Molière et Corneille confondus

LE MONDE | 10.06.03 | 12h30

Corneille a-t-il écrit certaines des pièces les plus célèbres de Molière  ? Un chercheur de Grenoble l'affirme, mais ses conclusions font l'objet d'une vive polémique entre spécialistes.

Ouvrez le Dictionnaire du professeur Froeppel, un personnage de doux dingue inventé par le poète Jean Tardieu : "Ah : marque l'étonnement, exige une explication ou signifie l'incrédulité. Ex : "C'est Corneille, vous savez, qui a écrit les pièces de Molière." Réponse : "Ah ?""

Maintenant, prenez le très sérieux Journal of Quantitative Linguistics (JQL) de décembre 2001, une revue internationale de statistiques lexicales. Dominique Labbé, maître de conférences à l'IEP de Grenoble, et son fils Cyril, enseignant-chercheur en mathématiques appliquées, y affirment en anglais : "Nous avons la preuve que Corneille a probablement écrit beaucoup des pièces de Molière."

Ah ? En comparant par informatique les œuvres de Corneille et de Molière, les Labbé père et fils disent avoir découvert une proximité de vocabulaire exceptionnelle entre une comédie du premier, Le Menteur, écrite en 1644, et seize pièces du second, dont L'Ecole des femmes, Le Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope, Amphitryon, L'Avare, Les Femmes savantes, etc. Or une telle parenté lexicale n'apparaissait dans les précédents tests des Labbé que lorsque les textes qu'il examinait étaient de la même main.

Déplumer Molière de ses "grandes comédies": d'autres y avaient pensé avant. Le mélange de la farce et de la comédie sérieuse dans une même œuvre agace périodiquement certains lecteurs ; de cette apparente incohérence, Boileau se plaignait déjà. L'enjeu idéologique est d'autant plus important que Molière, comédien du roi transformé en icône républicaine par les manuels scolaires, est devenu l'image institutionnelle du génie français depuis le XIXe siècle. A l'époque déjà, les érudits en plein élan philologique et cocardier s'étripaient à propos de la nationalité française ou étrangère de ses (nombreux) modèles. Sans jamais envisager, pourtant, un secret cornélien.

Pour que Corneille entre en scène, il faudra attendre 1919 et Pierre Louÿs. A 49 ans, ce poète proche de Paul Valéry lit avidement Corneille. Louÿs cherche la marque cachée du génie dans ce style si remarquable à ses yeux qu'il "n'a pas besoin d'être signé", affirme-t-il. En lisant Amphytrion, il réalise que "Molière imite Corneille à s'y méprendre". Ce ne peut donc être, en réalité, que du Corneille. D'ailleurs, remarque Pierre Louÿs, Molière n'a laissé aucun autographe qui prouve sa paternité littéraire.

Rien d'étonnant à cela, répond aujourd'hui Georges Forestier, professeur de littérature française à la Sorbonne, dans un long article critique sur ce dossier : "L'usage était tout simplement, au XVIIe siècle, de détruire les manuscrits lorsque l'œuvre avait été imprimée." Résultat : de Corneille non plus on n'a presque plus d'originaux.

L'idée de Pierre Louÿs est la suivante : on sait que Molière et Corneille ont publiquement collaboré sur Psyché, une comédie-ballet publiée en 1671. Molière y fit mettre son nom et mentionner la participation de Corneille. Et si les deux auteurs avaient passé un accord secret treize ans plus tôt à Rouen ? Corneille écrit, Molière publie. Au premier, l'argent et la liberté d'expression. Au second, le scandale et le renom. Avant ce pacte, Molière faisait dans la farce ; après, il se lancera brillamment dans la "grande comédie".

Faux, répond encore Georges Forestier : "Les études modernes abondent sur l'influence de la farce dans toutes ses pièces." Pour le chercheur, antidater la collaboration est impossible : brouillés publiquement dès 1659, les deux hommes ne se réconcilieront qu'en 1666-1667, sur le dos de Racine.

A l'appui de sa thèse, Pierre Louÿs décortique avec opiniâtreté le style de Corneille, scande le rythme, dresse des tableaux de concordance et des listes d'anagrammes. En 1919, c'est le scandale : il publie une série d'articles attribuant Amphytrion à Corneille, puis Le Misanthrope, Le Tartuffe, Dom Juan, L'Ecole des femmes.On lui répond longuement, l'affaire s'envenime ; la Comédie-Française aurait même réclamé le procès. Pierre Louÿs se tait, mais poursuit son obsession deux années durant. On compterait aujourd'hui près de trois mille feuillets de notes inédites sur Corneille, au fil desquelles Louÿs attribue à ce Mozart des lettres l'écriture d'un roman picaresque à seize ans et d'autres chefs-d'œuvre pêchés ça et là dans son siècle. Que penser de cet "envoûtement cornélien" décrit par ses amis ?

