Les "armes" qui ont infléchi le cours
de la seconde guerre mondiale
LE MONDE | 03.06.04 | 14h33 • MIS
A JOUR LE 03.06.04 | 17h10
Ce conflit a stimulé l'imagination des ingénieurs
et des chercheurs, qui ont porté à des niveaux jamais atteints la détection
radar, le décryptage des messages, la prévision météorologique et le
développement des fusées grâce auxquelles l'armée allemande espérait
gagner la bataille.
Le radar
Février 1943. Dans le ciel de Rotterdam, un Short Stirling britannique
en mission de reconnaissance est abattu par une batterie allemande
de défense antiaérienne. Dans la carcasse du bombardier, les ingénieurs
du Reich découvrent un petit dispositif radioélectrique dont ils
ignorent la fonction et qu'ils baptisent, faute de mieux, "das
Rotterdam Gerät". Ils ne tardent pas à comprendre que "l'appareil
de Rotterdam" est le composant-clé du radar révolutionnaire
qui équipe le quadrimoteur de la Royal Air Force.
Le magnétron, du nom de ce petit dispositif, permet d'utiliser
des longueurs d'onde très courtes, de l'ordre du centimètre. Grâce
à lui, le radar devient centimétrique et beaucoup plus performant
que ses jeunes ancêtres métriques et décamétriques, développés au
début des années 1930. Il tombe cependant trop tard aux mains de
l'Allemagne nazie pour que celle-ci puisse le mettre à profit pour
mieux défendre son territoire, alors lourdement bombardé par l'aviation
alliée.
Conçu en 1940 grâce aux travaux du Français Maurice Ponte et des
Anglais John Randall et Harry Boot, le magnétron fait entrer le
radar dans l'ère moderne. C'est dans la continuité de cette technologie
que naîtront, plus tard, les techniques actuelles de télécommunications
(télévision, téléphonie mobile, etc.).
Les fondements théoriques du radar datent du début du XXe
siècle avec, en 1904, le dépôt du brevet du "Telemobiloskop" par
l'Allemand Christian Hülsmeyer. Mais les premières réalisations
opérationnelles n'apparaissent que vers le milieu des années 1930.
Celles-ci, explique Yves Blanchard, ancien ingénieur de recherche
à l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera),
"voient le jour à peu près simultanément aux Etats-Unis, en France
et en Allemagne". "Durant cette période, poursuit M.
Blanchard, le Royaume-Uni voulait développer des systèmes acoustiques
de détection des avions." Ces dispositifs, dont subsistent
quelques vestiges, en forme de grandes structures de béton semi-sphériques
installées près des côtes, conduisent le Royaume-Uni à une impasse
technologique.
UN RÔLE DÉCISIF
Londres réagit cependant prestement et lance la construction, dès
mai 1936, de la Chain Home, un réseau de 18 stations radar qui sera
achevé en avril 1939. Rudimentaires, les grandes antennes de la
Chain Home fonctionnent avec des longueurs d'onde décamétriques.
Malgré une technologie embryonnaire, cette dernière jouera un rôle
décisif dans l'issue de la bataille d'Angleterre, qui s'engage en
juillet 1940.
Dès 1937, l'Allemagne nazie dispose d'un meilleur niveau technologique.
Les radars Freya et Würzburg fonctionnent déjà sur des longueurs
d'onde de l'ordre du mètre. Dix fois plus courtes que celles des
antennes de la Chain Home. "L'état-major allemand n'a pourtant
pas mesuré l'intérêt du radar en tant qu'instrument de protection
contre les attaques de l'aviation ennemie, explique Yves Blanchard.
A l'époque, l'Allemagne raisonnait en fonction d'une stratégie
d'attaque et non de défense..."
Les deux modèles de radar allemands sont néanmoins installés sur
les fortifications du mur de l'Atlantique. Avant juin 1944, une
campagne de bombardement en met une bonne partie hors d'état de
fonctionner. Les autres sont leurrés par des techniques simples
de contre-mesure. Des centaines de milliers de petites bandelettes
de papier métallique, larguées dans le ciel français par une aviation
alliée équipée, elle, de radars centimétriques à magnétron, suffisent
pour tromper les Würzburg et les Freya.
