PRECIPICE AND LOVE

Pierre Martini

Dans le but de rétablir les chances de ses challengers, l'équipe de France a inventé la Coupe du monde à handicap. Qu'on en juge. Elle se passe d'abord de son joueur qui a connu la plus forte progression depuis deux ans, puis exempte de premier tour son meneur de jeu emblématique. Elle a la charité de passer au travers de son premier match, puis de jouer à 10 la majeure partie de son second. Pour le troisième, Petit, en pleine forme, et Henry, en petite forme, seront suspendus…

Pour tout dire, on a l'estomac noué, les dents qui tombent, les mauvais pressentiments qui nous réveillent la nuit et des marabouts plein les placards. On en a marre de ce France-Paraguay qui dure dix jours. Alors pour soigner le mal par le mal et affronter l'avenir, nous avons décrit l'affrontement des forces telluriques opposées qui pèseront dans la balance pour conduire à l'élimination ou à la qualification. Voilà deux thèses qui décrivent les deux conclusions possibles pour ce quitte ou double.


L'hypothèse Highway to Hell
La France avait déjà grillé l'essentiel de ses chances en perdant contre le Sénégal et ce qui restait d'elles en concédant le nul à l'Uruguay. C'est ce que l'on dira au terme d'un match qui n'aura pas permis de remonter une telle pente. Le parcours des Bleus ressemblera à une mort à petit feu, qui nous aura permis d'amortir le choc psychologique en trois étapes. Mais la peur qui nous avait habité dès le coup de sifflet final du premier match n'aura pas menti, tout comme cette déveine très vite constatée.

Le scénario
On imagine bien les Bleus livrant un combat de tous les instants et manquant d'un rien la qualification dans la chaleur accablante d'Incheon. Zidane sera trop court, Trezeguet insuffisant, Cissé pas miraculeux… Les Danois seront transcendés par l'enjeu, les poteaux s'acharneront, une maladresse enfoncera le clou… Une victoire trop courte semble toutefois plus probable qu'un écroulement, car les Bleus ne semblent plus devoir passer au travers d'un match.

L'après-match
On fera le procès du calendrier de préparation, de la liste des 23, du sélectionneur, du dispositif tactique, de la mentalité des joueurs, des sponsors, de l'unanimité. On tirera à boulets rouges de grandes leçons de morale, on enterrera plus ou moins dignement cette génération qui n'aura pas su se retirer à temps. C'est Roger Lemerre, forcément démissionnaire, qui concentrera les critiques, notamment de la part de tous ceux qui écrivent avec le frein à main depuis quatre ans (voir Un couteau dans la manche). Peut-être même que certains rédacteurs des Cahiers du football insisteront sur le fait qu'une perte de balle de Djorkaeff aura fait basculer le destin de nos héros.
Il n'y aurait pourtant là qu'une équipe ayant été défaite dans ce jeu si versatile qu'est le football, et la fin douloureuse d'une belle histoire. Mais n'anticipons pas, nous aurions dans ce cas tout le loisir de boire le calice jusqu'à la lie, une fois le temps venu de l'hallali.


L'hypothèse Let There Be Rock
Le retour de Zidane est l'élément décisif du match. Même à 70%, il apporte la confiance et la fluidité qui feront la décision. La réussite sourit enfin aux Bleus, qui d'un seul coup rétablissent la hiérarchie et retrouvent tous leurs moyens.

Le scénario
On ne développera pas cette hypothèse pour ne pas jouer avec la providence et pour laisser aux joueurs le soin de la réaliser à leur convenance, avec des buts miteux ou avec trois ciseaux retournés.

L'après-match
Que la qualification soit obtenue presque tranquillement ou arrachée avec les tripes, c'est l'exploit. Malgré les blessures et les suspensions, le moral des Bleus est regonflé, ils font à nouveau peur et les pronostics pour le huitième de finale sont totalement ouverts. Les sponsors et les médias respirent, les couteaux disparaissant dans les manteaux, "Tous ensemble" fait de l'audience, les Directs des Cahiers deviennent enfin drôles…


Bilieux de terrain
D'autres acteurs préparent eux aussi le terrain. On voit ainsi L'Equipe faire la promotion de… Philippe Christanval, dont le bon esprit est mis à l'épreuve d'un interview miné. David Trezeguet est également très sollicité par le quotidien sportif… Il faut dire que Roger Lemerre a profondément irrité certains journalistes en jouant au chat et à la souris avec leurs majestés, magistralement trompés sur le dispositif prévu contre l'Uruguay par des faux huis clos et par des taupes qui devaient être des agents doubles. Vincent Duluc déplore maintenant cet "exemple édifiant des fausses pistes qu'il aime à provoquer" (L'Equipe, 08/06). Édifiant, en effet. Le comique de l'histoire, c'est que tout le monde a gobé la fiction d'un retour à trois milieux et d'une titularisation de Dugarry au poste de meneur de jeu, dégoisant à tout va sur l'inconséquence des choix de Lemerre, qui avait sélectionné Micoud pour rien… Par-dessus le marché, le maintien contre vents et marées du 4-2-3-1 a été récompensé par la reconnaissance quasi-générale d'une bonne prestation française contre l'Uruguay.

Nos analystes se sont rabattus sur la gestion du remplacement de Lebœuf, avançant d'abord l'hypothèse que Christanval avait été trop long à enlever le survêtement. Ensuite, on a déploré l'impulsivité du choix de recentrer Thuram, décidé au bord de la touche. Pourtant, ce repositionnement est réclamé depuis longtemps. Depuis, les spéculations concernent essentiellement la recomposition de la défense face au Danemark. Il est ainsi reproché au sélectionneur, cet impétrant, de ne pas se tenir aux indications qu'il avait données précédemment sur les hiérarchies à chaque poste. Importe-t-il pourtant qu'il soit conforme à ce qu'il annonce, ou qu'il prenne les bonnes décisions à l'instant T? Doit-il contractuellement dévoiler ses plans dans le détail afin que les commentateurs autorisés puissent déployer leurs analyses d'experts, et qu'accessoirement l'adversaire soit lui aussi bien informé? Quelle tristesse d'en revenir aux mêmes procès qu'en 98.


Qu'importent les surprises réservées par Lemerre, elles n'ont pas toujours été mauvaises, y compris dans un passé récent (Cissé), qu'importent le dispositif et les titulaires (quoi qu'il soit très amusant d'essayer de deviner)… On a l'impression que les 90 minutes qui s'annoncent se joueront sur tout autre chose. Allez, on va vomir et on y croit!

Date: 9/6/2002