Malgré ses apparences de pérennité – ne dit-on
pas que les écrits restent ? –, le livre se révèle parfois
une mémoire fragile, surtout s'il a été imprimé il y a plus de vingt
ans. La faute en incombe au papier. Pour cause de démocratisation
et de consommation grandissante, les chiffons que l'on employait autrefois
pour le fabriquer furent remplacés, pendant la deuxième moitié du
XIXe siècle, par le bois. Mais cette révolution industrielle
entraîna une modification du procédé d'encollage du papier, opération
rendue indispensable pour qu'il soit apte à l'écriture ou à l'impression.
Sans cette transformation préalable, on n'aurait que du buvard.
Dans la fabrication industrielle du papier, l'encollage
se fait en milieu légèrement acide en introduisant dans la pâte à
papier un savon de résine de colophane obtenu grâce à l'adjonction
de sulfate d'aluminium. Or, avec le temps, explique Alain Lefebvre,
ingénieur chimiste au centre technique de la Bibliothèque nationale
de France (BNF) de Sablé-sur-Sarthe, "le sulfate d'aluminium, en
présence d'humidité, se transforme en acide sulfurique, qui s'attaque
aux chaînes de cellulose du papier. Celles-ci rétrécissent de plus
en plus, ce qui fragilise le papier, qui n'a plus alors de résistance
mécanique et se casse à la première ou à la deuxième pliure."
Surnommé le "lent incendie" par les spécialistes, cet
insidieux processus autodestructif peut aller jusqu'à la réduction
en poussière des livres. Dans leur Saga du papier (Adam Biro
et Arte Editions, 256 p., 45 € ), Pierre-Marc de Biasi et
Karine Douplitzky rappellent qu' "un sondage réalisé en 1990 à
la Bibliothèque nationale de France a permis d'évaluer que, sur 2,6 millions
de livres et périodiques français publiés entre 1875 et 1960, 90 000 documents
sont irrémédiablement perdus, 900 000 en danger immédiat (fragiles
et incommunicables) et 700 000 en danger à moyen terme (fragilisés
et communicables avec restriction) : au total, près de 65 %
du patrimoine écrit se trouvent menacés de disparition."
Pour porter secours à ces ouvrages, il faut désacidifier
le papier. Une opération délicate, qui consiste à introduire dans
la structure du livre à sauver une réserve alcaline qui neutralisera
les acides actuels et à venir. Cela ne permet pas de revenir en arrière
mais ça stoppe le processus destructif. Le centre de Sablé-sur-Sarthe
utilise depuis quinze ans une machine offrant la possibilité de désacidifier
des ouvrages entiers, et non de travailler feuille par feuille.
UNE NORME INTERNATIONALE
Pour cela, "on immerge les livres dans un autoclave
rempli de fréon liquide, qui véhicule les sels de magnésium alcalins,
résume Alain Lefebvre. Le cycle complet prend deux heures.
Mais il faut au préalable déshydrater le papier pendant 48 heures
en le plaçant dans de l'air chaud, puis sous vide pour retirer les
dernières traces d'eau." Il faut compter environ 7 à 8 euros
pour désacidifier un livre, et la machine de la BNF permet de traiter
environ 20 000 volumes chaque année.
Le problème du papier acide finira par se résoudre de
lui-même. En effet, dans les années 1980, une deuxième révolution
industrielle a eu lieu dans l'industrie papetière : la mise au
point d'un papier sans acide où la résine de colophane a été remplacée
par des résines synthétiques neutres. Par ailleurs a développé un
papier dit permanent, qui contient une réserve alcaline. Ce produit
a fait l'objet d'une norme internationale (ISO 9706 ou ANSI Z39.48,
qui est la norme américaine). Il se reconnaît grâce à un symbole :
un cercle dans lequel est inscrit le signe mathématique de... l'infini.
Cela dit, disposer d'un papier résistant au temps n'est
pas une garantie absolue. Car le papier n'est que le support de l'encre
et de ce qu'il y a de plus intéressant dans un livre : l'écrit.
Or, remarquent Pierre-Marc de Biasi et Karine Douplitzky, "99 %
des documents produits aujourd'hui hors du circuit des imprimeries
traditionnelles émanent de photocopieuses et d'imprimantes qui utilisent
une encre labile et une technique d'impression à durée précaire. A
terme, la poudre d'encre déposée sur la feuille pour former les lettres
et les tracés est destinée à quitter son support en ne laissant aucune
trace."
"Cet état de fait, ajoutent-ils, est d'autant
plus alarmant que la technologie de l'impression laser, flexible et
naturellement adaptée à la numérisation, semble intéresser de plus
en plus le monde de l'édition et pourrait rapidement donner naissance
à des procédés d'impression industrielle pour une fabrication économique
des livres. A l'exigence d'un papier permanent, il faut donc désormais
ajouter celle d'une encre permanente adaptée à un procédé d'impression
lui-même permanent. Faute de quoi, les livres du futur, imprimés sur
un excellent papier neutre, finiront par se transformer en pages blanches,
durables mais immaculées et muettes, totalement désertées par le sens."
Pierre Barthélémy