Stéphane Foucart
A lire : Le Radar, 1904-2004. Histoire d'un siècle
d'innovations techniques et opérationnelles, d'Yves Blanchard,
éditions Ellipses, 428 p., 33 €.
Les missiles
"Des canons plutôt que du beurre." La formule
fut-elle du goût du peuple allemand ? Si celui-ci était prêt à suivre
le Führer dans sa volonté de redonner son rang à une Allemagne humiliée
par le traité de Versailles, rien n'indique qu'il ait apprécié de
devoir se mettre au régime sec en raison du formidable effort de
guerre réclamé à la nation. Il y était d'autant moins enclin que
la situation intérieure du pays se cessait de se dégrader. A cette
époque le chef du IIIe Reich essuie de tels revers -
El Alamein, Stalingrad - qu'il lui faut imagi- ner de nouvelles
armes, les Vergeltungswaffen, littéralement les "armes de représailles",
propres à lui assurer la victoire sur les Alliés.
Deux seront développées à grands renforts d'ingénieurs, de prisonniers
et de crédits. D'abord, la Vergeltungswaffe-Ein, ou V1, une bombe
volante chargée de 850 kg d'explosifs dont le premier exemplaire
- il y en aura des milliers d'autres - frappe Londres le 13 juin
1944. Puis, la Vergeltungswaffe-Zwei, ou V2, une fusée initialement
baptisée A-4 et dont le premier exemplaire est tombé sur Maisons-Alfort
le 8 septembre 1944.
Cette deuxième arme est d'une nature très différente des précédentes,
et en particulier de la fusée V1, dans la mesure où elle préfigure
ce que seront plus tard les missiles intercontinentaux. Avec ses
14 m de haut, sa masse de 13 t, sa charge d'explosifs de 1 t et
sa portée de 320 km, elle dépasse - et de très loin - en performances
et en technologies tout ce que les pionniers enthousiastes d'avant
guerre ont imaginé en Russie, aux Etats-Unis et en Allemagne.
Sous la férule d'un militaire, Walter Dornberger, et d'un ingénieur,
Wernher von Braun, qui plus tard imaginera l'imposante fusée Saturn
développée pour conquérir la Lune, les Allemands inventent tout.
"Ils nous ont tout appris", l'aérodynamisme, le guidage et
la propulsion des engins, estiment les historiens de l'espace. "Ensuite,
on a fait qu'améliorer". A telle enseigne que la belle unité
des Alliés éclate à la fin de la guerre quand il s'agit de récupérer
en toute hâte, et à la barbe de l'armée rouge, les documents, les
installations industrielles, les fusées encore en état et leurs
pièces de rechange.
UNE HORREUR
Et pour cause. Américains, Soviétiques et Français se sont tous
faits la main sur d'anciennes V2 pour développer leurs premiers
missiles intercontinentaux. Les Américains avec le Redstone. Les
Soviétiques avec les R1, R2 et R3 qui en sont directement inspirés.
Et les Français aussi, qui au travers de l'Europe proposeront à
leurs partenaires de propulser les Ariane 1, 2, 3 et 4 avec un moteur,
le Viking, conçu par Karl-Hienz Bringer, un ancien de Pennemünde
et du Mittelwerk, où les fusées allemandes furent assemblées au
prix de milliers de morts. Cinq à six prisonniers par V2. Une horreur.
Fort heureusement, la V2 a manqué de cette force de frappe dont
les missiles intercontinentaux modernes sont aujourd'hui dotés.
Quand l'armée allemande lança 15 000 t de bombes avec ses armes
de représailles, les Alliés en déversèrent 500 000 t sur l'Allemagne
! Walter Dornberger avait vu juste, mais "trop tôt", fera
remarquer plus tard le général Eisenhower. Une chance.
