ans son livre, « Capitaine », écrit avec notre collaborateur Philippe
Broussard, Marcel Desailly raconte l'itinéraire d'un enfant du Ghana
devenu champion du monde. Morceaux choisis
Les débuts à nantes
Au club, j'ai un copain : Didier Deschamps. Un Basque. Un costaud.
Une force incroyable dans les jambes, dans les cuisses. (...) Je lui
ai tout de suite trouvé un côté province, gentiment ringard. Allez savoir
pourquoi, il m'a fait penser à Gérard Blanchard, le chanteur qui pleure
son « amour parti avec le loup dans les grottes de Rocamadour »... Du
coup, je l'ai surnommé « Blanchard ». Les gens doivent penser que c'est
à cause de sa couleur de peau - lui le Blanc, moi le Noir - mais cela
n'a rien à voir. Toute ma vie, je l'appellerai comme ça : Blanchard
champion d'Europe, Blanchard champion du monde, Blanchard l'ami... D'autres
- Christophe Dugarry, par exemple - se risqueront à lui donner à leur
tour du Blanchard, mais il leur demandera sèchement de ne pas l'appeler
comme ça. Ce surnom restera mon privilège. (...)
la mort du frère seth
Qu'est-ce qu'il a Blanchard ? Pourquoi me regarde-t-il comme ça, si
triste, si pâle ? (...) Notre vie d'inséparables n'a jamais été aussi
fantastique qu'en ce dimanche de novembre 1984 : nous sommes logés dans
un hôtel monégasque avec l'équipe de France junior, nous avons battu
l'Italie 2 à 0... Qu'exiger de plus à 16 ans ? « Marcel, il faut que
je te parle. » Sa main se pose sur mon avant-bras. Une main fébrile,
une main froide, une main qui donne le frisson. Il tremble, Blanchard.
Il a du mal à parler. J'ai peur. « Qu'est-ce qu'il y a, Didier ? » Tiens,
je l'ai appelé Didier et non Blanchard... Sa main agrippe mon bras.
Jamais il ne m'a touché comme ça. « Marcel... Seth est mort... un accident.
» (...) Le jour des obsèques de mon frère, dans un cimetière des environs
de Nantes, une image me choque par-dessus tout : l'absence de pierre
tombale. Un simple monticule de terre, planté d'une croix, recouvre
le cercueil. Maman ne connaissait pas la marche à suivre pour un enterrement
à la française. Ce drame l'a prise de court ; elle s'est égarée dans
les procédures administratives. Nous n'avons pu donner à Seth la sépulture
qu'il aurait méritée. Les gens du foot défilent : copains, joueurs,
dirigeants... Je me demande pourquoi aucun d'entre eux, à ma connaissance,
n'a proposé son aide à maman, qui peine encore à s'exprimer en français.
Dans les semaines suivantes, le club ne nous aidera pas davantage. Les
joueurs non plus. Pas même José Touré, le copain-star. Dis, Seth, c'est
ça le monde merveilleux du foot ? (...)
durs débuts à marseille
Un soir, alors que nous dormions dans un hôtel du côté de Deauville,
Jean-Pierre Bernès (alors directeur général de l'OM) nous avait prévenus
: après le dîner, extinction des feux vers 22 h 30 - 23 heures, interdiction
de passer des coups de fil. Or, une fois dans ma chambre, j'ai tout
de même appelé à la maison pour prendre des nouvelles de Virginie et
de la petite. Soudain une troisième voix a coupé notre conversation.
C'était Bernès. Il hurlait : « Enculé que tu es ! Je t'avais prévenu,
j'ai un dossier sur toi ! Descends dans le hall, il faut que je te parle
! » J'ai tout de suite compris : il s'était posté à la réception pour
surveiller les boutons rouges indiquant, chambre par chambre, les appels
en cours ! Je suis descendu. Il a recommencé : « C'est moi qui commande
! Tu bouges une oreille, t'es mort ! Tu n'es rien sans moi, j'ai un
dossier sur toi ! » Je suis resté muet, incapable de prononcer le moindre
mot. J'aurais voulu me révolter, mais je me suis tu, comme un écolier
pétrifié de terreur devant le directeur. Je craignais de tout perdre
: le salaire, les rêves, la carrière. Le fait d'être à l'OM est une
consécration, la chance d'une vie, je n'ai pas le droit de tout gâcher.
Il faut se replacer dans le contexte de l'époque pour comprendre ma
faiblesse. Je n'ai que 24 ans, je ne suis ni champion du monde ni champion
d'Europe, l'équipe de France n'a pas encore fait appel à moi, l'idée
d'un brassard tricolore ne m'effleure évidemment pas l'esprit. (...)
Et puis l'OM est si puissant que Tapie a le pouvoir de faire et défaire
les destins. Si je résiste, il me brisera. Il l'a déjà fait : des joueurs
qui ne se fondaient pas dans le moule ont été « grillés » ; on a raconté
les pires choses sur leur compte pour les empêcher de trouver un bon
club, Bernès me l'a dit lui-même, sur le ton de la menace, en évoquant
le cas d'un ancien de l'OM : « Regarde où il en est maintenant, c'est
une merde ! Eh bien, c'est moi qui l'ai grillé ! Donc, fais gaffe...
