Nous avons toutes les
raisons de croire que le football reproduit en miniature et métaphoriquement
les luttes politiques de l'ensemble de la société. Dans notre sport
préféré, on a l'impression qu'Alain Madelin a pris le pouvoir et
que les thèses ultra-libérales règnent sans partage. Chef de file
idéologique d'un "mouvement" qui s'est emparé de la Ligue nationale
de football, Jean-Michel Aulas est le plus acharné des dérégulateurs
qui veulent à tout prix livrer la discipline aux "lois" du "marché".
Le magazine Objectifs Rhône-Alpes (émanation de Lyon-Mag) a réalisé
dans son numéro de janvier un passionnant dossier "Faut-il avoir
peur du foot-business?", dans lequel le président de l'OL était
interviewé. A le lire, la réponse est claire.
Le dogme
"En France, on ne donne pas aux clubs professionnels les moyens
d'exister au niveau européen en s'imposant face aux grands clubs
italiens, allemands, anglais ou espagnols. Parce qu'en France, la
fiscalité sur les salaires est plus lourde, les droits de télévision
ne sont pas négociés directement par les clubs et enfin les clubs
n'ont pas le droit d'entrer en bourse".
Dans cette proclamation, qui ouvre l'article, JMA
annonce le programme en même temps qu'il livre ses uniques principes
explicatifs . En bon économiste, il fait comme si les conditions
(celles des grands clubs européens et des grands clubs français)
étaient les mêmes pour tous, comme si elles se réduisaient à des
données économiques, abstraction faite des conditions sportives,
historiques ou culturelles. Sous-entendu: si les règles étaient
les mêmes pour tout le monde, le foot français se hisserait automatiquement
au niveau des autres. C'est le plus gros, mais pas le moins répété
des mensonges du clan.
Répéter 1000 fois "Le club est une entreprise"
En Europe, les grands clubs professionnels sont aujourd'hui considérés
comme de véritables entreprises qui peuvent être gérées comme des
entreprises normales". (…) L'OL est la première entreprise de spectacle
de la région Rhône-Alpes (…) Le foot est aujourd'hui une activité
économique comme une autre" (…) En France, on refuse "d'appliquer
la loi du marché (…) c'est-à-dire la loi de l'offre et de la demande
qui permettrait aux clubs de s'imposer au niveau européen." .
Passons sur ce charabia (pour s'habiller d'un costume
d'expert, rien ne vaut un mélange d'expressions toutes faites et
de poncifs éculés). Le raisonnement revient systématiquement, et
assimile entièrement le club à une entreprise et le sport à une
pure industrie. L'antithèse absolue de la "spécificité des activités
sportives et de leur rôle social et culturel" (c'est la formulation
de "l'exception sportive" par l'Union européenne). Tout autre interprétation
sera considérée comme "archaïque" (voir plus bas).
Selon cette philosophie, les résultats sportifs sont la résultante
mécanique du bilan financier, et l'on se souvient des propos d'Aulas
assurant il y a quelques années que l'OL serait inéluctablement
champion de France, aboutissement logique d'une stratégie irrésistible.
Mais comme tout n'est pas aussi simple, les groupes de pression
des gros clubs (Club Europe, G14) désirent des compétitions lucratives
qui leur garantiraient une participation chaque saison et des modes
de distribution des revenus qui font aller l'argent à l'argent.
Abolir le hasard et la glorieuse incertitude du sport, voilà l'ambition,
même si elle consiste à abolir le sport.
Répéter 1000 fois "Le club est une marque"
"Aujourd'hui, on est la plus belle marque du foot français (…)
Les clubs sont d'ores et déjà des marques sportives (…) D'ailleurs,
les joueurs passent, la marque reste (…) L'OL ne sera bientôt plus
seulement une marque exclusivement rattachée au football (…) …ce
qui permet d'exploiter l'image des clubs qui sont devenus de véritables
marques"..
