Escales sur la planète foot: l'Espagne Séville, la
rivalité dans les veines Une ville, deux
clubs: la cité est divisée entre les fans du Betis et ceux du Sevilla
FC.
Jouxtant
le stade, la rue Tajo est prise d'assaut par plusieurs centaines de
jeunes supporters déchaînés, tous vêtus du maillot du Betis, vert et
blanc. Alors que le déjà chaud soleil du printemps sévillan darde ses
derniers rayons, ils hurlent des chants belliqueux contre les sevillistas,
ceux de Sevilla, le club rival. La plupart sont ivres de bière et
de calimotxo (vin-coca), biberonnés depuis la matinée ; beaucoup se
sont peint le visage en vert et blanc, d'autres ont préféré des tatouages
sur le torse. Lorsque des policiers à cheval apparaissent, les béticos
font exploser leur colère, et les coups de matraque répondent aux jets
de bouteille. Des vitres de voiture volent en éclats, des conteneurs
sont éventrés, une demi-douzaine d'aficionados ont le visage en sang.
Ce 23 mars au soir, à l'occasion du grand derby andalou, les nerfs sont
à vif, et la ville suspendue à l'événement. Comme à l'accoutumée, la
rencontre a été déclarée «à haut risque». 415 policiers armés jusqu'aux
dents sont à l'affût du moindre dérapage.
«Coeur
à l'ouvrage». Cette ambiance guerrière contraste avec le coquet voisinage
du quartier d'Heliopolis et ses blanches demeures des années 20, noyées
entre les palmiers. A l'arrivée des joueurs béticos, jeunes et vieux
entonnent, solennels : «Je veux te donner/ du coeur à l'ouvrage/
Du sentiment vert-blanc/ Vert-blanc de passion.» A l'approche du
bus de l'équipe adverse, le ton change : «Avec les doigts de la main/
Avec les doigts de pied/ Avec la bite et les couilles/ ça fait vingt-trois/
Sevillistas, savez-vous compter ?» José Manuel, 26 ans, rassure
: «On croirait que c'est la guerre, mais au fond, c'est bon enfant.»
En face de lui, un policier antiémeutes réagit : «Tu parles ! Des
blessés, des voitures calcinés... Et il parait qu'on a évité le pire.
Ils sont dingues, ici, c'est pire qu'un match du Real Madrid contre
le Barça !» Ailleurs en Espagne, d'autres derbys suscitent la foi,
la fougue et le feu. Il y a le duel galicien opposant le Deportivo La
Corogne au Celta Vigo, la rivalité barcelonaise entre le «Barça» et
l'Espanyol ou le combat madrilène entre le Real et l'Atletico. Mais,
à Séville, tout le monde averti d'emblée : «Ici, c'est différent.
Vous verrez.»
De
fait, pour l'oeil averti, Séville se scinde en deux tribus urbaines
bien distinctes, avec ses couleurs - vert et blanc contre rouge -, ses
hymnes et ses icônes. Dans le civil, difficile de distinguer qui est
qui, tant la rivalité imprègne tous les secteurs de la société sévillane.
Quelques jours avant le derby, les employés d'une même entreprise se
lancent des noms d'oiseau ; les dirigeants socialistes de la municipalité
font connaître publiquement leur appartenance à tel club ; des familles
mêlées - on dit «familles mixtes» ici - exhibent écharpes et slogans
antagoniques. Les quotidiens locaux alimentent la polémique, se font
l'écho des coups bas respectifs et bruissent de rumeurs sur les tricheries
de l'un ou l'animosité de l'autre. Par le passé, les démarcations étaient
plus nettes. En 1905, le Sevilla FC est créé à l'initiative d'aristocrates
propriétaires de vignes et de mines. Quatre ans plus tard, deux dissidents
du club, invoquant le refus de la direction de recruter un joueur du
fait de sa condition d'ouvrier, fondent le Betis Balompié. De là naîtra
un antagonisme «de classe», à la vie dure, renforcé entre les années
40 et 60, au beau milieu du franquisme, lorsque le Sevilla évolue avec
succès en première division, pendant que le Betis se morfond dans les
catégories inférieures. Aujourd'hui, le mythe politique s'est effondré,
et la répartition par quartiers ne veut plus rien dire. Reste un sentiment
d'appartenance tenace, souvent un héritage familial. Une identité si
forte qu'aucune entreprise régionale n'a jamais accepté de sponsoriser
un des clubs, de peur de s'aliéner la moitié de leur clientèle.
Appartenances.
A la question «Pourquoi êtes-vous du Betis ?», Juan Luis
Aguado vous dévisage, interloqué. Pour toute réponse, il montre deux
portraits peints accrochés au mur, de son grand-père et d'un oncle.
Il a pris leur succession à la tête d'une entreprise de fertilisants
et au sein de la direction du club. La cinquantaine, l'homme reçoit
dans les locaux de sa société, sanglé d'une veste vert pomme qu'orne
une cravate à rayures blanc et vert : «Une coïncidence», assure-t-il
avant de préciser : «Dans ma famille, frères, cousins, oncles et
tantes, nous sommes béticos à la vie à la mort. Cela ne m'amuserait
pas, je l'avoue, qu'un de mes fils épouse une sevillista.» D'autres
appartenances se nouent de façon plus prosaïque, à l'instar de celle
de Reyes, une pétulante sevillista de 27 ans : «Mon choix s'est fait
au collège, influencé par un groupe d'amis. Je suis une exception ;
la plupart choisissent leur camp très jeunes, et c'est sans retour.»
