Matin calme
Combien de temps va durer le procès des Bleus? Si Lemerre doit démissionner,
qu'il le fasse vite parce que cela aurait au moins l'avantage d'écourter
la curée. Dans L'Equipe, mercredi matin, on est cependant resté
mesuré, et plutôt convenu. Jérôme Bureau fait tout de même un come-back
très symbolique en Une, donnant l'impression désagréable que le
message est "Vous avez bien rigolé les gars, mais maintenant on
referme la parenthèse et on revient à la normale". Il livre entre
les lignes la morale qu'il veut tirer de quatre ans d'histoire,
sous la forme d'un aveu, immédiatement retourné contre l'équipe
de France. Ce serait par "arrogance" que tout le monde aurait péché,
lui en 98 et les Bleus en 2002. Certes, mais du côté des caciques
de L'Equipe, il s'était agi de bien plus que de l'arrogance: le
mépris, la malveillance, la malhonnêteté et l'abus de position dominante
ne font pas partie du "dépassement de fonction" tel qu'aime à le
définir Roger Lemerre.
Vincent Duluc signe pour sa part quatre articles,
ce qui semble indiquer qu'il en avait préparé une bonne partie à
l'avance, ou bien qu'il était vraiment dans un état second après
la victoire du Danemark. Reconnaissons qu'il n'a pas excessivement
chargé la mule et analysé de manière convaincante le verdict d'Incheon,
même s'il laisse échapper dans la conclusion sa vision de la conquête
du titre mondial précédent : selon lui l'équipe de France se poserait
aujourd'hui "la même question qu'il y a quatre ans, le 12 juillet
: pourquoi elle?". On reconnaît la célèbre théorie des champions
du monde par hasard…
Cette relative retenue (Jérôme Bureau admet dans un euphémisme involontairement
comique les "bons souvenirs" que cette équipe lègue aux amateurs
de football), prépare peut-être pour les jours qui viennent des
bombardements plus lourds.
Tourner la page ou brûler le livre ?
Les artilleurs se reconnaissent facilement à leur univers sémantique.
D'abord par la façon obsessionnelle qu'ils ont de conclure à la
"fin d'une histoire" — c'est le titre de L'Equipe, et V. Duluc y
voit un "point final", une "sortie ratée" — de parler au passé et
d'employer des références à la mort ou à la maladie ("I will not
survive" est l'autre titre de L'Equipe). Il est vrai que la première
image qui nous vient à l'esprit est celle de la conclusion d'une
aventure, voire de la fin d'un cycle (le titre de notre article
"Nous nous sommes tant aimés" tombe dans le même travers).
Mais si un renouvellement de l'effectif est inévitable
dans les mois qui viennent, avec les retraites prévisibles et les
nouveaux choix du futur sélectionneur, si quelque chose a fondamentalement
changé avec ce séisme, il ne faut pas tomber dans le délire de la
table rase, et ni jeter par la fenêtre tous les acquis de succès
qui ne sont pas si lointains (voir La
formation continue)., il faut au contraire retrouver des qualités
qui ne se sont pas envolées dans la nature et en acquérir de nouvelles.
De manière tout à fait remarquable, les commentateurs
du quotidien effectuent une mise en parallèle systématique entre
les deux éditions du Mondial, en occultant presque aussi systématiquement
l'Euro 2000, ce qui a notamment pour avantage de ne pas en créditer
Roger Lemerre. La lecture de l'événement s'articule presque exclusivement
autour de cet axe, indiquant la "personnalisation" extrême du rapport
entre le quotidien sportif et la sélection nationale.
Apocalypse
Un autre trait caractéristique est effectivement la dramatisation
à outrance, aussi ridicule et stérile que l'idéalisation excessive
dont les Bleus ont été l'objet. Sur LCI, on proclame "le pire moment
de l'histoire du sport français", ce qui fait injure à Kostadinov.
