IL N'Y A PLUS DE GRANDES EQUIPES

Pierre Martini

 

Quatre impairs
Il est d'usage, lors de chaque compétition quadriennale, de tirer de grands bilans sur l'évolution du football, sur le plan du jeu comme sur celui des hiérarchies. Si les huitièmes de finale ont mieux respecté l'ordre établi en ne piégeant pas l'Espagne, l'Angleterre et le Brésil, la première quinzaine aura surtout fait sensation par les absences de la France, de l'Italie, de l'Argentine et du Portugal au stade des quarts de finale, impliquant aussi la disparition de stars aussi importantes que Figo, Zidane, Henry, Totti, Vieri, Veron ou Batistuta. Les dream teams de Nike, Adidas ou Puma sont décimées, et l'on est sûr d'avoir au moins un challenger en demi-finale (Sénégal et Turquie s'affrontant en quarts).

Difficile pourtant de voir dans ces quatre déroutes les symptômes d'une même maladie. L'argument de l'arrogance, qui rime surtout avec France, ne semble pas convenir vraiment aux Argentins, et encore moins aux Portugais, insuffisants plus que suffisants. Quant à la squadra azzurra, elle semble trop marquée par la déveine pour que le sort lui pardonne la moindre erreur, et elle ne parvient plus à retrouver sa légendaire maestria tactique.

La thèse de l'épuisement dû au calendrier ne convainc pas totalement, car les internationaux anglais, espagnols ou brésiliens sont soumis au même régime et n'ont pas connu de grosses pannes (pour le moment…). Mais il est certain que ce facteur n'a pas des effets équivalents pour toutes les équipes, car il frappe au hasard. La blessure de Zidane, la déroute d'un Figo diminué ou celle d'un Veron sans ressources n'ont pas été sans rapport avec cette surcharge, ni sans effets sur les prestations de leurs équipes.


Un manque
La question reste donc posée : pourquoi ce premier tour, malgré le système des têtes de série, a-t-il rendu vulnérable ces cadors, censés maîtriser l'épreuve en imposant leur expérience et/ou leur talent? Cela fait vingt bonnes années que l'on dit qu'il n'y a plus de petites équipes, alors la sentence est de peu de secours pour répondre. Aucune équipe n'a ainsi véritablement surclassé son groupe, l'Espagne et dans une moindre mesure le Brésil, trois fois victorieux, ayant été à la peine dans leurs huitièmes de finale. L'écart s'est manifestement réduit entre le bas et le haut présumés de l'échelle mondiale, reste à savoir si ce sont les "petits" qui ont progressé ou les "gros" qui ont régressé.

Les outsiders qui ont "perturbé" le tournoi ont tous des lacunes évidentes, qu'ils ont remarquablement compensées dans d'autres domaines, et particulièrement celui de la rigueur tactique. Les qualifications du Sénégal, de la Corée du Sud, de l'Eire, des Etats-Unis, du Danemark ou de la Suède ont toutes été obtenues, non seulement avec de la solidarité et de l'engagement, mais aussi avec de nettes victoires sur le tableau noir (voir Une nouvelle géographie du football).
L'impuissance globale des grands éliminés contre ces adversaires impitoyables est suffisamment parlante. Est-ce à dire qu'ils ont trop facilement accepté cet affrontement tactique, de nature à gommer les différences de valeur, au lieu d'assumer leur rang en prenant tous les risques nécessaires, un peu à la manière du Brésil, pas très équilibré mais très offensif? L'Italie de Trappatoni a ainsi été une nouvelle fois incapable de tenir un résultat étriqué, les changements prudents opérés à 1-0 se révélant assez peu judicieux. A l'inverse, Roger Lemerre avait justement choisi d'imposer un système invariable qui postulait que les Bleus devaient aussi imposer leur jeu. L'échec a également été patent pour cette approche. Comment expliquer que les sélections majeures ne sont pas parvenues à créer la différence, à transposer sur le terrain leur valeur théorique? En avaient-elles les moyens, et les ont-elles mal exploités, ou bien le mal était-il plus profond?

La stérilité de la domination de ces trois équipes a été en effet extraordinairement frappante au cours des rencontres… Il aurait visiblement fallu en faire beaucoup plus pour prendre le dessus, car les opportunités de gestes décisifs ont manqué et les joueurs d'exception n'ont pas eu l'occasion de s'exprimer. Les sélectionneurs concernés ont-ils alors péché par excès ou par manque de considérations tactiques? La première moitié de la compétition asiatique a en tout cas semblé indiquer que la "gestion" du premier tour était devenue impossible, et qu'il requérait un investissement total à chaque minute de jeu, de la part d'équipe à 100% dès le jour J. L'incapacité des favoris à se donner immédiatement tous les moyens de justifier leur statut leur a été fatale, quelles que soient les autres circonstances.


L'audace va-t-elle prendre le dessus sur la prudence ?
On en vient alors à l'autre grand constat, qui concerne cette fois le jeu lui-même. Les qualifications ont semblé donner très nettement la primeur aux équipes attentistes qui abandonnent le jeu à leurs adversaires pour mieux les contrer ou les faire plier. La défaite d'un Mexique joueur contre des Etats-Unis dépourvus de tout talent notoire illustre assez bien cette tendance. Même le Brésil a été dominé par la Belgique, comme la Turquie par le Japon. L'Angleterre d'Eriksson elle-même s'appuie sur une solide base défensive pour placer des offensives ponctuelles. Malgré le contre-exemple des Coréens, décidément bien singuliers, qui renversent les obstacles en prenant les rencontres à bras-le-corps, la tendance a donc été assez marquée. Mais pourra-t-il encore en être ainsi dans la dernière ligne droite?

Ce bilan est en effet très provisoire, puisque la vérité de la compétition sera rendue par le tableau final, au terme duquel on ose espérer que c'est une équipe ayant pris son destin en mains qui l'emportera, quel que soit son statut.

Date: 18/6/2002