Les cas de fanatisme sont légion. On ne compte plus les enfants, encore
foetus, inscrits par leur père comme socios («abonnés») ; ni
les mariages célébrés sur les pelouses des deux stades. Dans l'entourage
du Betis, on aime épater la galerie avec l'histoire véridique de cet
aficionado qui, conformément aux voeux de son père dictés peu avant
sa mort, n'a cessé d'aller ensuite au stade en compagnie... des cendres
paternelles rassemblées dans une boîte en carton.
Irrationnel.
Paradoxe, ces drôles de frères ennemis se ressemblent sacrément. Le
Betis compte davantage de socios (35 000 contre 24 000), et son budget
dépasse sensiblement les 24 millions d'euros du Sevilla. Mais, pour
le reste, les clubs ont gagné un seul championnat chacun (en 1935 et
1946) et drainent un public comparable. Leurs stades respectifs ne sont
séparés que par un petit kilomètre. «Le principal objectif de chaque
équipe, ce n'est pas d'obtenir un titre, mais de surpasser l'autre en
fin de saison», renchérit Aguado. Le vice-président du Sevilla,
Augusto Lahore, acquiesce : «Lors du derby, le reste du monde n'existe
pas. C'est le match le plus important de l'année, irrationnel, passionnel,
où n'influent ni le classement, ni les pronostics, ni l'état de forme
des équipes. Tout peut arriver.» L'an dernier, dans une lutte serrée
en deuxième division, les affluences au stade et les records d'audience
télé ont été pulvérisés.
Echauffourées.
Une relation d'amour-haine que les Sévillans sont les premiers à
estimer : «Difficile-à-comprendre-pour-les-gens-d'ailleurs.»
Juan Luis Aguado en résume ainsi l'essence : «Pour la plupart des
supporters, il vaut mieux que l'autre perde plutôt que leur équipe gagne.
La passion, ici, c'est souhaiter le mal du rival.» Des preuves ?
En avril 2000, le Sevilla, déjà mathématiquement relégué en deuxième
division, reçoit Oviedo et se fait battre docilement (1-2), sous les
clameurs de son propre public : ce résultat fait sombrer le Betis. Une
vengeance d'un fait d'armes similaire survenu dans le sens inverse,
trois ans auparavant. Avec un pareil cocktail explosif, il y a de quoi
s'étonner qu'en presque un siècle de rivalité les violences n'aient
pas dépassé quelques échauffourées. L'actuelle accalmie relative tient
sans doute à ce que les deux présidents en exercice, des amis d'enfance,
ont tout fait pour désamorcer une bombe à retardement. En 1999, au cours
d'un dîner solennel, Manuel Ruiz de Lopera, du Betis, et Roberto Ares,
arrivé aux commandes du Sevilla, enterrent la hache de guerre et signent
un pacte de non-agression : interdiction de débaucher un joueur de l'équipe
adverse, promesse d'une conduite «digne». Avant ce Yalta du foot
sévillan, pendant six ans, les présidents s'échangeaient des «cocu»,
«pédé» et interdisaient à leurs dirigeants d'aller au stade adverse.
Aujourd'hui, seuls les présidents s'abstiennent de le faire pour des
raisons de sécurité : «C'est déjà un gros progrès, témoigne Augusto
Lahore. Cette confrontation agressive était trop dangereuse et pouvait
justifier le pire.»
«Numéro
d'équilibriste». Dans une ville aussi polarisée, rares sont les
lieux non partisans. S'il devait exister un espace neutre, ce seraient
les locaux d'Estadio Deportivo, un quotidien sportif régional
tirant à 14 000 exemplaires. Par souci d'équité, il consacre six pages
pour chaque club. Tous les jours. Chaque journaliste est affecté à une
équipe de façon irréversible. «C'est un numéro d'équilibriste permanent
pour ne pas prendre parti, dit José Manuel Diez, 33 ans, le rédacteur
en chef. Malgré cela, on reçoit une bonne dizaine d'appels quotidiens
nous accusant d'être à la solde de l'un ou de l'autre.» En 1996,
suite à la publication d'une interview d'un voyant ayant prédit la victoire
de Sevilla contre le Betis, le président Lopera avait interdit pendant
quelques semaines l'entrée du stade aux reporters du quotidien.
Le
derby de mars se conclut par un terne 0-0, comme le match aller de novembre
(1). Le lendemain, Séville semble avoir oublié le foot. C'est dimanche
des Rameaux et les premières processions de la Semaine sainte. José
Diez soupire : «Ces jours-ci, cela va être la loi des confréries.
Entre le foot et la religion, on n'avance pas beaucoup par ici.».
>photos
MARCELO DEL POZO
(1)
Le Betis a terminé sixième du championnat, six points devant son rival
le Sevilla FC, huitième.