La vanité du président ne se dément pas, lorsqu'il
voit en l'OL "la plus belle marque du sport français". Au moins, on
rigole un peu et l'on se demande quelle est l'institution chargée
d'établir le classement des plus belles marques sportives. Tout aussi
évidente est l'identification complète du club à une marque. Ce n'est
plus un symbole, une histoire sportive, une ville, des supporters,
des joueurs (ajoutons, des entraîneurs), c'est un logo. En filigrane,
on comprend que le club ne peut finalement être identifié qu'à son
manager, demi-dieu bienveillant.
Et là encore, que d'illusions sur les vertus magiques du merchandising
et du marketing, avec un côté infantile qui émerge lorsqu'il évoque
"les 24 clubs européens qui vont s'affronter sur les circuits automobiles,
dans un championnat où chaque club aura sa voiture". Cherchez l'intérêt
du sport dans ce cirque.
L'ivresse de l'altitude
"La saison dernière, notre budget était de 560 millions de francs
(…) C'est effectivement le plus gros budget français. Mais en Europe,
on est dans la moyenne, au niveau de clubs comme Chelsea, Parme
ou Valence… Mais on est très loin des grands clubs comme comme Manchester
United ou le Bayern de Munich qui ont des budgets deux ou trois
fois plus élevés que l'OL mais qui vont chaque année au moins en
quart de finale de la Ligue des champions"..
Les points de comparaison choisis sont particulièrement
révélateurs… Pour suivre JMA, il faut déjà admettre que l'OL s'est
hissé au rang des clubs "moyens" cités, comme Parme, Valence ou
Chelsea. Financièrement, cela se tient, mais sur le plan du palmarès
et de la notoriété (chère aux élitistes de la Ligue), le fossé est
grand. Pourtant, avec ses moyens sportifs, Lyon pourrait raisonnablement
viser l'objectif d'un abonnement aux quarts de finale de la Ligue
des champions. Mais il faudrait peut-être que ses dirigeants soient
moins défaitistes et parviennent à s'imaginer que leur équipe peut
l'emporter avec ses moyens propres, au lieu d'attendre le Grand
Soir fiscal.
La comparaison directe avec le Bayern ou Manchester United est le
symptome, soit d'une mauvaise foi sans limite, soit d'une mégalomanie
inquiétante. Il fait le même genre de comparaison abusive entre
les droits télé de la Premier League et ceux de la D1, attribuant
la différence au fait que les négociations avec les télévisions
ne sont pas menées par les présidents de club. Là, soit il prend
les gens pour des cons, soit il l'est lui-même. Voire les deux à
la fois.
La bourse ou la mort
"Aujourd'hui, des clubs comme l'OL n'ont plus la capacité de
s'endetter sans mettre en danger leur avenir. La seule solution
pour trouver l'argent, c'est la bourse (…). Si l'OL allait en bourse,
ça permettrait au club de lever 300 millions de francs, ce qui nous
permettrait de nous endetter d'autant. Et au final, on pourrait
avoir un budget de 1,2 milliard de francs, deux fois plus qu'aujourd'hui"..
La foi en la bourse soulève les montagnes, qu'importe
si elles doivent ensuite retomber en poussière. L'assurance de JMA
est celle du commercial qui balance des objectifs comme des réalités
sonnantes et trébuchantes. 300 millions, 1,2 milliard… Et demain
on rase gratis. Jetant sa gourme de bon gestionnaire, Aulas prône
l'aventure, faisant mine d'ignorer qu'une capitalisation boursière
est par nature volatile.
L'introduction en bourse est le grand miroir aux alouettes du gang
des ultras, qui confirme leur utopisme à eux. Cette solution n'a
convaincu presque nulle part — la seule expérience réellement positive
est celle de Manchester, évidemment seul exemple cité), alors que
les audits alarmistes se multiplient pour des pays qui font figure
de modèle comme l'Angleterre ou l'Italie. Cette solution est également
particulièrement intransposable au contexte français (et pas seulement,
comme ils feignent de le croire, parce que la loi française l'interdit).
