologiste, spécialiste de la médecine de montagne, propose une expérience qui bluffe ses étudiants : "Soufflez sur votre main la bouche ouverte, l'air est chaud. Si vous pincez les lèvres et ne laissez passer qu'un filet, l'air est froid. Qu'est-ce qui a changé ? Ni sa température ni son humidité. C'est le même air, il va juste plus vite !"

Le professeur, dont la barbe évoque les savants d'autrefois, explique cette différence de perception par la présence d'une minuscule couche d'air qui, au contact de la peau, se réchauffe et nous isole de l'air ambiant. Plus le vent souffle, plus cette couche isolante disparaît, plus la sensation de froid est forte.

L'influence du vent sur la température perçue a été quantifiée sous le nom de "wind chill index". Un exemple : + 4 °C avec 58 km/h de vent produisent la même sensation que - 12 °C en air calme.

Poursuivant cette logique, le docteur Savourey a mis en équation tous les paramètres déterminant la sensation et les effets du froid : température et vent, mais aussi degré d'humidité, activité ou repos. Le dernier paramètre, et pas le moindre, est la qualité du vêtement, mesurée en Clo (1 Clo équivaut à un vêtement de ville, 8 Clo aux meilleurs des duvets polaires). Revenant sur le "syndrome de l'abribus" du docteur Etienne, il fait tourner le logiciel Predictol, qu'il a développé : "Par 5 °C, avec 80 % d'humidité et un vent de 50 km/h, la température perçue est de - 11 °C. Imaginons un SDF, immobile dans des vêtements mouillés (0,2 Clo) : l'engourdissement est rapide, et l'hypothermie peut survenir en une heure vingt !"

Le 12 juin 1896, au cours de sa fabuleuse odyssée vers le pôle, le norvégien Fridtjof Nansen se jette à l'eau depuis un iceberg pour rattraper son kayak parti à la dérive. Parvient, puisque c'est une question de vie ou de mort, à s'y hisser. "Tout mon corps était devenu si raide que j'avais peine à le manœuvrer", écrit-il dans son livre Vers le pôle. Mais, l'instant d'après, il aperçoit deux guillemots nains, saisit son fusil et tire ce "gibier trop tentant". Et le soir, après un somme, "une soupe chaude et le fin rôti effacèrent les traces de cette terrible aventure".

Les conditions du bain de Nansen, en plein été arctique, sont loin d'être aussi extrêmes que celles affrontées par Frédéric Chamard-Boudet, mais le raccourci est saisissant. Hier pure péripétie, l'exploration des limites de ce que le corps humain est capable de supporter est aujourd'hui au cœur de l'aventure. La Terre est connue. La conquête, au milieu du XXe siècle, des grands sommets himalayens, dernières terres inconnues, a mis un terme à l'aventure géographique, dont Nansen fut l'un des héros. Reste l'aventure physiologique.

Charlie Buffet

Bibliographie :

Jean-Louis Etienne, Le Marcheur du pôle (Robert Laffont, 1987)

Médecine et randonnées extrêmes, à paraître au Seuil en octobre

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.07.04