». (...) « Oui, Jean-Pierre. J'ai compris, Jean-Pierre. » L'OM fait
de moi un faible, l'OM me traite comme un moins-que-rien...
noir
Sur les terrains du Calcio, je n'ai pas à souffrir du racisme de nos
adversaires. (...) Une fois, une seule, j'ai eu un accrochage sérieux.
Avec l'équipe de France cette fois, lors de l'Euro 1996 en Angleterre.
C'était contre la Bulgarie, à Newcastle... Le match est assez tendu.
Hristo Stoïchkov, l'attaquant vedette des Bulgares, est un avant-centre
d'expérience, titulaire à Barcelone. Le genre roublard, truqueur au
possible, toujours prêt à exciter l'adversaire. En plein match, alors
que le jeu est interrompu, il s'approche de moi et m'adresse la parole
en espagnol. « Dis, Desailly, tu sais que les gosses crèvent de faim
dans ton pays ? » Je l'écoute, interloqué. Il poursuit : « Pays de merde,
Noirs de merde, peau de merde. » Il a dit cela très calmement, à « froid
», sans qu'aucun incident de jeu ne puisse lui servir d'excuse. Dans
un premier temps, je surmonte ma colère. Mieux vaut ne pas réagir, je
pourrais être expulsé. Mais Stoïchkov récidive. « Noir de merde, pays
de merde... » Nous sommes face à face. Je le foudroie du regard. Il
bombe le torse comme un lutteur de foire. L'envie me démange de lui
balancer une droite mais je parviens à me maîtriser. (...) Après le
match, apercevant Stoïchkov à la sortie de la salle de presse, je m'approche
de lui pour une discussion d'homme à homme. « Tu n'as pas le droit de
te comporter comme ça, et je viens de le dire à la presse. » Il me regarde
sans agressivité cette fois, et me lance, le plus naturellement du monde
: « Pas de problème. De toute façon, je pense ce que j'ai dit. » (...)
J'aurais presque envie de le remercier. Ce jour-là, en insultant Marcel
Desailly, il a réveillé son double ghanéen, Odenkey fils d'Abbey. Sur
cette pelouse de Newcastle, dans mon maillot bleu frappé du coq, je
me suis senti à la fois français et africain, j'étais à la croisée des
peuples et des cultures, fier de mes deux pays, le blanc, le noir. Et
c'était bien.
3 juillet 1998... les gamins
France-Italie... 0-0. Seuls les tirs au but, la grande loterie du foot,
nous départageront. Pour la première fois depuis le début du Mondial,
j'ai peur. Peur à en avoir le ventre noué, la fièvre au front. Didier
n'est pas au mieux non plus. Il ne l'avouera pas, mais je sais qu'il
est mort de trouille, Blanchard ! Ah, ils n'en mènent pas large, les
« vieux » de Jacquet ! Je ne pensais pas qu'un match de foot, même un
quart de finale de Coupe du monde, pourrait me remuer autant. Didier
se tient près de moi, dans le rond central. Aimé a choisi les cinq courageux
(Zizou, Liza, Blanc, Trezeguet, Henry), mais nous les regardons à peine,
tétanisés à l'idée d'avoir à tirer à notre tour. Si les deux équipes
ne parviennent pas à se départager après la première série, d'autres
tireurs devront en effet s'avancer. Nous, donc. Enfin... Blanchard d'abord
! Parce que moi, désolé, pas question ! Je ne veux pas sentir le souffle
du pays dans mon dos et envoyer le ballon au-dessus du but. Les gamins
ne tremblent pas, eux : Thierry (Titi) Henry et David Trezeguet. L'un
et l'autre étaient encore à l'école primaire lorsque nous avons débuté
dans le métier, Blanchard et moi. (...) Lorsqu'Aimé les a désignés,
ils n'ont pas cherché à se défiler, à fuir leurs responsabilités. Thierry
Henry, sourire aux lèvres, n'en revient pas de nous découvrir si froussards,
Blanchard et moi... Il faut dire que la scène est cocasse, à la limite
du sketch. On dirait un couple de retraités se chamaillant pour le choix
d'un programme de télévision. « Blanchard, ce sera à toi de tirer !
T'es capitaine tout de même ! - Non, Marcel, c'est à toi... - A moi
? Mais ça va pas, oh, Blanchard ? J'irai après. Enfin... - Aaaaah !
- Quoi aaaah ? - J'ai une crampe, Marcel, j'ai une crampe ! Aaaaah !
Ma jambe ! Aaaaaah ! - Comment ça, une crampe ? T'es capitaine, Blanchard,
capitaine ! Je vais le dire à Aimé ! - Aimé, quoi, Aimé ? Je peux pas
y aller. Aaaaaah ! Impossible... Je te dis, impossible ! Fais chier,
merde... Aaaaah ! » Il n'aura pas à y aller. Moi non plus, d'ailleurs.
Cinq tireurs, et un Barthez d'exception, suffiront à qualifier l'équipe
de France. Merci, les gamins. (...)