Une chance aussi que les nazis n'aient pu développer à temps les
projets qu'ils avaient dans leurs cartons, en particulier une fusée
bi-étages dérivée de la V2 et porteuse de plusieurs tonnes d'une
charge utile meurtrière qui aurait pu atteindre... New-York. Que
serait-il arrivé si le Reich, heureusement privé des meilleurs spécialistes
nucléaires européens passés en Amérique, avait pu mettre au point
l'arme nucléaire ? Hiroshima, ne l'oublions pas, a été rasée par
une telle arme aéroportée dès le 6 août 1945. Et Nagasaki, trois
jours plus tard.
Jean-François Augereau
La cryptographie
Cent cinquante-neuf milliards de milliards de
clés possibles ! Telle était l'affolante complexité engendrée par
Enigma, la machine à coder les communications utilisées par les
armées allemandes. Inventée en 1918 par l'Allemand Arthur Scherbius,
elle entre en service en 1926. Les communications du Reich sont
bientôt protégées par un réseau de ces 30 000 machines qui cachent
un jeu de rotors et de connexions électriques offrant une combinatoire
diabolique.
Les services du chiffre américain, britannique et français sont
rapidement découragés par l'opacité des messages qu'ils captent,
sans pouvoir les décrypter. Ils négligent même d'exploiter les plans
de la machine, qui leur ont été vendus par un traître allemand.
Mais au "Biuro Szyfrow", le bureau du chiffre polonais, un jeune
mathématicien, Marian Rejewski, met à profit une faille - la répétition
du mot-clé en début de message - pour casser le code. Dès le début
des années 1930, les messages chiffrés par Enigma sont transparents
pour les Polonais.
Jusqu'à ce qu'une version plus complexe soit diffusée. Rejewski
met alors au point des automates capables de passer rapidement en
revue une série de combinaisons. Ces machines, baptisées "bombes",
hautes d'un mètre, permettent de trouver la clé du jour en deux
heures. Mais, en 1938, les Allemands compliquent Enigma, mettant
en échec le Biuro Szyfrow. Craignant que ses efforts ne soient perdus,
celui-ci partage ses résultats avec les Alliés : deux semaines avant
l'invasion de la Pologne, une réplique d'Enigma parvient à Londres,
dans les bagages de... Sacha Guitry et Yvonne Printemps.
En Grande-Bretagne, l'exploit des Polonais redonne espoir aux cryptanalystes
réunis à Bletchley Park, un manoir situé à l'embranchement de la
ligne de chemin de fer entre Cambridge et Oxford. Le siège du Government
Code and Cypher School (GC & CS) rassemble les meilleurs cerveaux
de l'époque - dont certains ont été recrutés grâce aux concours
de mots croisés du Daily Telegraph.
TROUVER LE CODE
Parmi eux figure Alan Turing, mathématicien brillant et excentrique.
"Heureusement que les autorités ignoraient que Turing était homosexuel,
autrement nous aurions perdu la guerre", dira un de ses camarades.
Reprenant la stratégie de Rejewski, ce marathonien met au point
de nouvelles "bombes", des machines capables de trouver le code
en une heure seulement. La capture de carnets de code sur des navires
ennemis ne sera pas superflue.
Parallèlement, Turing s'emploie à décoder les messages des Geheimfernschreiber,
des téléscripteurs fonctionnant sur un principe assez proche d'Enigma,
mais plus retors. Ses travaux contribuent à la mise au point par
Max Newman, en 1943, du Colossus, considéré comme le premier ordinateur
de l'histoire, constitué de 1 800 lampes, capable de lire 5 000
caractères par seconde et d'effectuer divers types de calculs -
trois ans avant l'Eniac américain !
L'engin restera secret, mais l'électronique employée convainc Alan
Turing que sa "machine" mathématique abstraite, capable de réaliser
tous les calculs imaginables, qu'il avait évoquée en 1936 dans un
article passé à la postérité, pourra être réalisée. L'après-guerre
lui donnera raison. Mais, condamné pour homosexualité à la castration
chimique, il se suicide avant d'assister à ces développements, en
croquant une pomme trempée dans du cyanure, le 7 juin 1954, dix
ans après le D-Day.