La ligne revancharde se signale ainsi par un discours culpabilisateur
qui stigmatise la "honte", l'"humiliation" (J. Bureau et V. Duluc
emploient un grand nombre de fois l'adjectif "indigne"), et un recours
presque enjoué aux synonymes d'échec connotés plus péjorativement,
comme par exemple. V. Duluc parle d'échec "catastrophique", de "gigantesque
naufrage programmé". Le bilan est effectivement désolant, décevant,
cruel, cuisant et pour tout dire, incroyable, on peut légitimement
parler de "fiasco", de "déroute", de "Bérézina" (avec plus ou moins
de jubilation), mais il n'y aurait de véritable catastrophe que
si le football français était un champ de ruines ou ne comptait
plus de joueurs de valeur. Avec l'accident coréen (là, c'est nous
qui euphémisons), l'équipe de France a bien illustré l'expression
"passer au travers", ce qui met en cause des éléments au moins autant
conjoncturels (blessures, fatigue, déveine) que structurels (vieillissement,
sollicitations, schéma tactique…).
Mais il faut justement que la sanction sportive
résulte moins d'un enchaînement de circonstances que d'une morale
profonde, d'un destin inéluctable que nos augures avaient — évidemment
— annoncé. Cette façon univoque de poser le problème résume le principe
statistique qui donne presque toujours raison au journaliste sportif
si celui-ci conçoit son travail comme l'anticipation de la défaite,
qui conforte son autorité et valorise son expertise. Les exceptions
de 98 et 2000 ont rendu encore plus pressant le besoin de rétablissement
des prérogatives des spécialistes, écartés du débat par un peuple
de Béotiens béats.
Discorde sensible
Si pour L'Equipe le terrain reste donc miné et le sujet fortement
chargé en symboles, c'est avec moins de précaution et de raison
que d'autres se sont chargés d'alimenter ce qu'ils interprètent
comme la demande de leur lectorat. Patrick Chêne, qui doit probablement
à sa culture télévisuelle une certaine pratique de l'hypocrisie,
a ainsi torché sur Football365 un "édito" exemplaire qui dissimule
son auteur derrière les "attaques" qui seront portées contre Lemerre.
"Calamiteux Mondial", "défaites grotesques", "frontière du ridicule
(…) pris comme une gifle en plein visage (sic)". Les affaires vont
mal, Patrick?
Le Parisien franchit un pas de plus, mettant en
évidence une des brèches principales dans laquelle certains journalistes
vont s'engouffrer, comme ils ont commencé de le faire au cours de
la compétition. La déroute rend possible une évolution fondamentale,
qui fait très peur pour la suite: il est désormais possible d'exploiter
la désunion et d'obtenir des déclarations polémiques de la part
des insatisfaits. La perméabilité incroyable de la "bulle" autour
des Bleus en Asie a d'ailleurs été un facteur déterminant de la
dispersion constatée. Sous trois signatures, un article nous apprend
que "les joueurs ne veulent plus de Lemerre", sur la base de confidences
recueillies "sous le sceau de l'anonymat" qui constatent… la rupture
de l'unité au sein du groupe. On ne saurait mieux l'encourager.
Mais les propos rapportés visent surtout Lemerre, dont l'incompétence
est maintenant attestée par les internationaux eux-mêmes. Si le
ver n'était pas encore dans le fruit, l'y voilà.
L'immunité que leurs titres conféraient aux Bleus
avait ceci d'insupportable qu'elle privait la profession d'une matière
considérable en éteignant les controverses sur la sélection, créant
une frustration certaine (on voit dans tous les pays la délectation
avec laquelle les médias traitent les déboires des équipes nationales).
Nous sommes mal placés pour refuser à des journalistes le plaisir
de la polémique et de la contradiction, mais nous n'avons de cesse
de regretter qu'il ne s'applique qu'à des objets restreints, sans
distance d'aucune sorte…
Si nous n'adoptons pas la posture de l'indignation devant ce procès
qui ne fait que commencer, c'est parce qu'il semble inévitable dans
le contexte actuel, et que les Bleus n'ont pas fait ce qu'il fallait
pour y échapper. L'ampleur de leur échec nourrit aussi bien le besoin
d'analyse que l'expression d'une vindicte chez les supporters ou
d'une revanche pour certains journalistes. La logique froide des
résultats suffit à faire de Lemerre la victime logique de ce spectaculaire
retournement de fortune, et sa fonction implique de devoir subir,
le cas échéant, tous les réquisitoires imaginables.
Date: 12/6/2002
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