Les tenants de la libéralisation
économique du foot se nourrissent de la dénonciation démagogique
du "retard français". En football, le retard français a tellement
été constant qu'il vaudrait mieux l'appeler une différence. L'escroquerie
consiste à faire passer le poids économique plus faible du foot
national pour la conséquence d'insupportables particularismes moyenâgeux,
rendus responsables de tout, comme le système d'imposition ou la
propriété collective et la répartition solidaire des droits de diffusion.
La course à l'échalotte
Les récents et très mauvais bilans financiers publiés tout récemment
montrent pourtant que le problème est ailleurs, essentiellement
dans une inflation des salaires qui résulte de l'inflation des droits
de médiatisation. Nos dirigeants veulent se jeter à corps perdu
dans la course et alimenter ce cercle vicieux, sans réaliser que
c'est ce système qui a pénalisé, voire disqualifié les clubs nationaux.
En Angleterre, les droits télé atteignent des montants astronomiques,
les clubs sont largement introduits en bourse, et pourtant, une
minorité d'entre eux (pas toujours ceux que l'on croit) s'en sort
bien financièrement. Et cela dans l'Eldorado du foot-biz…
Sous couvert d'une "mise aux normes européennes"
(encore une idée fausse qui généralise à l'Europe la situation de
quelques états), cette fuite en avant ne va évidemment rien arranger,
et elle ne permettra en aucun cas à l'élite française de rattraper
son "retard". Elle n'entraînerait que la perte des qualités spécifiques
du foot hexagonal, la rupture de ses équilibres fondamentaux et
l'inéluctable défaite de ceux qui voudraient affronter Manchester
avec… les armes de Manchester.
Pour rendre un hommage indirect à JMA, assurons-le que si Lyon a
obtenu des résultats largement plus honorables que l'OM, Rennes
ou le PSG, c'est plus en raison de sa gestion sportive sensée que
de la différence de moyens financiers. Et si l'OL n'a pas fait mieux,
notamment en termes de palmarès, il faut peut-être aussi chercher
ailleurs.
Ceux qui geignent sur le déclin du football français
(faisant abstraction des décennies de misère européenne pour notre
foot national) sont les mêmes qui élargissent la D1 à 20 clubs et
qui préconisent des systèmes élitistes comme celui de la Ligue des
champions pour ensuite se plaindre qu'ils n'ont aucune chance de
passer au travers de ce filtre à gros clubs. Ils réclament un système
qui les écrasera, au lieu de lutter pour conserver les acquis du
foot pro à la française. Un foot pro qui fait probablement la part
trop belle aux clubs formateurs, aux clubs modestes mais sportivement
bien gérés, aux performances de groupes solidaires… Une insulte
à la rationalité économique.
Main basse sur la ligue
Bien sûr, ce discours sur la nécessité divine d'une dérégulation
a besoin d'être répété comme une litanie par ses adeptes, qui s'épargneront
d'entendre tout argument contradictoire. Car ceux qui qualifient
leurs opposants d'idéologues obéissent de toute évidence à la plus
doctrinaire des idéologies.
Leurs méthodes elles-mêmes prouvent une conception autocratique
du pouvoir et impliquent une privatisation des instances, livrées
à l'appétit de cette faction. Tout fonctionnement démocratique et
collégial a cessé avec la nomination d'un "bureau" qui prend en
petit comité toutes les décisions, sans consulter ni leurs homologues,
ni les autres familles de la profession. La Ligue est ainsi devenue
un satellite de l'UCPF (Union des clubs professionnels de football).
Un peu comme si le MEDEF occupait l'Elysée, Matignon, avait fermé
l'Assemblée nationale et gouvernait à huis clos. Mais dans le foot,
ça ne choque personne, à part la ministre des sports (un "archaïsme"
de plus dans ce monde mal huilé).
Jean-Michel aulas a fréquemment exprimé son mécontentement de devoir
s'asseoir, à la table du Conseil d'administration, à côté de représentants
des arbitres, des entraîneurs et des joueurs, symbole de "l'amateurisme"
du football professionnel. Mais quelle est donc la représentativité
de ce quarteron de petits patrons?
Des intérêts très particuliers
Les présidents comme Aulas, Campora, ou Martel, sous couvert de
défendre le foot français ou leurs clubs, ne défendent bien sûr
que leurs intérêts particuliers, plus ou moins habilement travestis.
Et pas nécessairement ceux de leurs clubs, plutôt ceux d'investisseurs
qui veulent que la poule ponde enfin des œufs d'or (quitte à lui
tordre le cou pour lui en faire sortir par le bec), et qu'ils tombent
dans le panier des plus riches, parce que c'est les plus riches,
enfin tout de même.