Hervé Morin
Histoire des codes secrets, Simon Singh, LGF, 504 p., 2001,
6,75 €. Alan Turing, l'homme qui a croqué la pomme, Laurent
Lemire, Hachette Littératures, 200 p., avril 2004, 17,5 €.
La prévision météo
"Notre sort est entre les mains des météorologistes",
déclarait le général Eisenhower avant le Jour J. L'arrivée des troupes
alliées à bord de milliers de bateaux et de navires de guerre pour
débarquer sur les côtes normandes exigeait en effet des conditions
particulières : "Une nuit de pleine lune et peu de nuages pour
les bombardements préalables ; un vent faible pour parachuter les
hommes et peu de vagues sur la côte pour débarquer les soldats et
le matériel", précise Michel Hontarrède, rédacteur en chef
de la revue Met Mar publiée par Météo France.
Pour satisfaire à ces critères, le Débarquement devait se dérouler
dans une période comprise entre un jour avant et quatre jours après
la pleine lune. Il fallait aussi que le temps soit calme, avec des
vents inférieurs à la force 3 (moins de 12 km/h) sur la côte, et
de force 4 (moins de 20 km/h) au large. La couverture nuageuse devait
aussi être peu épaisse jusqu'à une altitude de 2 400 m, et la base
des nuages au-dessus de 900 m d'altitude. Enfin, la visibilité devait
être supérieure à 4,5 km.
Pour réaliser leurs prévisions, les météorologues militaires britanniques
et américains avaient à leur disposition les données d'altitude
recueillies par des radiosondes atmosphériques, les informations
obtenues par les stations terrestres britanniques, islandaises,
groenlandaises et américaines, ainsi que celles fournies par les
bateaux de convoi et les garde-côtes. Ces informations précisaient
la couverture nuageuse, la direction et la vitesse du vent ainsi
que la température de l'air. Ensuite, "pour prévoir le temps
dans les 24 heures à venir, on partait du temps présent et on extrapolait",
ajoute Michel Hontarrède.
En raison de la configuration géographique du conflit, les Alliés
avaient leurs propres cartes météorologiques et les Allemands les
leurs. Cependant, les spécialistes du chiffre avaient réussi à décoder
les données météo allemandes transmises par radio. Grâce à cela,
avant le Débarquement, les Alliés bénéficiaient d'une grande partie
des informations météorologiques ennemies.
UNE MER TROP FORTE
Malheureusement pour le Débarquement, le mois de juin commence
par un mauvais temps inhabituel pour la saison. Et, le samedi 3
juin, les différents centres de prévision météorologiques alliés
estiment que le temps sera trop mauvais pour un débarquement le
lundi 5 juin au matin. En effet, la mer sera trop forte et la couverture
nuageuse trop importante. Mais le chargement des hommes et du matériel
a commencé, et certains convois sont déjà en mer. De plus, le report
du Débarquement jusqu'à la prochaine période bénéfique, quinze jours
au plus tard, aurait rendu difficile le maintien du secret.
Le dimanche 4 juin au soir, la perturbation qui apporte les pluies
et le vent sur l'Angleterre se déplace vers le sud-est, et les prévisions
indiquent qu'elle atteindra dans quelques heures les côtes de Normandie.
Cette situation confirme l'impossibilité de débarquer le 5 juin.
Mais les données météorologiques révèlent un "effet de dorsale"
entre deux perturbations qui laisse prévoir une amélioration de
la situation dans la journée du 6 juin, avec un temps plus clair
et des vents plus faibles. Einsenhower décide alors de suspendre
les opérations et le Débarquement est repoussé du lundi 5 juin au
mardi 6 juin à l'aube.
Christiane Galus
Le Service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM)
et Météo France proposent la carte marine commémorative du débarquement
en Normandie. Prix : 4 €. En vente dans les principaux lieux de
commémoration en Normandie, ainsi qu'au SHOM et à Météo France.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.06.04
|