Mais peu importe, puisqu'il s'agit surtout de brasser de l'argent
et de bénéficier d'une bulle spéculative qui permettra à quelques-uns
de prendre des bénéfices…
Enfin, le plus gros mensonge sur la capitalisation par action, en
réponse à l'inquiétude du journaliste sur les risques de corruption,
porte sur la transparence et la rigueur supérieure que garantirait
l'entrée en bourse. En pleine affaire Enron, qui révèle ce qui peut
se passer dans une des multinationales les plus respectées et admirées
par le monde de la finance, l'escroquerie intellectuelle est vraiment
énorme. Car s'il s'agit de réduire le sport à une "entreprise de
spectacle", on ne voit pas ce qui comment les administrateurs de
ce spectacle pourraient supporter longtemps le caractère excessivement
aléatoire de cette discipline.
Les "modernes" et les "archaïques"
"En France où l'organisation du football est encore archaïque
car on refuse d'appliquer au football la loi du marché (…) C'est
une évolution inéluctable (…) Certains résistent encore, des idéologues,
les mêmes qui résistaient encore dans les années 80 à la liberté
d'entreprise, à l'Europe… Mais c'est aujourd'hui un combat dépassé
(…) Croyez-moi, ceux qui résistent à cette évolution inéluctable
dans le football français mènent un combat voué à l'échec"..
Quand on veut noyer son chien, on dit qu'il a la
rage. Dans le monde contemporain, les fanatiques du marché placent
tous leurs opposants dans la catégorie des "archaïques" qui s'opposent
vainement au sens de l'histoire (c'est du marxisme involontaire?).
Bien sûr, les idéologues, c'est les autres, ceux qui "résistent".
Aulas qui fait de la science politique, c'est un peu comme Patrick
Sébastien tombé dans la philosophie.
Dans cet exercice de propagande, il s'agit d'imposer la libéralisation
comme un phénomène naturel, aussi inéluctable et irréfutable que
la gravité universelle. Tous les théoriciens du libéralisme ont
procédé ainsi pour imposer une vision du monde qui n'a rencontré
aucune résistance dans un univers médiatique mou. On voit bien à
quel point elle a besoin de fatalisme pour faire accepter ses aberrations
et son coût exorbitant pour la collectivité (1).
Le vrai programme
(à la question "que ferez vous des capitaux levés?") "L'OL pourrait
acheter des joueurs, étoffer son équipe, moderniser son centre de
formation… Mais on pourrait aussi développer des activités périphériques
au foot en construisant un grand centre commercial dédié au sport
à proximité du stade de Gerland avec des boutiques, des restaurants,
un cinéma, des salles de séminaire". .
(à la question "Le stade de Gerland de vos rêves?"). "Un stade
modernisé, avec des écrans géants, plus de loges VIP pour les entreprises…
On veut en faire un stade qui puisse accueillir toutes sortes de
spectacles, que ce stade devienne un grand rendez-vous de loisirs,
de business et de consommation".
On note que sur la partie sportive du programme,
l'essentiel est déjà fait: l'OL a depuis quelques années un effectif
remarquable, et depuis plus longtemps encore un excellent centre
de formation. Les vrais objectifs sont tout autres, il s'agit de
greffer sur le foot un barnum commercial sans rapport avec lui,
d'en faire un prétexte à faire des affaires, n'importe quelles affaires.
L'exemple des loges VIP et des écrans géants montre bien que l'intérêt
des supporters n'a rien à voir avec cette "modernisation" annoncée.
Ceux-ci avaleront les pubs braillées par les sonos et diffusés sur
des écrans géants qui ne servent pas à autre chose, tandis que nos
affairistes entretiendront leurs relations dans les milieux économiques
et politiques en buvant une coupe de Champagne.
Au passage, l'OL n'ayant pas les moyens de racheter Gerland, il
s'agit de n'en privatiser que les bénéfices, sa construction et
ses rénovations ayant été payées par la collectivité. Socialiser
les pertes et privatiser les profits, on est bien là en plein dogme
libéral.