Le basculement qu'ils souhaitent aura surtout pour conséquence une
marchandisation totale de tout ce qui se rapporte aux clubs, une
féroce course à la rentabilité pour satisfaire l'actionnaire, avec
l'exploitation forcenée de tous les droits (quitte à en inventer
de nouveaux — voir Guerre
des droits : la privatisation du football et Droits
devant; les autres derrière), la réduction du spectateur au
rang de consommateur consentant à bouffer n'importe quoi (encore
un postulat risqué au pays de José Bové).
Il faut bien voir que Jean-Michel Aulas n'a pas passé toutes ces
années à développer l'OL pour le seul amour du football (l'a-t-on
jamais vibrer du même élan lyrique pour parler du jeu que pour parler
affaires?). Tout ceux, plus ou moins médiatiques que lui, qui ont
investi dans le football, entendent bien décupler leur mise. Même
si la bulle financière crève, ces capital-risqueurs auront eu le
temps de ramasser leurs jetons.
La question qu'on ne se pose plus, c'est "est-ce que cette rentabilisation
par tous les moyens sert vraiment les intérêts du club?". La dimension
prise par l'OL semble répondre par l'affirmative et vaut à son patron
une compréhensible indulgence. Mais est-ce que la transformation
de l'Olympique lyonnais en machine à sous représente un réel progrès
à terme?
La passivité des médias
La banalisation du dogme libéral dans le monde du football, encore
plus flagrante que dans la "société civile", s'explique en partie
par , aidés en cela par des journalistes sportifs qui semblent s'estimer
incompétents tant ils laissent proférer les absurdités les plus
grandes sans les relever. A un extrême, des plateaux comme ceux
de Téléfoot sont d'ailleurs des tribunes très libres pour les Darmon
(souvenez-vous…),
Aulas ou Martel. Mais plus banalement, notamment dans la presse
écrite, la contre-expertise est d'une grande faiblesse. On rend
compte des déclarations des uns et des autres, des réunions des
instances et des mesures prises, on laisse apparaître une ironie
certaine, on éditorialise, on montre que l'on condamne, mais on
ne prend aucune prise de position un tant soit peu virulente, on
ne s'attaque pas aux ficelles grossières des discours, on ne démonte
pas les arguments spécieux. La "neutralité" derrière laquelle les
journalistes se réfugient leur interdit toute critique trop argumentée.
Pourtant, dans un contexte dominé par une idéologie qui se nie comme
telle, être neutre revient à soutenir le système dominant. Mais
ce n'est clairement plus le rôle de la presse sportive que de remettre
en cause les fondements du spectacle, et les conditions d'une tel
exercice ne seront pas réunies avant plusieurs siècles. Le fatalisme
domine dans les offices du 4e
pouvoir en partant du fond.
Claude Chevally, correspondant de L'Equipe à Lyon
était lui aussi interrogé par Objectifs Rhône-Alpes (voir L'ultralibéralisme
expliqué aux enfants). Ses propos sont tout à fait dans cette
ligne, mélange de critique, d'inquiétude mais surtout de résignation
devant le court des choses, vécues en simple spectateur:
"On vit dans un système libéral où le l'argent est roi. Pourquoi
le football échapperait-il à la règle? (…) Au nom de quoi on interdirait
à un club de foot d'entrer en bourse si on accepte que les clubs
soient devenus de véritables entreprises (…) Dans dix ans, seules
les grandes villes auront de grands clubs. En plus, il y aura un
championnat européen sur le principe de la NBA (…)". On voit
à quel point le journaliste accepte comme fatales des évolutions
qui sont loin d'être acquises, il anticipe même sur l'avenir, comme
si tout était joué, comme s'il ne servait à rien de s'opposer. C'est
justement cette conviction qui assure la victoire aux libéraux,
sans même qu'ils aient à combattre (et pourtant, leurs armes sont
ridicules).
Le silence des agneaux qu'on va tondre
Enfin, il faut bien voir que la condition primordiale des boulevards
offerts à nos idéologies de la Ligue, ce n'est pas la passivité
prévisible des médias, mais celle, bien plus grande, des publics
du football, qui semblent attachés à confirmer l'image de peuple
opiumisé que leur confèrent certains. Dans tous les débats publics,
les citoyens ou les consommateurs ont obtenu des représentations,
ont pesé avec leurs arguments et fait valoir leurs intérêts. En
football, le principal objet marchand — le spectateur, téléspectateur
ou abonné — ne se manifeste quasiment jamais (sinon parfois sur
le parking des joueurs). Ils semblent inféodés à l'intérêt de leur
club, qu'ils veulent malgré tout voir rester dans la course aux
moyens financiers, même si c'est à leurs dépens.
Pour contrer la marchandisation du football, point de Confédération
paysanne ou d'Attac, pas de syndicat ou d'ONG, la voie est désespérément
libre pour les chars du parti unique. Pourtant, est-ce une hérésie
que de suggérer que les abonnés, les clubs de supporters ou des
associations de téléspectateurs pourraient légitimement intervenir
dans les instances?
Date: 19/2/2002
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