Jean-Jacques Lefrère et le biographe Jean-Paul Goujon, qui se préparent à publier ces feuillets inédits, observent "une position très nuancée". "Ses analyses ont souvent été manichéennes, résume Jean-Paul Goujon. Le moins bon à Molière, le meilleur à Corneille."Revendues à bas prix après la mort de Pierre Louÿs, ces notes sur Corneille, Molière et compagnie, boudées par les amateurs éclairés, dispersées par liasses entières, vont attirer les curieux tout au long du XXe siècle.

Parmi eux, un romancier français anarchiste, Henri Poulaille, puis un avocat belge, Hippolyte Wouters. Le premier tombe sur "un placard entier" des feuillets de Pierre Louÿs, écrit-il, qu'il dactylographie à la chaîne. Résultat : "Une vraie corbeille à papiers",selon M. Goujon, l'actuel propriétaire. Henri Poulaille fait donc paraître à la place deux ouvrages de son cru, une édition du Tartuffe ou l'hypocryteremaniée et signée... Pierre Corneille, en 1951, suivie d'un gros essai intitulé Corneille sous le masque de Molière, en 1957. Nouveau tollé. L'affaire enfle, puis retombe. Henri Poulaille passera les vingt dernières années de sa vie dans l'oubli.

Trente ans plus tard arrive Hippolyte Wouters. Dans les années 1980, l'avocat s'intéresse au génie comique de Corneille, méconnu à ses yeux. Cet amateur des (belles) lettres achète donc une liasse des fameuses notes Corneille-Molière à un héritier de Pierre Louÿs pour relancer la thèse dans son essai Molière ou l'auteur imaginaire ? (éditions Complexe), en 1990. La plupart des arguments de Pierre Louÿs se retrouvent ainsi chez MM. Poulaille et Wouters - conformité de langue, coïncidences biographiques, collaboration pour Psyché -, comme sa vision élitiste, qu'Henri Poulaille résume d'un trait de plume : "Il faut, dans cette œuvre, séparer le génie et le gêneur."

Si le refrain reste le même, l'air change avec chaque interprète. Pour Henri Poulaille, militant déçu de la littérature prolétarienne, un écrivain authentique doit fidélité à sa classe sociale. Le Molière des manuels scolaires n'est donc qu'un tartuffe, un "directeur de théâtre -qui- avait sur ses compagnons l'avantage de pouvoir se parer du titre de patron", un "vagabond -qui- devient tout à coup le préposé aux plaisirs du roi". Le grand tragédien, Corneille, allié au directeur de troupe, Molière, c'est le mariage d'intérêt entre l'aristocratie désargentée et la petite-bourgeoisie carriériste, conclu aux dépens des acteurs-ouvriers.

Hippolyte Wouters, lui, voit l'entreprise Corneille-Molière d'un œil plus libéral, et "Poquelin" comme une raison sociale derrière laquelle s'activent des auteurs pour satisfaire des commandes royales, sur le modèle de Psyché.Dans son essai, véritable plaidoyer pro Cornelio, le rusé Corneille devient un vrai génie polyvalent... à la Shakespeare.

Hippolyte Wouters et d'autres pensaient déjà trouver dans les statistiques lexicales une "autorité" pour soutenir cette thèse. Sans succès... jusqu'à ce jour.

Dominique Labbé est en effet catégorique : il est certain "à 99,9 %", nous affirmait-il lors d'un entretien en décembre 2002, que "c'est la même main qui a écrit Le Menteur de Corneille et certaines pièces de Molière". Pourquoi la parenté lexicale de ces œuvres lui inspire-t-elle cette substitution d'auteurs ? Jusqu'alors, les chercheurs en statistiques lexicales savaient que les écarts et les proximités de vocabulaire mesurés globalement entre les textes varient en fonction de l'auteur, de l'époque, du thème traité et du genre de l'œuvre. Doser correctement ces paramètres au cours des analyses informatiques peut devenir un vrai casse-tête.