Le foot de classes
"En France, les grands clubs sont pénalisés par rapport aux petits
(…) C'est normal que les grands clubs encaissent au lieu de sponsoriser
les petits (…) Les petits clubs continueront à jouer un rôle essentiel
sur le terrain, dans les quartiers pour fédérer les énergies et
les bonnes volontés (…) Les petits clubs, comme les petites entreprises,
peuvent toujours se développer et s'imposer. Cette loi du marché
donne sa chance à tout le monde"..
Là, le summum de la fumisterie est atteint, avec
des phrases dont les traductions simultanées pourraient être : "les
pauvres sont avantagés par rapport aux riches, ils touchent des
aides sociales"… "C'est normal que les gros engraissent au lieu
de sponsoriser les maigres"… "La loi du plus fort laisse à tout
le monde sa chance". Les ligués de la Ligue — en voulant remplacer
la répartition au mérite sportif (qui ne compense pas les inégalités,
mais qui a au moins le mérite de ne pas les aggraver) par une distribution
indexée au poids financier des clubs — touchent au principe fondamental
de la solidarité entre les équipes. Si ces aspirations paraissent
presque normales à beaucoup, c'est parce qu'une logique médiatique
et économique (celle de l'audimat) s'est substituée dans les têtes
à toute logique sportive. L'alternative est simple, mais décisive:
qui doit toucher le plus d'argent, celui qui finit premier au classement,
ou celui qui a eu le plus de téléspectateurs? D'autre part, comment
les clubs riches peuvent-ils ignorer ce qu'ils doivent aux autres,
à commencer par les joueurs qu'ils leur pillent?
Le clan Campora-Aulas-Martel va vraisemblablement parvenir à cette
fin, ce qui permettra à un cador qui se sera raté deux ou trois
années de suite à cause d'une politique sportive stupide d'encaisser
plus de revenus que le "petit" qui lui aura mis 15 points au classement.
Cette politique constitue une négation du rôle des clubs de moindre
surface financière, par lesquels passe une grande partie de la formation
à la française, et dont la contribution sportive est indispensable
à tous les niveaux.
Le but n'est pas de "sauver le foot français", mais
de faire aller l'argent à l'argent, de renforcer les déséquilibres
et de creuser les inégalités, au nom de la "justice" du marché.
Le discours d'Aulas relève bien d'un élitisme viscéral, assorti
d'un mépris total pour les "petits". Son rêve est celui d'un football
à deux vitesses, bien verrouillé, avec une rentabilité garantie.
Quant à la liste des "petits" clubs, comptez sur lui pour la dresser
lui-même selon ses propres critères et pour leur écrire du même
stylo un destin de troisième zone ("à nous l'Europe, à vous les
quartiers"). Pourtant, un "petit club", cela pourrait être un club
qui n'a pas gagné plus de deux coupes en cinquante ans…
Le comique de l'histoire, après la lecture d'un
tel fatras, c'est que Jean-Michel Aulas a réprimandé Gérard Bourgoin,
qui a l'intention de se présenter aux législatives sous l'étiquette
CNI, un parti réactionnaire peu réputé pour la fraîcheur de ses
idées. Le président lyonnais refuse que la gestion de la Ligue soit
entachée d'un marquage "politique". Le mot est entre guillemets
comme entre des pincettes, car pour Aulas, la politique, c'est un
peu sale, comme l'idéologie. A l'image de Monsieur Jourdain, il
semble ignorer que sa prose n'est que basse idéologie. Cela explique
les énormités qu'il profère. Mais cela n'explique pas pourquoi elles
passent comme une lettre à la poste.
(1) Sur la prise de pouvoir intellectuelle qui a
précédé l'avènement des doctrines économique appliquées par Thatcher
et Reagan, lire Keith Dixon, Les évangélistes du marché,
Ed. Raisons D'Agir.
Date: 19/2/2002
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