Mais Dominique Labbé affirme avoir mis au point une formule de calcul révolutionnaire sur le vocabulaire, dite de "distance intertextuelle": associée à un certain traitement du lexique, elle permettrait de distinguer, parmi tous ces facteurs, le rôle de l'auteur. Sa grande force serait d'avoir été éprouvée sur plusieurs milliers de textes différents. Selon leur expérience, quand l'indice de cette "distance intertextuelle", qui peut varier de 0 à 1, passe en dessous de 0,2, les deux textes comparés sont du même auteur. C'est le seuil absolu de reconnaissance du style.

M. Labbé rêve ainsi dans son récent essai, Corneille dans l'ombre de Molière (éd. Impressions nouvelles), d'identifier l'"empreinte digitale" laissée par un auteur dans son œuvre : image utilisée avant lui par le professeur américain Joseph Rudman, qui parle aussi de "séquence d'ADN". Devenue recherche en paternité, l'attribution d'auteur est en passe de devenir un thriller dont le scénario inspire certains chercheurs en statistiques lexicales versés dans la criminologie ou sollicités dans les affaires médiatiques.

Par ses conclusions, Dominique Labbé a donc échauffé les esprits dans toutes les disciplines concernées par ses travaux : la littérature, les mathématiques appliquées et la statistique lexicale. L'une des critiques les plus sévères émane du professeur Jean-Pierre Barthélémy, l'un des inventeurs de l'analyse arborée, un outil de mathématiques appliquées repris par MM. Labbé dans leurs travaux : ce mathématicien de renommée internationale se dit "atterré par ces errements méthodologiques et épistémologiques. Cette utilisation des méthodes que j'ai contribué à mettre au point est un non-sens. On ne peut pas faire passer pour des statistiques inférentielles, avec lesquelles on peut éprouver des hypothèses, des statistiques descriptives, d'abord destinées à faire réfléchir des spécialistes".

Selon lui, l'empirisme des Labbé permet seulement de suggérer des hypothèses, et non d'apporter de"quelconques preuves". Et ce d'autant que cet empirisme pose problème : bien qu'ils affirment avoir testé leur indice sur plusieurs milliers de textes de toute origine, les Labbé n'ont comparé les œuvres de Molière et Corneille qu'avec celle de Racine. Aucune autre pièce du XVIIsiècle n'a été examinée pour replacer les résultats dans une série pertinente, bien que Dominique Labbé se soit dit prêt à le faire.

Dans ce cas, Georges Forestier, qui a publiquement dénoncé un usage "partiel et donc partial" des statistiques, se demande comment on peut "discuter sérieusement" la signification de cette parenté lexicale avérée entre Corneille et Molière sans évaluer l'influence exacte du genre théâtral, fortement contraignant sur le lexique des auteurs. Et pourquoi la "distance intertextuelle" des Labbé néglige totalement la syntaxe ou, encore, dans le cas de Corneille et de Molière, la prosodie, qui composent pourtant les textes : Dominique Labbé les juge inutiles et fait essentiellement porter ses études sur les masses de vocabulaire. Or des analyses statistiques dites fines sur la place des mots et la structure du vers alimentent aujourd'hui la plupart des débats sérieux sur l'attribution des textes littéraires anciens.

Son livre ne traitant pas de ces différents points, nous avons demandé à M. Labbé de discuter les doutes de ses collègues, de nous montrer ses archives et de mettre ses travaux à l'épreuve devant un chercheur en statistiques lexicales et en littérature qu'il avait lui-même agréé, Jean-Marie Viprey, de l'université de Besançon, lauréat du prix suisse Paul Robert.

Mais, malgré un accord de principe et le prêt d'une partie de ses sources informatiques, M. Labbé nous a brusquement éconduits quand il a pris connaissance des questions. Le débat s'est donc engagé via Internet, alimenté par les tests de M. Viprey, où sont récusées la fiabilité de la formule de M. Labbé et la pertinence de ses choix techniques, contre-exemples à l'appui.

Mis au fait, le Journal of Quantitative Linguistics déclare, par la voix de son rédacteur en chef, Reinhard Khöler, "avoir examiné la plausibilité et la méthodologie de l'article envoyé par M. Labbé, ainsi que l'exactitude mathématique des formules, mais pas la valeur des données ni des logiciels". "Nous n'avons pas mené, ajoute-t-il, d'expérience pour vérification. Et aucun article publié chez nous n'est protégé contre la critique ou la discussion." Reste donc, en attendant plus, à se délecter du petit pastiche autrefois écrit par Me Maurice Garçon : Sous le masque de Molière (Louis XIV est Molière), une talentueuse parodie de ces attributions d'auteurs ouvertes au fantasme. Ouvrage épuisé, hélas...

Fabienne Dumontet

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.06.03